ETHNOLOGIE ET PARAPSYCHOLOGIE

par PHILIPPE LENA

Revue Parapsychologie n°2, 1976

La parapsychologie ne peut être une science comme les autres. Bouleversant l'horizon des sciences dites objectives, elle démontre la possibilité d'une interaction sujet-objet selon des voies encore inconnues. Il s'agit d'une relation entre deux inconscients ou entre l'inconscient (1) et la matière vivante et inanimée. La parapsychologie est donc d'emblée pluridisciplinaire.

Les principales sciences concernées sont naturellement la psychologie, la psychanalyse, l'éthologie, la biologie et la physique; mais ceci n'est pas limitatif. Dans le cas du sujet humain, pour lequel la culture est un fait aussi déterminant que son héritage biologique, il n'est pas possible d'éliminer la perspective historique et culturelle. L'événement "Psi" n'échappe pas à cette loi.

L'étude de sujets doués de notre époque ou même les expérimentations conduites depuis un siècle en Occident ne suffisent pas à mettre en valeur le rôle fondamental du facteur socio-culturel. On a donc intérêt à élargir l'étude de façon à obtenir une vision plus générale qui permettra de dégager le fond commun à toutes les cultures. Si nous considérons l'événement psi comme l'objectivation d'un désir (souvent inconscient) par des voies inconnues, il est du plus haut intérêt d'étudier le "milieu" de l'événement, c'est-à-dire son environnement ainsi que les motivations et les croyances qui l'entourent et l'engendrent. L'approche ethnologique est donc parfaitement justifiée et même indispensable.

Il pourrait être intéressant d'étudier certaines cultures hautement différenciées dans lesquelles le facteur psi a tenu une place théorique de choix (Inde, Tibet ).

Mais il est beaucoup plus instructif de s'intéresser aux cultures archaïques car elles sont porteuses d'informations concernant les premiers stades du développement de la pensée. Elles nous révèlent les structures profondes d'où paraissent jaillir les événements psi.

PENSEE ARCHAIQUE, PENSEE MODERNE

La pensée archaïque est symbolique, traditionnelle, son expression marquante est l'ensemble magico-religieux. La pensée moderne a réduit le symbole au signe, elle est critique et son expression la plus pure est la démarche scientifique. Bien entendu, il s'agit là de tendances, les signes d'archaïsme sont légion dans notre société et C. LEVI-STRAUSS nous apprend que la pensée sauvage est intellectuelle, parfaitement compréhensible si on ne la sort pas de son contexte.

L. LEVY-BRUHL parlait de "participation mystique" pour bien montrer que dans la mentalité archaïque, il n'y a pas de distinction bien nette entre le sujet et l'objet et que la catégorie du surnaturel y est très importante. Notre mentalité intellectualiste veut au contraire dépouiller l'objet de toute subjectivité.

En fait nous savons qu'il n'y a pas d'opposition aussi nette et que notre pensée rationnelle nage sur un océan de pensée "sauvage" (2) qui est son fondement. C'est pourquoi chaque fois que le raisonnement cesse sous la pression d'une peur, d'un désir, dans le rêve (qui ne sépare pas le désir et sa réalisation, le subjectif de l'objectif), les états psychotiques, ou bien lorsque la vigilance s'atténue, nous retrouvons spontanément le niveau de la pensée sauvage (3). C'est vrai pour les individus mais également pour les sociétés : on voit à notre époque une recrudescence de pensée magique en réaction contre la pensée stérilisante et technicienne qui ne permet pas à la totalité de notre être de s'épanouir. Ceci peut être dangereux et il est fort à craindre que la parapsychologie elle-même ne soit investie auprès d'une bonne partie du public par des énergies affectives d'origine archaïque.

Rapprochons ces considérations des états que nous savons favoriser l'apparition des événements psi :

- la baisse de la vigilance

- un violent désir ou affect

- un complexe inconscient ou une situation conflictuelle

- un état de stress

- l'état particulier qu'on appelle la transe

- certains états psychopathologiques ... etc.

ils sont caractérisés par une irruption de l'inconscient qui nous rapproche du fonctionnement de la pensée archaïque (bien qu'avec d'importantes différences). L'intérêt de l'approche ethnologique devient clair.

LA MAGIE ET LE MAGICIEN.

La magie est à la fois le cadre et le révélateur de l'événement psi. En effet la pensée magique établit entre les choses et les êtres des liens symboliques et analogiques et sur la base de ces liens espère obtenir des effets au moyen de rites parfois complexes. Si elle obtient un résultat qui ne peut être expliqué par la coïncidence ou la suggestion, nous avons détecté un événement psi.

Le monde de la magie est loin d'être informel ; le mérite de l'avoir exposé revient à J. FRAZER qui en avait souligné les lois. La première loi pourrait s'intituler : "la partie représente le tout" ; de cette loi découlent tous les rites effectués sur des cheveux, des rognures d'ongle... etc., "les choses qui ont été une fois en contact continuent d'agir l' une sur l'autre alors même que ce contact a cessé" (3) et, par extension, même celles qui ont été en contact accidentellement pendant un instant. La deuxième de ces lois est la loi de ressemblance : "le semblable appelle le semblable" (4) ; exemple : faire de la fumée pour attirer les nuages, entasser dans le champ des pierres ayant la forme d'ignames pour qu'ils poussent mieux... Etc.

Si le rite magique s'est conservé, ce n'est certes pas pour son efficacité ( de même si la prière a été conservée dans notre société, c'est sûrement pour d'autres raisons que ses résultats statistiques). Tylor pensait qu'il perdurait grâce aux excuses des échecs (magie contraire, incomplétude du rite etc.). Ceci est valable pour l'aspect formel. Marett et Malinowski considéraient les rites magiques comme un soulagement à une tension dans les cas où l'action directe n'est pas possible ou interdite. La magie devient donc l'accomplissement imaginaire de la pulsion.

Freud, introduisant une analogie (hasardeuse) entre ontogénie et phylogénie, assimile la phase narcissique à l'époque de la magie. (5)

Certaines de ces théories ont été vivement critiquées, elles ne peuvent rendre compte de la totalité du phénomène. Disons que toute société si sophistiquée qu'elle puisse être ne peut fournir une totale sécurité ni une totale explication de l'univers; il y a toujours une part d'aléatoire. L'affect de l'homme exploite ce hiatus en se servant de la surabondance de titres et de symboles mis à sa disposition par le langage, et devient ainsi créateur de systèmes imaginaires au gré de ses désirs et de ses angoisses. Le rite, en supprimant l'aléatoire a pour fonction d'empêcher l'angoisse de surgir. (Freud. avait déjà souligné cet aspect obsessionnel du rite magique). Pour cette raison nous remarquerons que magie et technique sont toujours étroitement mêlées : la technique est parfaitement au point pour labourer le champ néanmoins on aura recours à un rite de protection contre d'éventuelles magies hostiles.

Si la magie donne ainsi une cohérence au monde et contribue à lutter contre l'angoisse, on comprend qu'il y ait une tendance à perpétuer les croyances, la cohérence du groupe est en jeu. Pour satisfaire à cette nécessité sociale, on n'hésite pas à faire intervenir toutes sortes de truquages ; il ne faudrait pas croire que le personnage qui incorpore le pouvoir magique du groupe soit toujours un sujet psi. Il a recours à un bon nombre d'artifices et notamment à des informateurs qui lui permettent de paraître au courant de détails qu'il devrait ignorer. Cela ne l'empêche pas pour autant de croire en ce qu'il fait ; au minimum il croira que ses ancêtres pouvaient faire des choses dont il ne peut présenter qu'une pâle imitation.

Ce n'est donc pas tant le fait qui compte que la croyance, le lien de cause à effet que l'association symbolique (comme le rêve). Et pourtant, tout rite magique est pratiqué parce que les acteurs sont profondément persuadés de son efficacité. En effet, premièrement ce rite est transmis depuis des générations et plus les ancêtres sont lointains plus ils sont proches des dieux, de la perfection, de la création ; deuxièmement, il est le fruit de la conviction intime d'ordre intellectuel et affectif que leur procure l'analogie symbolique plus forte en eux que le lien de cause à effet.

Il existe des rites privés domestiques où un éventuel événement psi n'est pas facile à déceler. Personne à notre connaissance n'est allé mesurer la croissance des ignames ayant subi un rite face à un groupe témoin (gageons qu'il n'y aurait pas grand'chose à trouver). Par contre, il y a toujours un homme qui détient la position charnière entre le bonheur et le malheur, la vie ou la mort, la santé ou la folie ; cet homme, c'est le sorcier, le chaman, médecine man ou féticheur. D'une façon générale, et selon l'usage anglo-saxon, le chaman est plutôt "blanc" (guérisseur) et le sorcier plutôt "gris" (envoûteur) ; mais ceci reste évidemment trop schématique.

C'est de toute façon un individu hors du commun ayant souvent une prédisposition physique ou psychique (borgne, boiteux, nerveux, rêveur, etc...) Il serait intéressant de savoir quelle est leur position par rapport au syndrome d'Assailly.

Presque tous les chamans connaissent une période de crise avant d'être reconnus par les anciens. Cette crise a l'aspect d'une maladie mentale dont on guérit en devenant chaman : l'activité mentale pathologique est canalisée dans une activité qui la légitime aux yeux du groupe et en même temps la circonscrit. De plus, le chaman reçoit l'explication de sa crise (appel des esprits, etc ... ). Il existe d'autres interprétations (6); néanmoins on a constaté que lorsque la magie est en régression, les névroses augmentent.

Vainqueur de la crise, le chaman devient par-là même le garant de la santé mentale du groupe et détient dès lors un grand pouvoir de guérison par suggestion. Le magicien n'est sans doute pas très souvent un médium de naissance, ce n'est pas non plus toujours un malade mental, il est probable que dans les premiers temps, ce soit un simulateur, mais à force de se conformer à ce qu'on attend de lui, il peut finir par expérimenter des transes véritables, parfois accompagnées d'événements psi. Certains artifices sont utilisés pour induire la transe ou abaisser la vigilance tels que le rythme lancinant du tambour, la danse, la récitation monotone, les reflets du miroir magique, etc.( parfois des individus peuvent connaître la transe de façon soudaine face à un événement inhabituel ou chargé affectivement par la culture. A Haiti entre autres, il semblerait qu'entrer dans l'eau ou passer à proximité d'une chute d'eau puisse produire une transe : on dit alors de la personne qu'elle prend "anges", autre façon d'exprimer la possession.)

L'événement "psi" dans les cultures archaïques

Si nous pensons trop souvent que les événements psi se révèlent plus fréquents dans les cultures archaïques, c'est que d'une part nous projetons en elles notre propre besoin de merveilleux et d'irrationnel (c'est-à-dire nos tendances magiques refoulées) et que d'autre part, nous accordons crédit à l'hypothèse que les facultés psi sont un résidu d'une époque reculée. Aujourd'hui, nous chargeons la pensée rationnelle de prévoir les dangers, de procurer l'information et l'adaptation. Cet état de chose rendrait superflues les facultés psi. En fait nous pensons plutôt qu'il s'agit là d'une capacité humaine sollicitée ou non par le contexte socio-culturel. Et bien que nos sociétés ne nous incitent pas à y recourir, rien ne nous permet d'affirmer qu'elles soient en voie de disparition. Nous pouvons au contraire nous étonner que les sociétés archaïques où les événements psi sont autorisés et même sollicités par la culture n'en comptent pas davantage. On peut hasarder une explication : laissons de côté pour l'instant les facultés psi dites "perceptives"; le rite magique a souvent pour but d'obtenir un effet à distance (suggestion de PK), ou, surtout dans ce dernier cas nous savons qu'un affect fort est généralement nécessaire. Paradoxalement le rite magique ne prédispose pas à l'obtention d'un résultat efficace ; en effet il n'est pas accompli par l'intéressé mais par le sorcier qui n'est pas concerné directement. La magie utilise des moyens pour intensifier l'émotion (lieu reculé et inquiétant, la nuit, le feu, etc.) mais cette émotion certainement réelle chez le client contribue plutôt à le distraire de son affect premier. C'est pourquoi nous verrons que la plupart des événements psi de type P.K. ont lieu en liaison avec des représentations collectives à caractère quasireligieux.

Nous voici donc amenés à faire une distinction capitale entre deux catégories de capacités paranormales :

1) celles qui sont de première nécessité telles que la télépathie et la précognition. Celles-ci assurent à leur façon la survie et plongent leurs racines profondément dans l'évolution animale. Il arrive par exemple qu'un chaman entre en transe et convoque un autre chaman se trouvant à plusieurs jours de marche du village, ceci apparemment par télépathie. (Leur interprétation est la suivante : ils expédient leur âme pour prévenir l'intéressé (7). Toujours est-il que ce dernier arrive avant qu'un émissaire ait eu matériellement le temps de le prévenir. Il est probable que, particulièrement dans les régions isolées où les populations sont très clairsemées, des groupes appartenant à une même culture ont pu parvenir à maintenir ainsi une certaine cohésion. Le père Trilles (8) rapporte d'autres cas où le sorcier indique à la fois l'endroit où se trouvera le gibier et le résultat de la chasse. Il arrive que le sorcier puisse également retrouver un animal égaré ou un voleur, ou bien faire preuve d'un sens de l'orientation à la limite du paranormal. K. RASMUSSEN, de son côté, cite un cas où la précognition d'un chaman esquimau aurait pu lui sauver la vie (9) en lui annonçant la prochaine rupture de la glace sur laquelle était installé le campement.

De telles capacités jouent un rôle minime pour la conservation du groupe mais il n'en était sûrement pas de même aux premiers temps de l'humanité ainsi que dans les hardes animales. Le sorcier fait figure de lointain descendant du " meneur de troupeau " .

On comprend que dans certaines cultures, on attache encore beaucoup d'importance à la possession de réelles capacités par le sorcier. Certaines populations ont même mis au point des tests pour vérifier dans quelle mesure il les possède vraiment : ex. cacher des objets et les lui faire découvrir, ne pas lui dire pourquoi on vient le voir, etc... Cela possède aujourd'hui un aspect trop rituel pour être entièrement authentique, (ceci ajouté à la réelle finesse psychologique du sorcier), mais il n'en fut peut-être pas toujours ainsi.

2) A ces premières capacités s'ajoutent celles qui ont une origine plus culturelle et qui sont dues à la force des représentations collectives. La puissance de celles-ci est telle qu'un individu qui se sait envoûté peut en mourir dans les vingt quatre heures. En effet, les membres de son clan le privent de ses références habituelles, le rejettent, le considèrent comme déjà mort. "L'intégrité physique ne résiste pas à la dissolution de la personnalité sociale. " (10) Il peut en aller de même lors de la violation d'un tabou car le sujet vit une culpabilité extrêmement intense.

A l'inverse, les représentations collectives peuvent aider à guérir de façon remarquable. Les techniques sont nombreuses et remarquablement décrites dans l'ouvrage du professeur Ellenberger : "A la découverte de l'inconscient". Parfois, la récitation d'un mythe suffit à guérir le patient (10) alors que la connaissance de la réalité de sa maladie ne lui serait d'aucun secours. C'est ce que C. Levi-Strauss appelle "l'efficacité symbolique", problème passionnant dont les parallèles avec la psychanalyse sont nombreux.

Ces effets psychogènes ne relèvent pas de la parapsychologie, bien que dans certains cas, lorsque l'effet psychosomatique est trop violent, une forme de PK sur soi-même ne soit pas à exclure a priori.

Nous sommes obligés, pour des raisons de méthode, de limiter l'événement psi aux scenarios dans lesquels une autre interprétation n'est pas possible. Ceci est sans doute trop limitatif mais nécessaire tant que nous ne saurons pas mesurer la part de psi dans un phénomène.

Parfois, bien que l'on puisse être certain qu'un événement psi se soit produit d'autres facteurs ont pu jouer. Tel est le cas de l'envoûtement ou de la suggestion à distance (du type de la prière de mort des Kahunas d'Hawaï). L'effet est censé se produire à l'insu de la victime, chose théoriquement possible (on parvient bien à influencer dans un sens ou dans l'autre la croissance des plantes), néanmoins il est probable que la suggestion atteigne l'inconscient de la victime et ne se trouve intégrée que parce qu'elle vit dans un contexte culturel imprégné de croyances de ce genre. D'autre part, lorsqu'elle ressent les premiers troubles qu'elle ne peut expliquer, elle les interprétera inévitablement comme étant l'effet d'une magie. Dès lors, le processus est le même que pour une simple suggestion.

Par contre, l'incombustibilité et la lévitation sont deux faits authentiquement paranormaux attestés un peu partout dans le monde (11 ) mais qui revêtent une importance particulière dans le contexte chamanique, où l'on parle de maîtrise du feu et de vol magique. Le chaman en extase peut manier des charbons ardents ou du fer rougi. Dans la transe Vaudou certains individus font de même. Ceci nous rappelle les étonnantes capacités dont faisait preuve le célèbre médium du 19è siècle D.D. HOME. L'exploit qui a le plus frappé l'imagination des explorateurs est sans doute la cérémonie de la marche sur le feu (aux Fidji, à Raïatea en Polynésie, en Inde, etc ... ) malheureusement en voie de disparition, la motivation touristique ne paraissant pas suffisante.

C'est souvent un clan ou un lignage qui est réputé détenir cette capacité. Ceci pourrait nous inciter à croire aux facteurs génétiques mais il s'agit plutôt là encore d'un héritage traditionnel donc culturel où la foi joue un grand rôle. Une véritable ascèse qui représente une intense préparation auto-suggestive précède généralement la marche. Il est encore plus étrange que des Européens aient pu participer à ces cérémonies sans se brûler (11, a et b) à la condition de ne pas se retourner à la manière d'Orphée, autrement dit de ne pas rompre le charme (la légère transe communicative des participants), de ne pas douter ou être distrait. L'incombustibilité paraît gagner les vêtements et les ornements alors qu'ils pourraient facilement brûler.

De même, la lévitation ou la légèreté paranormale (impliquant une diminution de masse) ont été observées de temps à autre, beaucoup moins souvent cependant que l'invérifiable voyage de l'âme qui pourrait être considéré comme sa forme édulcorée et dégradée. Le chaman est un maître dans l'art du voyage de l'âme ; mais il ne s'agit généralement que d'un voyage mythique. Parfois cependant, il rapporte des informations qui démontrent au moins une certaine forme de clairvoyance ou de télépathie. Y a-t-il dans certains cas ce mélange de clairvoyance et de sensation qui donne l'impression d'être présent sur les lieux ? (ce qui contribuerait à convaincre le chaman de son "extériorisation"). Cette dernière a-t-elle une part d'objectivité qu'il nous est impossible de déceler? Nous n'en savons rien. Toujours est-il que les chamans laissent entendre que leurs ancêtres ne voyageaient pas en esprit mais dans leur corps (cf. Elliade), ce qui naturellement ne signifie rien.

Paradoxalement, c'est peut-être dans l'histoire religieuse des grandes civilisations et en occident que l'on trouve le plus de témoignages concernant l'authentique lévitation réalisée d'ailleurs parfaitement par plusieurs médiums. La lévitation comme l'expression d'une attitude subjective, doit se produire plus facilement dans un contexte de fervente "aspiration" mystique, et dans une culture où la transcendance l'emporte sur l'immanence.

Il faudrait remonter très loin pour trouver l'origine du symbolisme de la maîtrise du feu et du vol magique. (12) Il prend sans doute ses racines dans la prise de conscience par l'homme primitif de ses limites : un feu lui barrait le passage, il ne pouvait

le toucher sans se brûler, en même temps il l'éclairait et le protégeait la nuit, ses lueurs projetaient des ombres inquiétantes. Il était difficile de le faire naître et de le conserver, par contre, il pouvait être terrifiant lors d'un incendie. Il pouvait être produit par la foudre "le feu du ciel". Sa maîtrise démontrait le changement de mode ontologique de l'être, son assimilation aux dieux. C'est pourquoi tant de rites lui sont associés. Son importance fondamentale dans l'inconscient humain explique en partie les réalisations psi surprenantes dont il est l'objet.

Il en va de même pour la lévitation (ou le vol magique). L'homme a toujours placé les grands dieux créateurs dans le ciel. Le vol représente la participation au monde des dieux.

Pour une bonne part, l'événement psi "culturel" est donc l'objectivation symbolique d'une tendance subjective qui est elle-même le produit d'une longue évolution qui met en cause les expériences les plus intimes de l'homme religieux, c'est-à-dire l'expérience du sacré.

L'événement psi suit la direction de l'énergie subjective. Là où elle est forte nous avons plus de chance d'en trouver (ex. : les liaisons à "haute énergie" de l'analogie symbolique, la nécessité, l'expérience du sacré, etc ) Les quelques exemples cités permettent de voir comment dans les sociétés archaïques l'événement produit est fonction d'un désir personnel mais fondamentalement lié à des représentations collectives faisant partie de l'héritage culturel. Dans notre société, bien que nous accordions moins de foi à ces événements, ils n'en demeurent pas moins liés pour la plupart à une foi ou une croyance qui semble être parmi les motivations les plus fortes.

Nous ne pouvons donc pas conclure à une dégénérescence des facultés psi, mais plutôt à une mise en sommeil. La facilité avec laquelle s'effectue le réveil sous la pression d'une suggestion extérieure, (ex. les émissions télévisées d'Uri Geller) ne nous laissent aucun doute à ce sujet.

Ces quelques réflexions donnent un vague aperçu de l'intérêt que peut présenter une rencontre de l'ethnologie, de la sociologie, de l'histoire des religions et de la psychologie pour la compréhension du "milieu de l'événement psi".

NOTE

Certains pourraient s'étonner que dans ce bref aperçu, nous n'ayons pas mentionné la drogue. Ceci est volontaire car elle ne paraît être efficace que dans la mesure où son usage s'inscrit dans un contexte où l'on attend d'elle un effet particulier. Autrement dit, elle peut se réduire pratiquement à l'état de support, au même titre que les gestes et les ingrédients du rituel et les poupées de l'envoûtement, elle ne déclenche pas de par elle-même des capacités psi.

Nous n'avons pas abordé les faits spontanés car ils sont extrêmement difficiles à vérifier et ne paraissent pas en tout cas plus nombreux que dans notre civilisation.

Si des travaux ont déjà été entrepris pour étudier le fait parapsychologique dans différentes cultures (Allemagne, Etats-Unis ... ) on ne peut que déplorer que l'ethnologie classique ait délibérément négligé cet aspect qui selon elle ne relevait que d'une analyse idéologique et sociologique. Il faut remonter aux pionniers de l'anthropologie et à Andrew Lang pour trouver un défenseur du fait paranormal. On a donc perdu plus d'un demi-siècle et c'est fort regrettable sur la rapidité avec laquelle les croyances et les modes de vie se modifient au contact de la civilisation occidentale. Les quinze dernières années ont vu partout une baisse considérable de la qualité des cérémonies magiques (quasi disparition de la marche sur le feu, des guérisons "miraculeuses", etc...) Ceci est dû aux changements apportés dans les mentalités par la scolarisation et par la désagrégation des structures sociales traditionnelles.

Seule une étude systématique et effectuée rapidement pourrait encore extraire une information précieuse qui sans cela nous échappera définitivement.


 

(1) Nous préférons employer ce terme car si l'inconscient est toujours impliqué, la conscience intervient ou non selon le cas.

(2) C. LEVI-STRAUSS.

(3) Mais évidemment pas la pensée sauvage à l'état pur, telle qu'elle se manifeste chez les populations archaïques.

(4) FRAZER, le rameau d'or - Paris 1910.

(5) Il a également montré que le névrosé comme le sauvage prétend par sa pensée modifier le monde extérieur; mais le "sauvage", lui, n'est pas névrosé.

(6) CL ELLIADE, "le chamanisme" - Payot 1974.

(7) SHIROKOGOROFF : The psychomental complex of the Tungus - Londres 1935.

(8) R.G. TRILLES : "les pygmées de la forêt équatoriale" - Paris 1932.

(9) K. RASMUSSEN : Intellectual culture of the Iglulik Esquimos - 1929.

(10) Cf. C. LEVI-STRAUSS "anthropologie structurale" - Plon 1974.

(11) a - cf. E. de MARTINO : "le monde magique" - Coll. Marabout Université.

b - cf. 0. LEROY : "la raison grimitive", "les hommes salamandres",

c - cf. revue Métapsychique N° 23.

d - cf. ELLIADE : "traité d'histoire des religions"; "chamanisme"; "yoga" - Payot - "mythes, rêves mystères" - Gallimard.

e - cf. A. DAVID-NEEL : "mystiques et magiciens du Tibet".

 

(12) Cf. ELLIADE : "mythes, rêves et mystères" - Gallimard 1972.


 

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE.

BARNOW : Paranormal phenomena and culture - S.P.R. n° 40.

BOZZANO - Les manifestations supranormales chez les peuples sauvages - J. Meyer - Paris 1927.

BROCKHAUS E. : Possibilités et limites de la recherche sur les phénomènes paranormaux en Afrique de l'Ouest - cf. Parapsychologie no 2.

FOSTER A.A. - E.S.P. tests with American Indian children - journal of Parapsychology no 7, 1943.

GREEN L.G. : Old Africa's last secrets - London 1961, Putnam.

LAMBERT : Exploring the supernatural (Canadian folklore) - Toronto 1955.

ROSE R. Living magic - New York 1956 (aborigènes australiens).

South sea magic - New York 1959.

WEIANT C.W. : Parapsychology and Anthropology - Manas USA 13 (1 - 2) 1960.

 

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