FF à GENEVIEVE TIAL, le 7 mars 2001

Cher Geneviève,

Notre discussion sur la médiumnité et le spiritisme me trottant dans la tête, je te transmets en "lettre ouverte" (sur le site) quelques réflexions disparates qui me sont venues à ce propos. Je t'en avais déjà fait certaines de vive voix ; j'essaie ici de les approfondir.

1. Croire que la médiumnité ait des applications, c'est vouloir instrumentaliser les médiums et plus généralement supposer que la créativité soit réductible à une technique. Or le fait est qu'aucun médium n'a jamais rien créé en dehors de ses propres compétences : un non-scientifique n'a jamais rien trouvé de scientifique, un non-artiste n'a jamais rien produit d'artistique. Cette illusion est de nature morale : la création pourrait exister sans effort. Et l'on admet alors que le physicien qui a assimilé la relativité est devenu aussi intelligent qu'Einstein, ou encore qu'un parfait interprète de Mozart a "compris" le compositeur. Illusion de la machine à penser : il n'y a pas moyen de penser. Je pense, ou rien n'existe.

De même, jamais un prétendu décédé n'a fourni par un moyen paranormal quelconque la moindre info qui ait modifié l'histoire sociale, sauf précisément quand le médium est lui-même un acteur décisif de cette histoire. Ceci m’évoque (exemple atypique) une remarque de Jean Renoir, se souvenant tout gosse des injures et des crachats envoyés à la figure de son père – pourtant si respectueux des grands maîtres passés – alors qu'il exposait des portraits de ses enfants : "Eh bien, en 1919, à l'époque de la mort de mon père, des petits Coco, il y en avait plein la rue !"

Ton approche, fausse à mon avis, vient de ce que tu crois que la médiumnité (et le psi en général) est un processus de communication. Il suffirait de se brancher sur un génie (vivant ou mort) et de lui pomper des formes. Or ça n'a jamais marché. Car, en fait, le processus psi est une communion, laquelle n'opère pas du passé vers le futur et ne transmet pas d'information. Fusionner avec l'autre, c'est transmettre de l'intention, processus sémantique portant à la fois sur le passé, le présent et l'avenir et ne pouvant être qu'imaginé (c'est un processus créatif). Ce qui s'actualise éventuellement, c'est la vérification – ultérieure et indirecte – de cette intention ; alors seulement, on rentre dans le domaine de l'information et de la communication.

Précisons. Quand je parle d'autrui, c'est au sens courant d'une réalité vivante contemporaine. Qui me ressemble dans le comportement mais n'est pas moi. Si je traduis ce concept en termes imaginaires, autrui pourrait devenir intégralement moi dans le passé et/ou l'avenir puisque le monde de la fiction renferme tous les possibles ; mais cette probabilité est nulle. La communion peut être banale ou étrange. Banale – ou "normale" – quand je rêve, quand je pense éveillé, par exemple avec des souvenirs (qui peuvent d'ailleurs s'avérer faux) ou des projets (qui ne se réaliseront pas toujours). Etrange – ou "paranormale" – avec des ESP présumées. Mais les ESP (qu'elles semblent porter sur le passé, le présent ou l'avenir) s'avèrent toujours des autoprémonitions, tout comme les souvenirs, dès lors qu'on les vérifie : elles deviennent alors réellement des coïncidences significatives.Si on ne les vérifie pas, on vit seulement une fiction (esthétique, morale, logique ou métaphysique).

Le créateur en physique fait exactement la même chose avec la matière que la voyante avec son client. Il communie. Et la théorie qu'il propose est bien une voyance puisqu'elle permet de décrire un passé et un futur que personne ne connaissait. Une théorie scientifique qui marche, ce n'est rien d'autre que du psi infiniment vérifiable. Le créateur en art communie également avec des sensibilités plausibles et pourtant inconnues. Mais dans ce domaine, la vérification est sujette à d'infinies variations. Un génie peut être méconnu de son vivant, encensé puis de nouveau oublié. Un autre, à jamais inconnu (je pense en particulier au génie moral : de tels héros fuient la publicité, sauf quand elle est indispensable à leurs desseins, comme l'abbé Pierre ou José Bové).

2. Pour valider l'hypothèse spirite, il faut auparavant définir ce qu'est une personne. Quand on parle de quelqu'un (Marie Curie en l'occurence, dans la voyance que tu me cites), on peut parler de son corps, de son âme ou des deux à la fois. Dans ce dernier cas, la personne la plus apte à le faire était évidemment Marie Curie de son vivant.

Bien que très répandu en Occident, c'est donc un point de vue transcendental et complètement erroné, prétentieux en un mot, que de croire qu'on puisse avoir (serait-on le meilleur spécialiste du monde) un plus juste point de vue sur une personne que cette personne elle-même. Ou même seulement un point de vue identique, comme le prétendent les spirites. Un bon thérapeute n'est pas celui qui explique à l'autre ce qu'il est, mais seulement celui qui l'aide à trouver ce qu'il veut. Un biologiste ne pourra jamais connaître parfaitement le corps d'une personne vivante puisqu'il faudrait détruire ce corps pour l'analyser complètement. Et quand bien même un démiurge existerait qui connaîtrait tout le passé objectif ("démon de Laplace"), il ne pourrait rien dire de mécaniquement pertinent sur la personnalité d'un être vivant (caractérisé par son autodétermination, par son libre arbitre), donc sur son avenir : jamais ses prédictions (supposées rationnelles) ne seraient totalement vérifiées. Ce n'est que pour un psychotique (mort morale) ou depuis la morgue (mort corporelle) qu'on peut faire des prédictions globalement correctes mais limitées (morales ou physiques).

Quand une personne est physiquement morte, nous ne pouvons jamais dire de façon strictement vérifiable ce qu'elle fut de son vivant ; nous donnons seulement une opinion (fût-elle paranormale) sur son existence. Et si cette personne est encore vivante, nous ne pouvons de toute façon l'être à sa place (ce qui limite également toute interprétation de type "télépathique"). Autrement dit, encore une fois, le propre de la communion avec autrui, c'est d'être imaginaire. Nous avons des idées sur son corps, sur son âme, sur le lien entre les deux ; mais c'est tout Par contre, chacun de nous est toujours en droit de dire que la communication avec soi-même – dans le passé ou l'avenir – a une certaine réalité (informationnelle) puisqu'il peut toujours, à défaut de trouver des preuves, en fabriquer.

Ma conclusion est la suivante : la mise en scène d'un personnage (voyance, rêve, écriture automatique, apparition, etc.) n'a strictement rien à voir avec l'ESP qui lui est parfois associée, celle-ci étant seulement définie comme une violation – a posteriori vérifiée – du principe de causalité (prédictibilité rationnelle). Et le type de cette vérification ne peut être formulé, comme je le disais plus haut, qu'en termes d'autoprémonition (d'inversion causale). Un médium spirite non scientifique fait parler de science Marie Curie : il est tout à fait sûr (l'histoire le prouve) que sa voyance ne sera jamais vérifiée. Mais toute voyance relative à la vie privée du décédé est susceptible de l'être (par exemple grâce à la découverte de lettres). Ce qui ne prouvera nullement l'intervention directe de Marie Curie, mais seulement l'autoprémonition de cette découverte. Un voyant décrit toujours un contenu (sémantique) au moyen d'une mise en scène ; mais jamais il ne décrit directement un contenant (sauf si précisément il maîtrise déjà un code adéquat : c'est bien le cas du voyant traditionnel qui, même inculte, vit dans la même société que son interlocuteur). La preuve en est, je le signalais, que jamais un médium non scientifique n'a donné une formule scientifique inconnue à son époque. Et on peut en donner un exemple frappant : bien que l'extraordinaire équation E = mc˛ soit simple, compréhensible et la plus célèbre de la science pour le public actuel, aucun médium n'a su la prédire sauf Einstein.

Vivante ou morte, nous ne pouvons vraiment comprendre (en partie) une personne qu'en s'identifiant à elle : ce que fait un médium et que tous nous savons faire. Parce que cette communion est purement imaginaire, nous ne sommes pas astreints à l'irréversibilité temporelle de l'observation ou de la conception ; il faut même échapper à l'actualité pour qu'une fiction se produise ("absence" qui brasse allègrement passé, lointain et avenir). Mais toute fiction est astreinte elle-même à l'irréversibilité spatiale (nous ne saisissons l'autre qu'en tant que récit ; or un récit, c'est une étendue et non une durée qui se remplit, une suite de tendances et non une suite d'états, une éventualité et non une existence). Bien que nous ne puissions pas nous mettre pleinement dans la peau (physique et/ou morale) d'autrui, nous parvenons néanmoins – en dialectisant réel et imaginaire – à exprimer parfois une vérité affective profonde par des symboles pertinents. A notre niveau de compétence. Hugo peut avec ses tables tournantes faire parler Shakespeare de façon plausible et intéressante (pour le public et pour lui-même) parce qu'il est comme lui poète et génial. Ton amie médium n'est pas scientifique ; peut-être saisit-elle bien la personnalité physique et morale de Marie Curie, mais certainement pas au point de cerner son intellect. C'est pourquoi elle ne pourra jamais rien fournir de pertinent à ce niveau-là.

Enfin, comme je te l'avais dit dans notre précédente conversation, les tables tournantes de Guernesey s'exprimaient en un langage qui ressemblait toujours beaucoup plus à celui du Hugo exilé qu'à celui de ses interlocuteurs défunts. L'illusion spirite est possible quand le médium est contemporain du décédé et possède des talents proches. Elle tombe tout de suite dans le cas contraire.

3. On peut caractériser tout être vivant par l'association harmonieuse d'un corps et d'une âme (sans une harmonie minimale, cet être meurt). Mais avec les précisions suivantes : a) ce lien est lâche. On regrette souvent de ne pas être ceci ou cela, le corps a ses propres raisons, etc. b) Combien de gens ont une personnalité morale stable, indépendante des circonstances et des contraintes sociales du moment ? Très peu. Cela dit, une âme forte sait aussi s'adapter aux circonstances et aux gens, quand les enjeux sont mineurs ; la rigidité morale est un trait pathologique. c) L'âme, c'est ce qui est libre en nous, la pensée indépendante du monde extérieur. Elle s'incarne parfaitement en rêve, mais change à chaque rêve ; autrement dit, nous avons une infinité d'âmes. Et, inversement, à une âme correspond une infinité de corps. D'où des communions psi qui peuvent s'établir avec la matière dite inerte (effets PK) et qui imposent d'ailleurs, sur de tels critères observationnels, une métaphysique animiste.

Une personnalité morale forte se caractérise par un idéal précis (une âme principale et persistante de veille) : elle ne cèdera jamais sur ce qui lui paraît essentiel. Mais quand cette personnalité crée, elle se met temporairement en situation de faiblesse morale : elle cherche à imaginer ce qu’elle ignore, c'est-à-dire à faire de la voyance. On ne définit pourtant jamais ainsi la créativité morale parce que toutes les prémonitions d'un tel sujet portent sur un idéal qui lui est propre. "Quand je commence, disait Braque, il me semble que mon tableau est de l'autre côté, seulement couvert de cette pousière blanche, la toile. Il me suffit d'épousseter. J'ai une petite brosse à dégager le bleu, une autre le vert ou le jaune : mes pinceaux. Lorsque tout est nettoyé, le tableau est fini." Idem avec la créativité scientifique : la plupart des Occidentaux (philosophes compris) croient qu'il y a des principes transcendants, que le théoricien ne fait que découvrir des structures (formelles ou causales) existantes. Alors qu'il les crée (sémantiquement).

La personnalité des voyants traditionnels est très particulière : elle est le plus souvent faible et ne parvient à l'équilibre, n'acquiert de la force qu'en s'identifiant passagèrement à ce que d'autres pourraient ou auraient pu être. D'où reconnaissance sociale de la plupart de leurs clients, faibles aussi de caractère, qui veulent le bonheur sans en payer le prix moral et deviennent "accro". (L'histoire est la même avec la plupart des psychothérapeutes.) Une personnalité réellement forte, par contre, s'identifie durablement à ce qu'elle veut être dans l'avenir : elle fait le pari qu'elle deviendra réellement soi, qu'elle ne fera qu'un avec son idéal, quels que soient les obstacles. Ce peut être certes un idéal très fort que de vouloir être un grand acteur ; mais personne ne pense, l'acteur en premier, qu'il a communiqué avec Napoléon parce qu'il l'a magnifiquement joué. Son génie, c'est d'avoir ressuscité temporairement un mort. Pas d'y croire et de le faire croire en dehors de la scène.

4. Ce n'est pas parce que le personnage évoqué par un voyant est décédé et fournit des info exactes (que personne ne connaissait mais qui furent vérifiées) que cela prouve le spiritisme ou la "présence" (réelle mais ailleurs) de ce personnage. Il s'agit seulement d'une ESP qui prend la configuration symbolique d'un rêve. Le psi – càd tout processus créatif – prouve en acte une violation de la causalité ; il ne prouve jamais une autre croyance (cognitive) du sujet, lequel ne fait que mettre en scène cette violation, l'habiller avec une croyance réaliste qui lui plaît (histoire spirite, démoniaque, extraterrestre, divine, palingénésique, amoureuse, économique, politique, etc.). L'illusion vient de ce qu'en général le sujet éveillé ne peut pas simplement – au premier degré, directement – violer la causalité (toujours d'ailleurs, pour empêcher un accident, fût-il le plus minime : les critères de l'imaginaire ne sont pas ceux du réel). Pour effectuer ce viol, il lui faut évidemment sortir de la réalité (du monde prédictible), c'est-à-dire plonger dans l'imaginaire. Et plonger dans l'imaginaire, c'est toujours mettre en scène, représenter des croyances cognitives (qui peuvent être d'ailleurs purement passagères).

Le danger, quand on s'intéresse au paranormal, c'est de prendre une croyance autre que la possibilité de violer la causalité pour une réalité. La croyance permet seulement de changer la réalité ; et, inversement, l'observation de la réalité entraîne certaines croyances. Mais une croyance n'est jamais vraie. Ce qui est vrai, c'est cette dialectique existentielle entre réel et imaginaire, logique et éthique, causalité et finalité. Tout le reste (l'idée d'une réalité en soi, d'un passé définitivement écrit, d'un idéal qui vaudrait pour tous, en somme la croyance en des absolus non contradictoires), c'est de la pure illusion sociologiste à l'occidentale.

Pour la plupart des gens qui s'intéressent au paranormal, tel effet psi devient le moyen principal et physique d'une fin spirituelle transcendante qui les séduit (consciemment ou non). Le catholique ne s'intéressera qu'aux miracles chrétiens (qui prouveraient l'intervention de Dieu), l'ufologue qu'aux apparitions extraterrestres et le spirite qu'aux communications de décédés. Exactement de la même façon que le Français croit dur comme fer au pacte républicain, le marxiste à la Terreur et le capitaliste au Veau d'or. On reste ou on rentre dans un contexte religieux (pseudo-éthique, pseudo-logique et pseudo-métaphysique), hors de toute pertinence individuelle (scientifique et philosophique).

La seule chose que prouve le psi est que l'éthique (personnelle) subvertit la causalité (collective) : "Je dois donc je peux", disait Kant, même si c'est impossible. C'est seulement à partir de cette définition, strictement anticonformiste, qu'on peut raisonner correctement sur les relations – toujours individuelles, toujours paradoxales – entre réel et imaginaire.

5. Dernier point, plus délicat car il porte sur ton projet de livre et je ne veux pas du tout te décourager. Bien au contraire. Tu m'as parlé de journalisme d'investigation à ce propos. Mais sur quels thèmes et dans quel but ? Les témoignages solides sur les faits psi les plus divers abondent, sans aucun effet sur les milieux sceptiques. Le journalisme d'investigation n'aurait d'intérêt pour les parasychologues que s'il signalait des types d'événements psi nouveaux. Mais, pour cela, il faudrait déjà que ses tenants connaissent l'histoire de la parapsy ; ce qui n'est pas leur cas.

La remarque vaut hélas pour la plupart des parapsychologues français actuels, ignares dans ce domaine. Et, outre cette connaissance indispensable (il n’y a de psi qu’événementiel), la compétence en parapsy exige maintenant une maîtrise de la philo des sciences. Car la seule problématique de la discipline est de traiter complètement des coïncidences significatives, qui présentent toujours – comme n'importe quelle signification – deux versants antagonistes (sémantique et formel, physique et moral, actuel et virtuel, etc.). Contrairement à ce que pensent Chauvin et consorts, une compétence universitaire dans une science particulière (parapsy expérimentale comprise) est totalement inapte, sauf si l’on travaille sur ses fondements ou ses limites, à l'étude du psi.Il faut être capable d’une manière ou l’autre d’articuler sciences naturelles et culturelles, connaissance et action, privé et collectif, géographie et histoire, càd d'incarner une métaphysique, de la rendre vivante.

Ce n’est pas, bien sûr, ce qu’on exigera d'un journaliste. Son boulot, c'est d'informer. Mais pas de servir au public ce qu'il attend ou de courroie de transmission aux pouvoirs en place. Or du moment que Chauvin dit que les phénomènes psi seront reproductibles, on le croit ; si le professeur Dierkens défend le spiritisme, c'est qu'il doit en exister des preuves solides ; et puisque l'université de Bobigny enseigne les médecines parallèles, c'est forcément qu'elles sont des techniques. En matière de psi, le journaliste intéressé se doit de dénoncer ce scientisme-là, d'avoir un jugement critique. Non sur les témoignages (ce problème est dépassé), mais sur l’épistémologie des gens qui se prétendent spécialistes. Et pour cela, il faut les interroger sur leurs propres métaphysiques, les comparer et voir ce qui en ressort scientifiquement touchant le problème de la signification, en ne tenant bien sûr aucun compte de la réputation ou des arguments d'autorité. Simplement avec bon sens et impartialité. Ce que tu me parais vouloir faire. Continue.

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Voilà. Ces réflexions partent un peu dans tous les sens. Mais j'espère qu'elles te feront voir la médiumnité sous des angles plus complexes, en tout cas plus variés, que ceux que tu me sembles privilégier.

Bien amicalement

François Favre