EMILIE OU LA PRISE DE SENS

 

par Francis Danest,

Revue de Parapsychologie n°3, 1976

Que l'on soit psychanalyste de plus ou moins orthodoxe obédience, anti-psychiatre, psychiatre farouchement organiciste, psychomachin ou psycho-quelque-chose, il est un nom à qui l'on fait souvent appel tout au moins en France, celui de JANET. Pour libéré et adulte que l'on soit, les références parentales n'en sont pas moins utiles. Mais il est un autre nom passé, lui, systématiquement sous silence, ou presque, celui d'ALEXANDRE BERTRAND. Or, tout oubli, comme chacun sait, invite à une réflexion toute particulière. D'autant plus que le même JANET ne cacha jamais l'estime qu'il portait à BERTRAND ; il voyait en lui, ainsi que le rapporte ELLENBERGER , le véritable initiateur de l'Etude Scientifique de l'Hypnose.
A peu près à l'époque où PUYSEGUR avec rigueur essayait de faire sortir l'hypnotisme des bourbiers mesmériens, pour lui donner une forme acceptable, ALEXANDRE BERTRAND, qui pouvait se prévaloir d'une double formation de médecin et d'ingénieur, s'astreignit à cerner les problèmes du " magnétisme animal " de manière expérimentale et rationnelle.
Il fait paraître son " Traité du Somnambulisme " en 1823 et mit dès ce moment en évidence une notion qui devait être reprise intégralement, sans prise de conscience de sa part, semble-t-il, par le groupe de l'antipsychiatrie. Il est intéressant de noter au passage les forces assez maniaques de l'esprit créateur.
Ainsi que le rapporte J. EISENBUD , BERTRAND commanda oralement à un sujet en transe de faire une chose, en voulant, en fait, qu'il fasse systématiquement le contraire. Le sujet, alors, dans l'impossibilité totale de résoudre ce conflit, présenta immédiatement les signes d'une agitation croissante et désordonnée qui n'alla trouver son apaisement, si ce n'est sa résolution, que lorsque l'auteur (BERTRAND) accorda enfin son vouloir et sa commande verbale. Il s'agit bien précisément du phénomène de double interdit que LAING et son école ont placé de façon privilégiée à la source de toute névrose et de toute psychose, généralement à un moment donné de l'enfance psychologique du sujet. Toute l'antipsychiatrie, avec le succès que l'on sait, a remarquablement développé la phénoménologie de ce thème et les conséquences de ce fait, non sans l'organiser en un système cohérent et envahissant. Sans dire que l'antipsychiatrie est fille aînée de l'hypnose - ce qui ferait hurler bien des gens pris dans le même sac -, il faut pourtant noter de façon rigoureuse la précision de cette analogie, pour ne pas dire plus.
Il ne s'agit pas là de théorie, mais d'un fait d'expérience. D'autre part, si l'on trouve cet ALEXANDRE BERTRAND médecin et ingénieur un peu lointain, n'oublions pas que, ainsi que nous l'avons dit, JANET (dans ses expériences avec LEONIE en particulier) a repris sur un mode très critique, les mêmes expériences, pour en arriver aux mêmes conclusions. Il n'est pas le seul. Etrange, qu'à partir de ce scientifique méconnu, on retrouve en filiation directe la famille divisée et meurtrie des psychiatres et antipsychiatres les plus orthodoxes, sans parler des psychanalystes (FREUD, JUNG se réfèrent peu ou prou à JANET) qui, pas plus que leurs petits cousins, ne supportent les situations compromettantes. Il est donc bien compréhensible que cet aïeul gênant ait à peu près disparu de leur champ de conscience.
Or, quiconque expérimente de manière honnête et sérieuse le champ télépathique retrouve exactement cette question. Ceci nous fait poser ipso facto cette fonction aux racines de la pathologie, sans pour le moins du monde la taxer d'anomalie ou de symptôme, à moins de faire preuve d'une belle résistance, derrière le rempart de la confusion : celle du fait, et du mode d'emploi. Et cette résistance-là en dit long sur celui qui ne la manie pas. Il arrive alors, ce qu'a bien noté LAING, que l'individu même normal, placé dans une situation qui la menace, sans lui laisser la moindre perspective d'ouverture, bâtisse un édifice schizoïde, dans un état d'apparente impassibilité, voire de détachement, vis-à-vis de son corps et de tout ce qui peut y naître. Il bloque ainsi toute prise de conscience laissant partir sur des chemins divergents une raison folle avec, pour seul viatique, un sentiment purement autistique. Il y aura alors ce que MINKOWSKI a appelé simplement une " perte de contact vital avec le monde ". Et toute forme d'expression énergétique se trouve court-circuitée.
Cette situation étant à l'opposé d'une érotique libre, une nouvelle symptomatologie va naître, que l'on voit d'ordinaire sous un angle uniquement négatif ; ou plaire à certains indices, en ce point précis, que " l'énergie physique et l'énergie psychique pourraient bien être deux aspects d'une seule et même chose. Le monde de la matière apparaissant comme une sorte de reflet du monde de l'esprit et inversement. "
JUNG a donné à ce genre de communications le nom de " Phénomène de synchronicité ", véritable plaque tournante de la parapsychologie pour qui sait observer le décours naturel d'un tel langage : " le lien entre les deux événements intérieur et extérieur ne paraît pas être un lien de cause à effet, mais apparaît comme une sorte de simultanéité et une analogie de sens pour l'individu qui en fait l'expérience ". Il faut là se reporter aux travaux similaires de JUNG et de ce physicien remarquable que fut PAULI .
Nous voudrions illustrer ces notions par une observation inédite, dont nous discuterons plus tard certains éléments.
EMILIE, âgée d'une cinquantaine d'année, est venue nous trouver dans un état assez lamentable après plusieurs psychothérapies et traitements en tous genres.
Elle vit depuis plusieurs années confinée chez elle par des phobies aussi diverses que totalement paralysantes. Celles-ci l'ont coupée complètement du monde extérieur : impossibilité de travailler, de sortir sans une " nounou " protectrice. Même le chien qu'elle avait choisi comme substitut, ne remplissait plus ce rôle. Impossibilité de lire, d'écouter, de goûter quoi que ce soit ; une fuite éperdue devant toute relation humaine, fût-elle la plus gratifiante.
Née d'une famille de plusieurs enfants, loin de polariser sur elle une attention de petite dernière, il lui a semblé vivre un long abandon. Le père disparaît très tôt d'une façon dramatique et mystérieuse. La mère ne tardera pas à en faire autant d'une maladie incurable. Emilie vira cette mort comme une exécution capitale par l'intermédiaire de ses soins, abreuvée de griefs et de sarcasmes.
A travers divers indices trop longs à rapporter ici, il devient évident, à cette écoute, que nous avons affaire à un remarquable sujet PSI. Emilie, dès l'âge de quatre ans, prend conscience qu'elle " sait " sans savoir : on la punit régulièrement pour ce mode incongru de connaissance. On retrouve ici tous ces petits signes rapportés par ailleurs par le Docteur Nicole GIBRAT . Vraisemblablement, sans remonter jusqu'à des ancêtres bretons lointains, la mère a remarquablement conditionné sa fille, selon le mode du " double interdit " dont, nous l'avons vu plus haut, les antipsychiatres n'ont pas le monopole.
Le jour précis de ses six ans, Emilie assise sous un arbre, sur la pelouse d'un parc public, en regardant l'eau d'un lac qui dormait sous ses yeux a " vu " sa mère dans les bras d'un homme qui n'était pas son père légal. Il semble en fait qu'il ait été le père réel, histoire classique du " parrain " meilleur ami de la famille. C'est là certainement un mode plus fréquent qu'on ne le pense généralement, de confrontation avec la scène primitive.
Le regard fixé sur le clapotement de l'eau au soleil a, sans doute, provoqué une modification de l'état de conscience que les sujets PSI connaissent bien.
Arrive le goûter où, pour un prétexte futile, on la prive d'une friandise dont elle avait envie. Avec tout ce qu'il est convenu d'appeler " l'innocence " de son âge, mot bien mal choisi s'il en est, elle raconte devant une vingtaine d'invités - anniversaire oblige - la " vision " si précise. Inutile d'aller chercher si loin un Œdipe travesti ou renversé en mal de représentation, d'autant plus que la crudité et la véracité du " flash " est telle que le père adoptif va disparaître deux semaines après, dans les brouillards nordiques d'une expédition aventureuse, ainsi d'ailleurs curieusement que le père " réel " devenu encombrant ; la mère, perdue dans une telle rivalité, ne saura plus que faire de son agressivité.
C'est par Emilie que le scandale est arrivé dans ce milieu bien-pensant. La déclaration de guerre, pour feutrée qu'elle soit, n'en est pas moins totale.
Mais la mère ne s'enfermera pas dans les horizons chimériques du grand Nord comme les deux hommes. Elle restera ligotée sur place, connaissant quelques mois plus tard les affres d'un cancer utérin ne laissant à sa dernière héritière que " ses yeux pour pleurer ".
Voilà donc Emilie interdite de toute fonction télépathique, chargée de toute la culpabilité de la disparition du trio classique, recueillie, malgré la fratrie, par une tante aigrie et vieille fille, secrètement amoureuse des deux hommes. Pour faire bonne mesure, elle leur prête assez finement une " liaison contre nature ", à elle-même doublement interdite, et à chaque occasion, rappelle à sa nièce qu'elle est l'auteur de cette triple disparition, qu'elle ne devrait pas avoir le " droit de respirer ", ne pouvant même plus lui interdire une fonction PSI qu'elle-même ne supporte pas davantage. Dès lors, tout est décidé. Nous retrouvons Emilie à cinquante ans, mariée à un vague cousin, murée dans une autre relation familiale, avec sa culpabilité, sa fonction " PSI " irrespirable, sans enfant, hors du monde, véritable statue, sans autre expression que chaotique, ne trouvant bien entendu " aucun sens à tout cela ". A plus forte raison sans pouvoirs, car n'ayant plus à sa disposition le moindre " signifiant " à manier, donc pas la moindre langue autre qu'analogiquement irrationnelle, doublement interdite par la vivante et la morte.
Il n'était pas alors besoin ni de Sodome ni de Gomorrhe pour habiter une statue de sel. Rappelons qu'on ne lui a d'ailleurs autorisé que ses " yeux pour pleurer ". Emilie avant de s'enfermer n'a eu que le temps de se faire titulariser à l'E.D.F. dans un emploi de secrétaire où lui passent entre les mains, pendant qu'elle peut encore y travailler, à longueur de journée, des réclamations pour " déphasages ou sautes de tension " (sic).
Emilie, ayant totalement introjecté ces interdits en tous genres, en arrive à un épisode pré-mélancolique avec une conclusion suicidaire logique qu'elle ne formule pas, mais qu'elle médite, et que l'on " reçoit " fort bien.
La psychothérapie est au point mort, elle aussi. Quelques jours avant Noël, Emilie propose à son psychothérapeute un lot de lampes dont ses anciennes collègues lui ont fait cadeau : " cela peut peut-être vous servir ". De façon apparemment maladroite, l'interlocuteur, comme gêné par cette demande de plus de lumière, autrement dit, d'une illumination, fait état du fonctionnement " suffisant " de l'installation, alors qu'il s'agit d'une véritable naissance de langage qui risque de le détrôner, par prise du pouvoir.
Alors, au pied même du divan, deux lampes sautent, et quelques secondes plus tard, un court-circuit prend naissance dans le radiateur électrique pratiquement neuf. Les fusibles du courant-force sautent ainsi que le disjoncteur, ce qui achève de plonger le bureau et tout l'appartement dans l'obscurité et le froid.
L'éclat de l'éclair, et surtout la détérioration particulièrement violente, réveillent un peu la perception du psychothérapeute. On sait en effet à quel point les phénomènes parapsychologiques, comme s'ils ne parvenaient pas à se faire entendre dans l'état actuel des choses, sont spectaculaires et souvent bruyants.
Il s'agit, bien entendu, d'une véritable " prise de sens ". Dès ce jour Emilie retrouve un langage et renoue avec l'extérieur, ayant retrouvé la possibilité de refuser un abandon constant aux instances surmoïques introjectées dominantes. La cassure du suicide s'éloigne d'un mouvement parallèle.
Si l'on reprend le déroulement biographique d'un point de vue parapsychologique, on s'aperçoit que la télépathie doublée d'interdit amène à l'effet PK comme une cristallisation, par une densification subite d'énergie en un instant, à visée intentionnelle. On sait en effet, qu'en télépathie, une fois l'envoi fait, il persiste. Il ne suffit donc pas que, plus tard, les instances parentales aient changé, pour que la névrose ne se développe pas. Le conditionnement névrotique se poursuit par simple persistance de l'envoi, ce qui explique sans doute pourquoi, de deux sujets placés dans un environnement identique, l'un va devenir psychotique ou névrotique, l'autre pas, dans leur déroulement biographique.
Il y a de fortes chances pour que l'un soit un sujet PSI particulièrement sensible, l'autre pas ou peu.
Ceci permet peut-être de résoudre ce point très irritant que l'on rencontre dans toute démonstration clinique sur l'apparition d'une névrose ou non dans une même famille ou un même groupe d'individus, selon les sujets. C'est à notre sens une hypothèse de travail essentielle.
De nombreuses études, diverses élucidations seraient nécessaires, même au niveau des protocoles épistémologiques, pour savoir exactement dans quelle mesure cette hypothèse est valable. Elle fonctionne cependant fort bien ce qui, d'un point de vue doublement dynamique et pragmatique - si ce n'est académique - est essentiel. Rien n'empêche de la poser, à moins d'un aveuglement spécifique. Cette hypothèse permet, nous l'avons vu, d'envisager sous un angle différent l'entretien du conditionnement névrotique, et sans doute sa création. Elle répond aux difficultés que l'on rencontre à dénouer ces états dans la pratique, et à rendre au sujet sa disponibilité. Elle permet encore de mieux éclairer l'action thérapeutique, qui n'est pas seulement du dialogue. Car il existe au niveau PSI, dans la relation entre inconscients une ouverture, comme une fermeture, suivant les mêmes modalités.
Lorsqu'une phénoménologie précise de la télépathie existera, il deviendra sans doute possible de modifier l'impact thérapeutique, comme cela se passe déjà, et depuis toujours, même si le " couple " patient-thérapeute l'ignore. On se heurte là, il est vrai, au problème de la résistance névrotique globale ou différenciée à la parapsychologie, avec toutes les subtilités propres à ce mécanicisme.
François FAVRE l'a fort bien décrit sur un mode historique, autant qu'actuel lorsqu'il dit : " Il va de soi que la conception topique d'un inconscient personnel fermé à toute communication directe avec un autre inconscient s'écroule irrévocablement et qu'il faut bien admettre avec JUNG la notion d'inconscient collectif. (Mais dans cette relation d'inconscient à inconscient), les phénomènes PSI peuvent être considérées, du point de vue du sujet, comme la résultante affective de stimuli antagonistes passés (conscients, objectifs, réels) et futurs (subjectifs, inconscients, imaginaires).
C'est à quoi tend la théorie de la synchronicité. "
Pour en revenir à notre observation, il est intéressant de noter cette progression dans le temps, d'un blocage télépathique qui trouve sa résolution dans un phénomène PK, en un véritable " orage instantané ". Ceci pour l'observateur non averti, car il ne faut pas oublier, dans la critique du phénomène, qu'au niveau PSI précisément, celui de l'inconscient, le temps n'existe pas au sens que nous lui donnons dans sa linéarité de causalité univoque passé, présent, futur.
Il est licite d'objecter que, si le thérapeute avait plus facilement reçu les données en cause, le phénomène PK ne se serait pas produit et que par conséquent, il ne se trouve là qu'incidemment, à titre d'artéfact ou d'accident de parcours, qu'il n'aurait pas eu loisir d'apparaître face à un sujet plus développé sur le plan PSI.
Dans le cas opposé, tout laisse à supposer qu'il faut en arriver à ces éclats, véritables étincelles de rupture, pour que le sujet retrouve la libre faculté de son discours. On sait aussi toute l'importance à l'échelle atomistique, de ces faits de ruptures, de " sautes ". La douceur lénifiante n'est pas forcément dans les mœurs de l'évolution, sans parler de progression. Peut-être qu'un autre aménagement de la situation permettrait au sujet de retrouver un discours mais pas forcément sur le territoire qui est le sien. Nous réservons pour un autre article, l'histoire d'un homme qui, quoique non " bloqué ", dut jouer littéralement avec la foudre, au cours d'un orage de montagne, pendant plus d'une heure, comme un chat avec la souris, avant de retrouver une expression propre.
Ce n'est pas une justification pour quelque maladresse technique, mais cela se passe sur un autre plan. On n'échappe pas au champ PSI selon toute éventualité, et il ne me semble pas que l'élargissement du sens suffise, selon toute probabilité, à écarter l'existence de cet ensemble de phénomènes. Il s'agit d'une condition nécessaire pour rendre au sujet de sa disponibilité et c'est précisément à ce niveau que toute tentation de mêler la pathologie à un tel champ risque ne fait d'en bloquer définitivement l'expression, c'est-à-dire de le renvoyer à un univers potentiel. Cela ne supprime donc en rien le jeu dialectique en cause.
Faute d'une " prise de sens " avec ses moyens propres, le sujet risque tout simplement d'échapper aux termes de son aventure. A s'enfermer dans des jeux de miroir existentiels, on condamne l'autre à un déni formel.

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