LA FETE DE DIPRI A GOMON [1]  : psychosomatique, phytothérapie ou psi ?

Par Philippe Léna

Parapsychologie n°6, 1978.

Depuis déjà un certain nombre d’années, les Européens vivant à Abidjan et même des touristes de passage ont pu assister de plus en plus nombreux (plus de 50 cette année) à une fête traditionnelle dont le succès et la renommée s’expliquent par le caractère spectaculaire des actes accomplis par les participants en état de transe.

Ceux-ci se font, à l’aide d’un couteau, des plaies plus ou moins profondes à l’abdomen, sans manifester de douleur, la plaie elle-même guérissant avec une rapidité stupéfiante.

Il est nécessaire, pour bien comprendre la signification de ces « exercices magiques », de les replacer dans leur contexte. Pour ce faire, nous aurons recours à la belle étude de Fernand Lafargue [2] .

En plus d’un dieu supérieur, créateur, qui n’intervient pratiquement pas dans le calendrier religieux (comme dans beaucoup de religions primitives) les Abidji rendent un culte à deux sortes de génies : ceux de l’eau, les DIKPE EIKPA, dont le principal (KPORU), protecteur du village, est le génie de la rivière voisine ; ceux de la brousse ou KPETE EIKPA. Chaque individu possède en plus un génie individuel (EGEU) qui le suit de sa naissance à sa mort et le préserve de l’action maléfique des sorciers. D’autre part, il existe naturellement un culte des ancêtres.

La fête de DIPRI est liée au mythe d’origine de l’agriculture. On raconte en effet qu’un Kpete Eikpa avait donné la hache, la machette et la houe au chef de SAHUYE (village voisin) en échange de la vie de son fils dont la chair, partagée en multiples morceaux, avait été enfouie dans le sol pour donner la première récolte d’igname [3] . Lors de la fête, on célèbre les funérailles du fils du chef qui avait sacrifié sa vie pour donner à manger au groupe. C’est donc également, par extension, une fête en l’honneur des ancêtres au cours de laquelle on lève le deuil des morts de l’année (on « chasse » la mort pour permettre le renouveau). On les remercie de ce qu’ils ont fait pour le village et on leur demande d’accorder leur protection au long de cette nouvelle année agricole qui commence à l’époque de la fête (avril). C’est donc une fête de renouveau et de régénération en l’honneur du génie initiateur.

On raconte également que le Kpete Eikpa qui les avait initiés à la culture est revenu plus tard pour leur apporter deux « puissances », le SEKE et l’ANGRE, sous la forme de deux plantes. Le Seke était pour Gomon et permettait, mélangé à un œuf [4] de guérir instantanément les blessures. L’Angre donnait un pouvoir sur les sorciers. Par extension le Seke est devenu une puissance bénéfique et l’Angre une puissance maléfique [5] .

Quant à Kporu il est en quelque sorte le gardien du KPON (état de transe, possession). Lors de sa fête, quelques mois plus tôt, on lui demande de protéger particulièrement les SEKE PUONE, hommes de pouvoir, qui se blesseront le jour de Dipri pour démontrer la puissance du Seke.

La fête apparaît donc comme le moment crucial du renouveau des puissances magiques du village et elle revêt une signification sociologique grave, car si la fête est ratée on en conclut que les génies refusent leur protection. La société n’aurait plus confiance en elle-même. Heureusement, il y a un arsenal d’explications qui évitent cette dernière (mauvaise chasse le jour de la fête de Kporu, pluie la veille, etc.). Néanmoins, on comprend que cette fête soit l’objet d’une intense préparation psychologique. On doit, durant les jours qui précèdent (et particulièrement pour ceux qui feront les exercices magiques) observer rigoureusement les interdits (sexuels, menstruels, alimentaires, etc.). Il faut également se réconcilier avec les personnes auxquelles des conflits vous ont opposé, afin d’arriver « sans remords », et la conscience « claire ». Diverses cérémonies de purification ont également lieu, en particulier le bain dans la rivière (régénération par contact avec le principal génie du village). Sans toutes ces précautions, le participant serait une facile victime des maléfices d’un sorcier [6] . Certains rites sont d’ailleurs pratiqués pour conjurer l’action de ces sorciers qui pourraient empêcher les blessures de guérir. Des sacrifices sont offerts à la rivière et aux ancêtres (chien, mouton, poulet).

Parfois, dès le bain dans la rivière, certains sont saisis par le Kpon, ils sentent une dilatation dans le ventre (siège du Seke) et ont l’impression de devenir très durs. Cette transe est accompagnée de tremblements spasmodiques et d’une perte plus ou moins complète de conscience ; à partir de ce moment le Kpon puone s’en remet à son EGEU, auquel il a demandé l’autorisation de se blesser, et qui l’aidera en lui faisant croire que « son ventre est un tronc de bananier », le guidera tout au long de la possession. Au réveil, il ne se rappellera plus de ce qui s’est passé. Pour se délivrer complètement de la possession, une nouvelle purification sera nécessaire [7] .

Tout le monde n’est pas possédé par Kpon en même temps et c’est au hasard des chants et danses que tout à coup un homme entre en transe et se blesse. Il applique en général un mélange de plantes, œuf et kaolin mastiqué qui referme la plaie très rapidement.

Des hommes du village habitant loin de là et n’ayant pu se rendre à la cérémonie, tombent parfois spontanément en transe à l’heure dite. On voit la puissante suggestion que manifeste encore une telle fête.

Certains Seke puone sont réputés plus puissants que d’autres, ils cicatrisent mieux (ce qui laisse penser qu’en plus de l’efficacité de la mixture il y a au moins un effet psychosomatique) ou bien ont des pouvoirs personnels les apparentant aux trop fameux guérisseurs Philippins… Le Seke est en principe capable de rendre temporairement la vie à un animal qui vient de mourir. Il donne la voyance à qui le possède (le rendant capable de trouver facilement du gibier ou de faire tomber la pluie, etc.).

Les Abdidji disent qu’il y a aussi des plantes qui augmentent ou diminuent la voyance, mais comme elles sont appliquées sur les yeux, il s’agit plutôt là d’efficacité symbolique (s’il y a efficacité). On inhibe le Seke chez les gens qui vivent à la ville ou les enfants scolarisés car c’est, paraît-il, un inconvénient que d’être voyant dans la civilisation actuelle. Nous pensons plutôt qu’il s’agit là d’une volonté de maîtriser symboliquement un phénomène qu’ils ont constaté, c’est-à-dire la perte de pouvoir enregistrée par les gens qui quittent le village et échappent au pouvoir de suggestion de la tradition. Il est également possible qu’il y ait une crainte concernant le vol éventuel du Seke par des étrangers.

Retournés à Gomon huit jours plus tard (le 25 avril) pour la clôture de la fête, nous avons pu constater qu’un homme était mort des suites de ses blessures. Dans la pensée magique, aucune mort ne peut être naturelle, encore moins dans une fête magique, on doit donc en chercher la cause. L’explication qui nous a été donnée est la suivante : sa belle-mère aurait avoué avoir demandé que la plaie se rouvre et s’infecte car elle ne pouvait pas supporter son gendre. Les vieux discutaient pour savoir s’il fallait faire prendre du poison à la vieille (ordalie ou exécution, nous n’avons pu le savoir).

Un autre, qui s’était raté, était encore en train de se soigner (par les plantes). Celui-ci avait des conflits familiaux.

Un troisième sujet présentait une blessure qui avait dû être très profonde mais parfaitement cicatrisée. Les autres blessures observées étaient trop légères pour avoir besoin d’une explication particulière. Ce sujet était dans un état second depuis le matin, il s’est « réveillé » le soir à 17h étendu au milieu d’une rue.

On voit que pour expliquer les « ratages », il est absolument nécessaire de trouver des causes afin d’assurer la cohérence du système. Cependant ces « causes » peuvent avoir une certaine validité car le seul fait de savoir que quelqu’un vous en veut peut (dans leur système) vous faire perdre vos moyens. La culpabilité engendrée par un conflit non réglé peut suffire à expliquer un geste maladroit (acte manqué). Ces deux explications, peur, culpabilité, pourraient également inhiber un effet psychosomatique favorable, annihilant la suggestion procurée par la préparation aux cérémonies.

On se trouve, comme d’habitude dans ces cas-là, devant un problème insoluble : on ne connaît pas la plante utilisée. Même si elle est efficace, il y a, nous l’avons vu, un effet psychosomatique indiscutable. Mais ce dernier est-il, même faiblement, lié à un éventuel effet psi ? Ce que nous avons observé ne nous permet en aucun cas de l’affirmer. Nous pensons cependant que, d’un point de vue théorique, il est raisonnable de penser qu’un effet psi est parfois présent au sein d’un effet psychosomatique puissant. Ceci devra encore rester une hypothèse tant que nous ne posséderons pas des connaissances supplémentaires.

Constatons en tout cas qu’il est très difficile de trouver du psi « pur » dans les manifestations magico-religieuse des sociétés primitives [8] .

 



[1] Village situé à près de 100km d’ABIDJAN (Côté d’Ivoire).

[2] Thèse : La religion traditionnelle des Abidji, Paris.

[3] Thème extrêmement répandu. Seule la vie peut donner la vie.

[4] Chez les Abidji il semblerait que l’œuf ait un pouvoir exorciseur. Un ami qui m’accompagnait ayant touché un homme encore possédé, ce dernier, émergeant lentement de son état, lui demanda des œufs en guise d’excuse. On casse généralement un œuf sur un lieu ou un objet supposé ensorcelé.

[5] Tendance manichéiste omniprésente chez les populations qu’il nous a été donné d’observer.

[6] En effet, si quelque chose ne marche pas, la cause ne peut être que personnalisée, venir d’une intention de nuire, donc d’un sorcier.

[7] Rite curieusement conservé chez les Spirites. L’efficacité par suggestion est remarquable dans ces cas-là.

[8] Ceci tient au fait que la culture autorise une socialisation de la pensée magique. Il n’existe pas, comme dans la pensée occidentale, une coupure au niveau du discours validé par la société, entre le fait et la représentation. Les catégories « Psi » et « non-Psi » sont tout à fait absentes. C’est cette distinction qui donne (en Occident) son objet scientifique à la parapsychologie (mais qui est aussi la cause de tous ses problèmes, car après tout ne peut-on penser qu’il s’agit là d’une impasse méthodologique ?).

L’inconvénient de cette attitude tient en deux points : - Impossibilité d’effectuer une recherche sur témoignages (telle que les longues listes de cas patiemment collectés par la SPR à ses débuts). – Il n’y a pas de « refoulé magique » pouvant produire de puissants effets psi et les cérémonies visent non pas la production d’effets sensationnels mais la vérification et l’accomplissement des représentations collectives (et ceci coûte que coûte, au besoin en aménageant sérieusement la réalité). Tous les artifices sont donc non seulement permis mais pas du tout reconnus comme tels.

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