Epistémologiquement Incorrect.

Réflexions inactuelles sur la mise à l'index de la métapsychique.

Revue Alliage, n°28, 1996, pp.15-24.

 

Par Bertrand Méheust




De 1837 à 1842, une polémique féroce met aux prises des savants renommés, divise l'Académie de médecine, tient, par presse interposée, le public parisien en haleine : une de ces passes d'arme typiques du XIXe siècle, avec expériences contradictoires, débats publics, discours enflammés, coups bas, pamphlets et contre-pamphlets. L'enjeu est perçu comme capital. Il s'agit de vérifier la réalité de la fameuse lucidité magnétique, grâce à l'une de ses manifestations supposées, la lecture à travers les corps opaques. L'affaire aura des conséquences importantes puisqu'elle aboutira à la fermeture officielle de l'Académie de médecine au magnétisme animal
(1).
Que des gens de qualité aient pu s'étriper pour une cause aussi douteuse, voilà, n'en doutons pas, qui paraîtra étrange à beaucoup. Aussi convient-il, avant de résumer les traits saillants de cette affaire, d'en rappeler le contexte. ll s'agit de la découverte du somnambulisme artificiel effectuée en 1784 par le marquis de Puységur, et de la bataille d'idées qui en a découlé. Une bataille qui traverse tout le XIXe siècle, et dont l'enjeu concerne le problème de savoir s'il convient, et jusqu'à quel point, de redélimiter l'extension des facultés humaines C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre les commissions officielles qui se succèdent après la Restauration et dont la fonction officieuse est, en fait, de protéger l'institution des ténèbres magnétiques.


L'affaire Pigeaire

Pour bien suivre l'affaire que je vais résumer, il faut avoir présent à l'esprit que le magnétisme animal est tout le contraire d'une médecine populaire, comme beaucoup l'imaginent encore aujourd'hui. C'est un courant d'origine aristocratique et savante, certes minoritaire, mais néanmoins puissant. Les magnétistes ont des alliés influents, ils ont gagné à leur cause, après la révolution, des écrivains, des philosophes, des médecins prestigieux. Or, ces conversions à la cause magnétique - celle, par exemple, du professeur Georget, du baron de Rostan ou du professeur Lordat, chef de file de l'école de Montpellier, un des plus célèbres médecins de l'époque - contribuent à augmenter l'inquiétude des positivistes, qui voient ainsi l'ennemi prendre pied dans les corps savants. Plus grave encore aux yeux des ultras de la Raison, le clan magnétiste est parvenu à obtenir de l'Académie royale de Médecine qu'elle nomme une nouvelle commission officielle ; et, par la bouche de son rapporteur, le professeur Husson, médecin-chef de l'Hôtel-Dieu, cette commission admet, le 28 juin 1831, la réalité de la plupart des phénomènes allégués par les magnétiseurs, y compris la suggestion à distance ! Le rapport Husson fait scandale. Il est imprimé mais n'est pas diffusé, et les antimagnétistes reprennent les choses en main. Une nouvelle commission est créée, dirigée cette fois par des médecins dont l'hostilité au magnétisme est notoire, et notamment le redoutable Dubois d'Amiens. L'un des membres de cette commission, le professeur Burdin, institue un prix. Il met les magnétistes au défi de produire un somnambule capable de lire à travers les corps opaques et offre une somme coquette à celui ou celle qui se montrera capable de ce prodige. La proposition semble honnête mais des textes montrent sans ambiguïté que le prix doit fonctionner comme un piège destiné à tuer le magnétisme. Pourtant, en octobre 1837, le docteur Pigeaire, médecin honorablement connu à Montpellier, relève le gant. Sa fille Léonide, âgée de onze ans, parvient selon lui à lire les yeux bandés quand elle est plongée dans l'état dit magnétique. Les faits ont été observés et authentifiés par le professeur Lordat. Il se présente donc comme candidat.

En mai de la même année, Pigeaire, muni des lettres de créance de Lordat, monte à Paris avec sa famille et s'installe dans un appartement dont il dispose au 98, rue de l'Université. Aussitôt, à la demande de Bousquet, secrétaire de l'Académie de médecine, qu'il compte parmi ses alliés, il donne des séances, qui ont un triple but : familiariser la jeune somnambule avec ce nouveau cadre, satisfaire la curiosité de certains membres de l'Académie, et faire discrètement pression sur les membres de la commission, dont l'hostilité de principe au magnétisme est notoire. De juin à novembre, onze séances dites "préparatoires" se déroulent ainsi dans l'appartement de Pigeaire, où l'on voit défiler académiciens, médecins célèbres, savants, écrivains, et gens du monde. Entre autres, Adelon, Arago, Bousquet, Cloquet, Cornac, de Lens,Théophile Gautier, Esquirol, Guéneau de Mussy, Orfila, Pariset, Ribes, George Sand, Velpeau...

A chaque fois, Léonide parvient, avec plus ou moins de facilité, à lire le texte qu'on lui présente.

Grâce aux procès verbaux rédigés par Bousquet, et aux nombreux articles de presse et ouvrages suscités par cette affaire, on connaît le détail des séances, et notamment les précautions prises par les assitants pour éliminer autant que possible la tromperie délibérée ou la simulation inconsciente. Au début de chaque séance chacune des personnes présentes examine le bandeau et l'essaie, afin de constater son opacité, puis consigne ses impressions par écrit.

Les assistants posent eux-mêmes le bandeau, composé de trois épaisseurs de velours et d'un tampon d'ouate, le tout attaché par une écharpe nouée derrière la nuque, et collent sur ses bords un taffetas pour empêcher que des rayons de lumière de s'y s'infiltrer. Après quoi, Pigeaire magnétise sa fille. Les séances commencent quand cette dernière présente les signes retenus à l'époque comme témoins de l'état somnambulique.

On coupe alors les pages d'un livre apporté par l'un des participants, on l'ouvre au hasard et on le pose sur une table et sous une plaque de verre, en face de la fillette. Les assistants, assis en cercle autour de la somnambule, doivent scruter son visage pour vérifier que le taffetas ne se décolle pas. Après la séance chacun s'assure que le papier collant adhère toujours au visage. Le procès verbal est rédigé sur-le-champ, puis présenté aux participants. N'ayant pas décelé de biais, les cinq sixièmes des assistants signent le document ; seuls Arago, Cornac, Gerdy et Velpeau s'y refusent, les uns par conviction rationaliste, les autres (Arago, semble-t-il) parce que leur position sociale ne leur permet pas de témoigner publiquement sur cette question sensible. Plusieurs récits concordants décrivent au sortir d'une séance un Arago stupéfait et excité par ce qu'il vient de voir, et déclarant qu'il va falloir se mettre en quête d'une théorie.

Seulement, aux yeux des commissaires, qui n'ont pas participé aux séances, alors qu'ils y étaient apparemment invités, ces expériences, n'étant pas officielles, n'ont aucune valeur pour le prix Burdin; d'autant que les conditions dans lesquelles elles se sont déroulées ne permettent pas d'exclure radicalement la possibilité de fraude. Ils décident donc de rejeter le bandeau utilisé par Pigeaire, lequel s'arrête à la hauteur de la lèvre supérieure, et d'adopter une cagoule de soie couvrant tout le bas du visage. Ce choix, qui n'est pas innocent, fait l'objet d'interprétations divergentes. Officiellement, il s'agit d'annihiler toute éventuelle tricherie. Mais comme Dubois et ses amis n'ignorent pas que Léonide Pigeaire ne supporte que le velours, et qu'elle ne peut lire si le bas de son visage est obturé, car elle est alors atteinte de convulsions, les magnétistes soupçonnent les commissaires d'avoir choisi une cagoule en soie tout simplement pour empêcher le phénomène de se produire. Pigeaire s'emporte, fait valoir que le règlement du prix Burdin ne spécifie pas le type de bandeau qu'il convient d'employer, et se contente d'exiger une obturation totale de la vue. Il refuse la cagoule, car il craint qu'elle ne provoque des convulsions chez sa fille. De leur côté, les commissaires persistent à exiger leur cagoule, et comme aucun accord n'intervient, le père, furieux, rentre à Montpellier avec sa fille sans que les expériences aient pu avoir lieu. Les antimagnétistes proclament bruyamment leur victoire dans la presse et la Gazette médicale de Paris va même jusqu'à affirmer que les commissaires ont pris la famille Pigeaire en flagrant délit de fraude. L'honneur de Pigeaire, et le magnétisme tout entier, sont éclaboussés par la calomnie. Cette affaire fournit aux partisants de Dubois d'Amiens l'occasion d'en finir avec le magnétisme. Le 15 juin 1842, à la suite d'un débat houleux, et malgré les protestations véhémentes de certains de ses membres, qui estiment que l'Académie a failli à sa tâche, l'assemblée passe au vote ; les magnétistes sont mis en minorité, et l'institution décide de se fermer officiellement " à toute espèce de fait magnétique. " Mais ce décret officiel n'empêche nullement la multiplication et même la prolifération des études sur le somnambulisme. En 1878, Charcot, tirant les conséquences de cette situation, déclenche la vogue de l'hypnotisme, et l'institution se met soudain à adorer ce qu'elle avait si longtemps brûlé.


Un scientisme modernisé

Les protagonistes de l'affaire Pigeaire semblent s'être ingéniés à mettre en scène tout ce que l'anthropologie de 1996 prétend clouer au pilori. Leur goût de la polémique, leur fermeture intellectuelle, leur croisade pour la Raison, ou pour la réalité des pouvoirs magnétiques, leur objectivisme naïf, toutes ces attitudes ne sont-elles pas aujourd'hui stigmatisées par la majorité des chercheurs ? Et ne font-elles pas ressortir, par contraste, l'ouverture, la tolérance, le climat pacifié qui caractérise notre univers intellectuel ? Ces réactions, je les ai constatées à maintes reprises à la suite de la relation que j'ai donnée de l'affaire Pigeaire dans Ethnologie française. Elles sont significatives de ce que le scientisme fin de siècle se trouve promu aujourd'hui au rang de repoussoir d'une rationalité rénovée. Eh bien, au sortir d'une longue enquête sur l'histoire du magnétisme animal, je me trouve au regret de devoir égratigner ce tableau complaisant. Il ne s'agit évidemment pas de réhabiliter le scientisme et de disculper les Dubois d'Amiens. Ce que je veux montrer, c'est que si l'on compare les attitudes du siècle passé, et celles qui prévalent aujourd'hui, et cela sur un sujet aussi sensible et aussi révélateur que la question métapsychique, on arrive à ce constat perturbant qu'à bien des égards, et tout bien pesé, notre univers intellectuel est plus fermé que celui du scientisme fin de siècle. Ce qui masque cette vérité déplaisante, c'est la nature de cette fermeture. Au XIXe siècle, l'affaire Pigeaire en témoigne, les questions interdites étaient étalées sur la place publique ; elles étaient prohibées par des décrets officiels, et à l'issue de polémiques spectaculaires qui permettaient à chacun de s'exprimer. Elles sont aujourd'hui circonvenues et neutralisées par des procédés insidieux, d'autant plus efficaces qu'ils sont silencieux et impersonnels. Il n'y a plus besoin de voyantes commissions officielles : le problème est traité en amont. Le raffinement des moyens de filtrage dont dispose aujourd'hui l'institution, et la subtilité des discours déployés pour couvrir cette opération, sont sans commune mesure avec ce que le passé polémique du siècle dernier a pu mettre en place
(2). Ce dispositif de filtrage, gouverné en sous-main par un scientisme élaboré et modernisé, ne s'avouant plus comme tel, suffit d'ailleurs à lui seul à expliquer pourquoi les polémiques d'antan choquent tant les moeurs épistémologiques policées de 1996 : quand tous les contradicteurs potentiels sont retenus à l'extérieur de l'institution, quand les sujets de mauvais aloi et les véritables thèmes de discorde sont systématiquement éliminés, il est inévitable que l'on ne se retrouve plus qu'entre gens de bonne compagnie. Tout se passe en fait comme si nous assistions à la mise en place progressive d'une pensée "épistémologiquement correcte", d'une "pensée unique", d'un "consensus mou", renforcés par l'appareil bureaucratique de plus en plus compliqué qui gère la recherche et les carrières. Une évolution voisine affecterait ainsi simultanément l'anthropologique, le politique et le social, ce qui, on en conviendra, n'est pas fait pour surprendre.

De telles affirmations sont graves, et si nous les risquons c'est qu'un ensemble massif de faits vient les étayer. Ce que montre en effet la mise en perspective historique de la question métapsychique, c'est l'étanchéité sans cesse croissante du dispositif de sécurité qui s'est peu à peu mis en place autour des phénomènes dits paranormaux depuis la Seconde Guerre mondiale. L'institution est devenue totalement hermétique à toute approche frontale de ces questions. Or, il est frappant de constater que, contrairement aux idées reçues, contrairement à ce que pourrait par exemple laisser penser une lecture superficielle de l'affaire Pigeaire, le scientisme fin de siècle, malgré son dogmatisme affiché, n'avait pas cru devoir se doter d'un tel dispositif, ou bien n'était pas parvenu à le mettre en place. Les scientistes et les positivistes du XIXe siècle aimaient certes la polémique, et la tolérance n'était pas leur fort ; mais ils avaient au moins cette qualité (ou, si l'on préfère, cette faiblesse) qu'ils reconnaissaient l'existence de leurs contradicteurs, les nommaient et les laissaient s'exprimer. L'acharnement même qu'ils mettaient à les combattre et à disqualifier le paranormal valorisait celui-ci, le désignait comme un objet digne d'être pensé et combattu. S'ils polémiquaient, c'est que quelque part il y avait débat. Et s'il y avait débat, c'est, premièrement, que l'objet était reconnu comme porteur d'un enjeu important ; deuxièmement, que l'on se livrait un peu partout en France et dans le monde à de nombreuses expériences susceptibles d'alimenter les discussions ; troisièmement, que l'on pouvait s'exprimer, publier, non pas dans des feuilles populaires, mais dans les meilleures revues ; et quatrièmement, que, de ce fait, les débats et/ou les polémiques en question se déroulaient entre pairs. L'affaire Pigeaire est la preuve par neuf de ce que j'avance. Elle montre certes des détracteurs acharnés et prêts à tout pour faire triompher leur cause, mais aussi une Académie divisée, et des médecins renommés n'hésitant pas à monter au créneau pour expérimenter sur un phénomène aussi peu recommandable que la lucidité somnambulique, et pour faire valoir l'intérêt heuristique de telles expériences.

L'équivalent serait impossible aujourd'hui : le Pigeaire de 1996 (il en existe) serait seul, déconsidéré, écrasé, sans alliés académiques ; on lui couperait les crédits, il n'aurait pas accès aux revues savantes, ne pourrait, au mieux, publier que dans VSD, et déboucher chez Dechavanne.

Or, ce qui frappe le plus le chercheur qui se plonge dans la littérature savante de la fin du XIXe siècle après avoir laissé au vestiaire les présupposés courants, c'est, indépendamment des thèses exprimées par les uns et les autres sur la nature, l'existence ou la non-existence des phénomènes paranormaux, le fait même que de telles discussions aient pu se dérouler dans les revues les plus prestigieuses, et particulièrement dans la Revue philosophique ; c'est aussi la fréquence de ces articles et de ces livres, dont le nombre augmente à mesure que l'on s'approche de la fin du siècle, pour culminer dans la dernière décennie ; c'est enfin la tenue des textes et la qualité des signataires, qui s'appelaient vers 1830, Cloquet, Georget, Husson, Itard, Rostan, etc., et vers 1900, d'Arsonval, Aksakoff, Balfour, Beaunis, Bergson, Boirac, Boutroux, Crookes, Mac Dougall, Dessoir, Driesch, Flammarion, Fouillée, Gurney, Guyau, Héricourt, Jaurès, James, Janet, Joire, Lang, Liébault, Liégeois, Lodge, Lombroso, Magnin, Marillier, Maxwell, Morselli, Myers, Podmore, Ochorowicz, Richet, Leroy, von Schrenck-Notzing,Vaschide, Wallace, etc. Le contraste est stupéfiant, entre l'engouement manifesté à la fin du siècle par une partie de l'élite pour la métapsychique, et l'indifférence ou le mépris qui sont de rigueur en France depuis la dernière guerre. Pour retrouver l'équivalent, il faudrait qu'Augé, Atlan, Barthes, Bourdieu, Changeux, Deleuze, Derrida, Foucault, Gauchet, Lacan, Lévi-Strauss, Morin, RicÏur, Sartre, Sollers, etc. débattent ou aient débattu de questions analogues dans l'Homme, la Revue de métaphysique et de morale, Diogène, la Revue de synthèse, etc. Or, il faut bien l'avouer, la seule évocation d'un Derrida ou d'un Lacan traitant d'ectoplasmes fait sourire, ce qui suffit pour montrer à quel point notre monde intellectuel a changé.


L'intériorisation d'un interdit

"Plus jamais ça." : telle semble bien être la leçon principale que l'institution a tirée de cette phase critique où la vague magnético-hypnotico-spirito-métapsychique sembla sur le point de la submerger, et où la culture parut parfois sur le point de basculer. De fait, à partir, grosso modo, de 1930, la métapsychique a été peu à peu délogée des revues savantes où elle avait réussi à prendre pied, et tout a été mis en place pour qu'elle n'y pénètre plus. Le bilan de la situation française actuelle est facile à résumer :

sur les questions dites paranormales, il est désormais impossible d'expérimenter et de publier, du moins sous une signature institutionnelle. Aucun laboratoire du CNRS, aucune université ne tolèrent que de tels travaux soient menés sous son égide.

Les sources de financement sont taries. Les revues savantes sont à peu près totalement fermées à ceux qui voudraient aborder de façon frontale les questions paranormales (3), et ne s'entrouvrent qu'à ceux qui, passant sous les fourches caudines, abordent ces thèmes sous des biais indirects obligés, et moyennant certaines proclamations et précautions rituelles (4); l'auto-censure, enfin, parachèvent ce processus d'exclusion: je connais des chercheurs du CNRS ou des universitaires qui confessent en privé un grand intérêt pour le paranormal, mais n'osent pas l'écrire de peur que leur carrière en pâtisse. Ce n'est pourtant pas là le plus grave. Le plus grave, c'est que le débat semble implicitement tenu pour inactuel et ringard, c'est qu'il a été en quelque sorte dévitalisé par les nouveaux centres d'intérêt, les façons de poser ou de déplacer les questions qui se sont succédé depuis la Libération à travers les ismes successifs. Laissons pour le moment entre parenthèses le problème insondable de savoir si et jusqu'à quel point cette politique fut intentionnelle, ou si elle est la sommation inconsciente d'une foule de processus sociaux et culturels, parmi lesquels l'homogénéisation et la bureaucratisation croissantes de nos sociétés, la tyrannie de la norme s'étendant sur la recherche, les nouveaux découpages des objets, les contraintes des carrières universitaires, l'influence des modes, l'intériorisation des interdits, etc., pour ne considérer que le résultat tangible, qui, lui, est incontestable : la métapsychique, comme objet de questionnement répertorié, est tout simplement sortie de l'horizon des intellectuels contemporains. Il suffit, pour s'en convaincre, de dépouiller la liste officielle des objets scientifiques énumérés dans les commissions du CNRS. Comme on dit aujourd'hui, cela ne "fait plus débat". Implicitement, cette évolution est donnée comme un acquis de la pensée, comme le signe que la question métapsychique est à jamais derrière nous. J'y discerne, nous reviendrons sur ce point, l'intériorisation d'un interdit.

Disons-le brutalement : la question des phénomènes paranormaux a été abandonnée au peuple. Il ne faut donc pas s'étonner si ce dernier en use de façon anarchique. Il en résulte est que 1'on assiste à l'heure actuelle à la prolifération incontrôlée d'une littérature bas de gamme constituée par les débris des recherches du XIXe siècle, eux-mêmes recombinés à une foule d'influences hétéroclites - fatras qui n'a plus grand-chose à voir avec la haute tenue des publications magnético-hypnotiques de cette période. Toute une dimension de l'expérience vient ainsi s'échouer et se décomposer chez Dechavanne. On feint en haut lieu de s'indigner de cette prolifération de l'irrationnel dans les médias populaires, mais n'était-ce pas là le but recherché, ou, si l'on préfère, le résultat objectif de l'opération ? J'ai toujours trouvé un peu forcée la thèse développée par Foucault selon laquelle la prison constituerait pour le pouvoir un repoussoir indispensable, en entretenant la délinquance qu'elle prétend combattre. Mais il me semble, en revanche, qu'elle s'ajuste parfaitement au problème qui nous concerne. Tout se passe comme si le Zeitgeist avait besoin, selon la formule que Foucault décoche contre l'institution pénitentiaire, de "mettre en place un illégalisme voyant "
(5), comme si cette petite délinquance épistémologique, constituée par tout le fatras auquel je viens de faire allusion, lui permettait de justifier sa fermeture aux approches sérieuses du paranormal, et d'éviter que se reproduise la situation, de son point de vue périlleuse, qui s'installa à la fin du XIXe siècle. Que deviendrait l'argumentaire de l'Union rationaliste, sans l'émission Mystère, sans Madame Soleil, sans Dechavanne, sans les salons de la voyance. En effet, dans la bouillie en question, le paranormal est noyé, dévoyé, déconsidéré, il perd toute définition, tout son éventuel tranchant heuristique. Et le tour est joué.
En écrivant ces lignes, je ne fais d'ailleurs que reprendre l'analyse des anciens théoriciens du magnétisme animal. Il se trouve que la situation désastreuse qui prévaut aujourd'hui est exactement celle qu'ils craignaient de voir s'installer ; en effet, ils pensaient que si l'on refusait d'intégrer dans la pensée rationnelle haut de gamme les faits étranges du somnambulisme magnétique, comme eux-mêmes s'efforçaient de le faire, on risquait de provoquer un retour de la superstition, de voir revenir les anges et les esprits, et d'aller ainsi au-devant d'une situation incontrôlable. " Ce n'est point en déclamant contre le merveilleux qu'on en détruit l'empire, écrivait ainsi J.-P. F. Deleuze ; c'est en éclairant les hommes, c'est en leur montrant la cause de ce prétendu merveilleux qui frappe leur imagination. (...) Si vous ôtez le somnambulisme, vous aurez les sorts, les cartes, la chiromancie, les songes les prophéties de Nostradamus, etc. (...) En attaquant ces folies par le mépris, par le ridicule, et même par des mesures de police, on oblige ceux qui en sont entichés à s'en occuper mystérieusement et en silence, et c'est alors que les conséquences en sont funestes. (...) Faut-il détourner les ruisseaux qui forment un fleuve dont on craint les innondations, lorsqu'il est facile de lui creuser un lit où ses eaux, coulant paisiblement, porteront dans la contrée les richesses du commerce ?(...) Que des hommes instruits et bons logiciens étudient le magnétisme, et il prendra son rang parmi les autres sciences. Ce n'est point en le méprisant, en l'abandonnant au vulgaire qu'on atteindra ce but."
(6) Non seulement ces lignes, qui datent de 1817, n'ont pas pris une ride ; mais encore elles revêtent (hélas) un caractère prophétique ; et l'on se prend à rêver que le discours standard tenu de nos jours par la sociologie sur le paranormal parvienne à se hausser à ce niveau d'analyse. (Comme je ne dispose pas de l'espace pour analyser le discours en question, je suggère au lecteur curieux de se reporter à l'article bête et méchant de Gérard Chevalier, "Parasciences et procédés de légitimation", Revue française de sociologie, 1986, XXVII, pp. 205-219. Il y trouvera un bon résumé, hélas involontaire, des préjugés académiques courants concernant le paranormal, ainsi que des erreurs et des amalgames les plus fréquents.)


Relever le défi du paranormal - ou l'esquiver?

Un tel ostracisme choquerait notre délicate sensibilité épistémologique s'il n'était implicitement donné comme pleinement justifié. L'intérêt pour le paranormal n'est-il pas naturellement lié à une sensibilité crypto-fasciste? Là où il y a de l'ectoplasme, de la télépathie, là où se manifeste un intérêt trop appuyé pour les forces obscures de la vie, là où l'on célèbre les archétypes, n'entend-on pas en général résonner dans les parages d'inquiétants bruits de bottes ? Et n'est-il pas, de ce fait, du devoir de l'intellectuel responsable, de se tenir à distance de ce dossier nauséabond ? Sur le plan des faits, les prétentions des métapsychistes du début du siècle n'ont-elles pas été systématiquement déboutées ? N'ont-ils pas, pour la plupart, été pris en flagrant déli de tricherie, de naïveté ou d'incompétence ? N'y a-t-il pas, en outre, à l'encontre des phénomènes paranormaux, des contre-indications théoriques majeures, qui conduisent à les rejeter sans plus d'examen ? La Raison n'est-elle pas sortie renforcée de ce coup de folie qui s'est emparé d'elle à la charnière des deux siècles, et qui ne risque plus désormais de se reproduire ? Ce sont là, je suis encore au regret de l'écrire, des tartes à 1a crème éculées, comme disaient Bouvard et Pécuchet : au mieux, des points de vue partiels, susceptibles d'être discutés, et qui de ce fait ne suffisent en aucune manière à justifier le mépris et la fin de non-recevoir massive qui est adressée aujourd'hui à la question métapsychique dans son ensemble. Ainsi, l'argument des bruits de bottes ne résiste pas à l'examen. Une approche historique menée sur une durée de deux siècles détruit ou du moins relativise cette accusation classique : il s'en faut, et de beaucoup, que la métapsychique ait toujours été liée, comme par une sorte de fatum, à une vision du monde crypto-fasciste. L'histoire du magnétisme animal, de Puységur à Jaurès, témoigne largement du contraire. En réalité, comme toute entreprise humaine, la métapsychique (mais on aurait pu s'en douter !) est ouverte à l'histoire ; elle a été ce que les hommes l'ont faite, et elle sera ce qu'ils la veulent, s'ils la veulent
(7). D'autre part, le problème de la réalité des phénomènes paranormaux, n'a pas été réglé par la négative à la fin du XIXe siècle, il est seulement en suspens, partiellement car il n'est plus convenable de le poser. L'idée que la question serait réglée depuis longtemps est le résultat de la polémique pesant sur elle depuis deux siècles ; c'est une facilité que s'accorde le Zeitgeist, et non un argument historique. Quant aux négations a priori, elles sont, comme toutes les prétentions de ce genre en matière de sciences naturelles, uniformément ridicules, et, en toute rigueur, insoutenables, comme le pointait déjà Bergson au début de ce siècle. Que les recherches sur le paranormal soient difficiles, problématiques, sujettes à des dérapages, qu'elles comportent le risque de courir après des chimères, qu'elles constituent pour la rationalité une sorte de défi, c'est là l'évidence. Mais devant ce défi, deux attitudes sont possibles. Le courant magnétiste, et à la fin du XIXe siècle, de nombreux savants avaient choisi de le relever, avec les qualités et les défauts de leur temps ; mais notre époque, en cela toujours égale à elle-même, à choisi de l'esquiver.
Seulement, dès lors que l'on se refuse à considérer comme allant de soi la mise à l'index de la métapsychique, la situation se retourne, et c'est le discours standard qui doit à son tour subir l'épreuve du soupçon. Comment se fait-il, en effet, que cette fermeture injustifiable puisse coexister, sans que cela étonne personne, avec l'ouverture de principe affichée aujourd'hui par les anthropologues ? Il faut le dire sans détours : ce que pointe et masque à la fois ce discours, c'est, tout simplement, un interdit. Mais pas n'importe lequel : le plus puissant, et le plus tenace des interdits des temps modernes
(8) (dans le domaine, s'entend, de la connaissance). La chasse aux tabous est depuis un demi-siècle une des industries les plus florissantes des sciences humaines ; elle a constitué pour certains un véritable fond de commerce, et un argument de pouvoir : eh bien, l'interdit sur la métapsychique a même résisté à cela. Après avoir surmonté la crise du XIXe siècle, il est aujourd'hui plus solide que jamais. " Une soucoupe volante ! Il y a des bornes aux limites ", s'écrie le capitaine Haddock, qui en a pourtant vu d'autres, lorsque Tintin lui apprend qu'ils vont probablement être enlevés à bord d'un OVNI (9). C'est exactement cela: la métapsychique passe encore les bornes des limites, elle excède les audaces autorisées (10). Elle reste perçue aujourd'hui comme l'un des péchés majeurs contre l'esprit ; la vulgarité insondable (11) qui lui est associée coupe ceux qui s'en approchent trop de la communauté pensante. Pour faire court, l'intelligentsia a pardonné plus facilement à Heidegger d'avoir été nazi, qu'à Bergson, qui porta l'étoile jaune, d'avoir été (en 1913) président de la Society for Psychical Research.
Il convient donc de proclamer haut et fort, contre les dérobades alambiquées, l'ignorance ou la calomnie, la légitimité du questionnement métapsychique, en rappelant une fois encore qu'à l'anthropologie rien d'humain n'est censé demeurer étranger. Sur ce qu'il faut bien appeler les "résistances à la métapsychique", au sens où l'on a parlé jadis des résistances à la psychanalyse, il est plus que temps que s'ouvre désormais un véritable questionnement.




1.
. Pour un récit détaillé de cette affaire, voir Bertrand Méheust, " L'affaire Pigeaire ", Ethnologie française, "Science-Parascience", XXIII, 1993, 3.

2. . Ajoutons à ce tableau, le fait que l'oubli opportun dans lequel est tombé tout un pan de la culture du siècle dernier prive nos intellectuels de points d'appui historiques qui leur permettraient de relativiser leur propre univers culturel.

3. . Il y a évidemment toujours quelques exceptions. Citons ici le courage de Jean-Pierre Peter, qui a sorti de l'oubli et commenté sans parti-pris l'histoire d'une étonnante guérison magnétique par le docteur Emile Magnin. ("Comment le dire ? Faut-il le croire ?", L'inconscient mis à l 'épreuve, (Nouvelle Revue de Psychanalyse, XLVIII, automne 1993.)

4.
. Prenons l'exemple de la voyance.Tout discours sur ce thème doit, ou en tout cas devait il n'y a pas .si longtemps, pour être accepté dans une revue haut de gamme, commencer par ce genre de préalable. " Ce n'est pas, il va de soi, pour l'anthropologue, le fait en lui même de la voyance qui est intéressant; c'est... " Suivra ensuite ce que l'on voudra: la façon dont cette dernière est vécue par telle ou telle culture (pour l'ethnologue), le fait qu'elle respecte le travail du rêve tel que l'a décrit Freud (pour le psychanalyste), les "techniques de légitimation" employées (pour le sociologue); le discours que l'on tient à son sujet (pour l'ethnolinguiste), le système de croyances et de représentations auxquelles elle donne lieu (pour toutes les disciplines), et ainsi de suite. Ce recours exclusif aux approches indirectes est révélaleur. Prises séparément, ces dernières sont évidemment légitimes. I.e problème surgit lorsque l'on découvre que l'anthropologie du paranormal est aujourd'hui exclusivement limitée à de telles approches. A force de ne s'intéresser qu'au "discours-sur", la sociologie des "parasciences" terme lourd de présupposés et d'amalgames non analysés, que personnellement je récuse) en est venue à priver de signification la question des faits, à la tenir pour accessoire, et même pour dérisoire. Cette dernière serait dépassée, elle ressortirait de l'objectivisme naïf du XIXe siècle. Je tiens pour ma part que c'est encore là une façon de gérer l'interdit. l.'anthropologue, en effet, est pris dans un double bind, une injonction contradictoire. Il sait bien que, sur le papier, rien ne doit lui demeurer étranger. Mais il sait aussi que cette question lui est termée, car à l'aborder de façon frontele, il risque de se trouver mis à l'écart de la communauté pensante. Aussi le discours sur les représentations apparaît-il comme le seul compromis possihle entre ces exigences. Une chose, en effet, est de critiquer l'objectivisme naïf, et une autre d'évacuer toute réalité autre que celle du discours. ll va de soi que toutes les approches de la voyance sont légitimes, mais à condition q'elles ne finissent pas par masquer (qu'elles n'aient pas pour "but" de masquer ?) la question centrale de sa réalité, et de ses implications pour notre image du monde.

5. . Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, p. 282.

6. . J.-P. F. Deleleuze, Réponse aux objections contre le magnétisme, Paris, 817, p. 28.

7. . Il est d'ailleurs instructif (et amusant) de constater que la thèse d'une sorte d'essence fasciste de la métapsychique apparaît en général chez des auteurs connus pour leur historicisme. Je pense, par exemple, à Carlo Ginzburg, chez qui l'argument est toujours à fleur de plume.

8. . Il suffit, pour s'en convaincre, de songer au destin des matériaux magnético-hypnotiques. Ces derniers contenaient en germe, entre autres implications, la théorie freudienne, mais aussi la métapsychique. I.a première, que Freud comparait à la "peste", a intimidé quelques décennies, avant de se répandre de la façon que l'on sait. Les résistances rencontrées par la psychanalyse à ses débuts sont d'ailleurs sans commune mesure avec celles que connut le magnétisme. Je revois encore Ellenberger, invité par la section de philosophie de l'université de Dijon en 1975, démontrer méticuleusement que la psychanalyse n'avait pas rencontré la résistance qu'elle prétend, et qu'il s'agit en partie d'une sorte de mythologie héroïque propagée par Freud.

9. . Hergé, Vol 714 pour Sydney, Casterman, 1970.

10. . Pour qui a traversé la métapsychique, les audaces de l'endo-ethnologie, genre traversée du Luxembourg ou du métro, sont aux véritables défis ce que le Petit Trianon était à l'agriculture.

11. . Dans L'oeil du psychanalyste (Payot, 1973, p. 76) le psychiatre René Held s'efforce ainsi, de façon touchante, d'excuser Breton, autant que faire se peut, de son coupable intérèt pour la métapsychique. A ces fins, il invente une distinction (hélas totalement fantasmatique) entre la parapsychologie et la métapsychique, dont je fais grâce au lecteur. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les termes dans lesquels il la décrit: "Avant d'aller plus loin, écrit-il, il nous était semble-t-il, indispensable d'effectuer eette discrimination, sous peine de charger Breton du faix de croyances métapsychiques d'une grossièreté et d'ulle "énormité" tout à fait incroyables." Les passages soulignés le sont par l'auteur).

 

 

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