Rencontre Forepp 1979, t.2

 

ANTHROPODYNAMIQUE DES PHENOMENES PARANORMAUX

par le Dr Hubert Larcher

 

Revue de Parapsychologie n°9, 1980

 

 

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, mes chers Amis,

 

   Si je souhaite apporter une utile contribution à cette rencontre pour une théorie générale des phénomènes psi, je m’y sens encouragé par cette considération qu’une théorie, si générale qu’elle ambitionne de se présenter, n’est jamais qu’une théorie, c’est-à-dire, suivant le mot grec théôrein, observer, une contemplation qui, appliquée au domaine scientifique, n’est qu’une construction intellectuelle méthodique et organisée, de caractère hypothétique, au moins en certaines de ses parties, et synthétique[1], bref : une manière de voir.

 

   Cependant, je ne m’y engage pas sans une certaine appréhension car il faut que cette manière de voir s’applique aussi correctement que possible à un ensemble de phénomènes a priori disparates assez exceptionnels pour que leurs observateurs les qualifient de paranormaux et que leurs expérimentateurs les considèrent comme difficilement répétables, de telle sorte qu’ils relèvent davantage, aux yeux de certains auteurs, de la méthode historique que de la méthode scientifique.

 

   Enfin, mon appréhension se transforme en réticence lorsque j’entends ces phénomènes être qualifiés de « psi ».

   Certes, je comprends bien que l’on veuille désigner par cette lettre grecque l’ensemble des phénomènes parapsychologiques[2] et de leurs effets ou manifestations paraphysiques, suivant la terminologie de Max DESSOIR, mais je comprends également que cette désignation puisse constituer un allergène pour certains esprits scientifiques, surtout pour ceux qui pensent qu’il est abusif de réduire un ensemble phénoménologique considérable aux dimensions d’une simple dépendance d’un département jusqu’ici de la psychologie, celui de sa frontière avec la psychopathologie.

   Je ne vous ferais pas l’injure de vous confondre, en 1979, avec ces réductionnistes puisqu’au contraire je pense que vous serez tous d’accord avec moi pour sortir des Grenzgebiete de la parapsychologie et de la psychotronique stricto sensu pour construire une théorie générale qui tienne compte de tous les états de l’être humain, de son ontogénie et de sa phylogénie.

 

I.                 Les Etats de l’Être humain

 

Le point de vue métapsychique.

 

   En 1889, Max DESSOIR, dans son livre Vom Jenseits der Seele, avait proposé les termes de parapsychologie pour « caractériser toute une région frontière encore inconnue qui sépare les états psychologiques habituels des états pathologiques », et de paraphysique pour désigner leurs manifestations objectives.

 

   Si le premier de ces deux termes est si répandu aujourd’hui en Europe, c’est après un long détour d’Allemagne aux Etats-Unis d’Amérique où l’Ecole de Joseph B. RHINE appliqua aux phénomènes parapsychologiques la méthode statistique préconisée par Charles RICHET soucieux d’appréhender scientifiquement ce qu’il considérait comme des phénomènes subjectifs.

 

   C’est d’ailleurs en raison de leur réserve scientifique vis-à-vis de ces phénomènes que les français n’avaient pas adopté le terme de parapsychologie, malgré les efforts déployés par Emile BOIRAC, recteur de l’Académie de Dijon.

 

   C’est aussi la raison pour laquelle Charles RICHET, prix Nobel de physiologie, fut conduit à unifier les deux concepts de Max DESSOIR en un seul, la métapsychique, dont la parapsychologie constituait le versant subjectif et la paraphysique le versant objectif.

 

   Il posait ainsi en principe l’unicité des phénomènes paraphysiques et parapsychologiques grâce aux interactions entre sujets et objets, ainsi que le souligne sa définition de la métapsychique : « une science qui a pour objet des phénomènes mécaniques ou psychologiques dus à des forces qui semblent intelligentes ou à des puissances inconnues latentes dans l’intelligence humaine ».[3]

 

   Ces interactions entre sujets et objets, fondamentales pour l’unité du concept métapsychique, désignent la personne humaine comme l’objet privilégié d’une étude à double entrée, psychique subjective et somatique objective, et c’est ce qui justifie le point de vue de RICHET, répété avec insistance, suivant lequel la métapsychique est un chapitre de la physiologie[4].

 

   Certes, nombreux sont ceux qui pensent, notamment de nos jours en France, que l’on peut, sans peine ni dommage, séparer de la neurologie une psychiatrie qui se suffirait à elle-même.

 

   Mais ce démembrement de la neuro-psychiatrie ne fait peut-être que précéder un remembrement somatopsychiatrique puisque l’hormonopsychiatrie et la psychopharmacologie montrent, avec une évidence chaque jour accrue, l’intimité des relations psychosomatiques et somatopsychiques cybernétisées.

 

   C’est exactement dans ce sens qu’il faut comprendre aujourd’hui le point de vue métapsychique. Métapsychologue, Sigmund FREUD avait pensé que le rêveur était plus proche de la veille que le dormeur, mais il fallut attendre plusieurs décennies pour que la physiologie du sommeil et du rêve nous précise, grâce à l’étude de leur tonus musculaire, que l’état du rêveur était plus profond que celui du dormeur. De même, les métapsychistes pensent que la physiologie ne doit pas être dissociée de la psychologie dans l’étude des états de l’être humain.

 

Les états psychophysiologiques.

 

   D’une personne très agitée par une forte émotion, le langage courant dit qu’elle est dans tous ses états. Il ne s’agit pas alors d’états pathologiques bien qu’elle ne soit pas dans son état normal. Cela signifie seulement que, comme le mot émotion l’indique, sa personne est en proie à toutes les modifications psychophysiologiques possibles à l’état de veille sans franchissement des seuils pathologiques.

 

   A son tour, l’état de veille avec ses diverses modalités, n’est pas le seul qui soit physiologique puisque d’autres états concourent, régulièrement, occasionnellement ou exceptionnellement au maintien des équilibres vitaux, comme les états de sommeil et de rêve.

 

   Cependant, si nous nous bornions à décrire ces états du seul point de vue psychologique ou métapsychologique, nous risquerions de limiter singulièrement le champ de l’exploration métapsychique car seuls seraient considérés les différents états de la conscience, the variate states of awareness comme on dit en anglais[5], à l’exclusion d’états plus profonds dans l’inconscience apparente ou réelle desquels se cachent peut être les réserves d’information et d’énergie les plus impliquées dans la phénoménologie paranormale comme le centre de gravité dans la partie profondément immergée de l’iceberg.

 

   Il importe donc d’explorer la psychosomatique de tous les états de veille, et notamment celle des impressions, des émotions et des impulsions, de la manière la plus objective possible, grâce aux progrès des techniques expérimentales, de la polygraphie et de la biochimie.

 

   Les états de sommeil et leur distinction d’avec le rêve sont de mieux en mieux connus grâce aux progrès de leur neurophysiologie qui montre que la phase paradoxale corrélative du rêve serait une forme particulière d’éveil[6]. Physiologiquement plus profonde que le sommeil, l’hypnose est moins bien définie que lui car plus occasionnelle, instable et fugace. Enfin le sommeil hivernal, bien connu chez les animaux, a ouvert la voie vers l’exploration et l’expérimentation de ces états de vie ralentie que C. JAULMES a nommés biocémèse et qui peuvent être exceptionnellement observés ou artificiellement provoqués chez l’homme[7].

 

   Enfin, ce ralentissement des fonctions vitales peut atteindre sa limite qui est l’arrêt fonctionnel total ou biostase, forme de vie suspendue qui se présente comme une mort apparente réversible. Lorsqu’est franchi le seuil de l’irréversibilité, il arrive, rarement à la vérité, que le corps résiste parfois très longtemps et d’une manière surprenante à la destruction organique, conservant un aspect de vie apparente, et cette mort suspendue est la thanatose[8].

 

   De ces états psychosomatiques de plus en plus profonds et inconscients paraissent pouvoir surgir des manifestations somatopsychiques hypervigiles de plus en plus élevées et conscientes, de telle sorte que si la veille peut être opposée au sommeil, on pourrait décrire comme supérieur à l’état de veille un état d’hypervigilance qui n’est pas sans relation avec celui de l’hypnose : l’état de lucidité, et, au-dessus de celle-ci, une forme d’extase avec refroidissement du corps, c’est-à-dire liée aux processus de biocémèse.

 

   Enfin les traités de phénoménologie mystique décrivent un état de « repos » supérieur, sorte de psychostase qui parait correspondre au nirvikalpasamadhi des Hindous, corrélatif à la biostase et, comme elle, réversible, tandis que l’état limite de béatitude, irréversible comme la thanatose, correspond au parinirvana ou « extinction complète » figuré par le Bouddha de Gal Vihara, à Sri Lanka, et à la dormition des chrétiens.

 

   On pourrait donc schématiser ces différentes états, habituels, occasionnels ou exceptionnels de l’être humain par une échelle de niveaux qui, de bas en haut, seraient de plus en plus conscients :

 

BEATITUDE

PSYCHOSTASE

EXTASE

LUCIDITE

VEILLE

SOMMEIL

HYPNOSE

BIOCEMESE

BIOSTASE

THANATOSE

 

La dynamique des transes.

 

   L’inventaire schématique de tous ces états psychophysiologiques intéresse l’ensemble du champ métapsychologique constitué par le compénétration des trois domaines de la psychologie, de la psychopathologie et de la parapsychologie. En effet, il constitue le préalable nécessaire à l’étude des mécanismes qui permettent de passer, de transiter des uns aux autres par le jeu des progressions, des régressions et des dissociations, par le refoulement des éléments de la conscience vers les niveaux profonds, par le défoulement vers la surface et les états élevés des énergies habituellement latentes ou des informations normalement subliminales. Et ce n’est que par une bonne connaissance des processus normaux et des fourvoiements pathogènes que l’on parviendra à mieux comprendre les émergences paranormales.

 

   Bref, il faudrait connaître la dynamique complète des transes, aussi bien de haut en bas que de bas en haut, qui seraient théoriquement au nombre de soixante douze sur une portée de dix niveaux si les deux extrêmes sont irréversibles. KUBIE y attache une très grande importance « parce que notre compréhension de toute la psychologie humaine normale et pathologique lui semble dépendre largement de la connaissance des processus par lesquels nous passons d’une structure mentale à une autre. »[9] Donc si la parapsychologie est bien une zone frontière entre la psychologie normale et la psychopathologie, notre compréhension de la parapsychologie dépend aussi largement de cette connaissance des transes.

 

   Deux transes sont vécues quotidiennement par chacun d’entre nous : la transe hypnagogique qui conduit de la veille au sommeil, puis la transe hypnopompique par la quelle nous revenons du sommeil à l’état de veille. Nous vivons plusieurs fois par nuit des transes du sommeil à l’état dit de phase paradoxale parce que, contrastant avec une résolution profonde du tonus musculaire général, se produit une activité d’éveil au monde subjectif du rêve, avec mouvements oculaires rapides qui suivent les images oniriques[10], et, parfois, réveil moteur secondaire comme dans la somniloquie ou le somnambulisme spontané.

 

   Certaines transes sont pathologiques, comme la narcolepsie dans laquelle le sujet passe brusquement de la veille à la transe du rêve avec une résolution du tonus musculaire particulièrement redoutable s’il est au volant de sa voiture.

 

   Si, au contraire, un dormeur s’éveille complètement du point de vue sensoriel tandis que son tonus musculaire demeure endormi ou dans l’état où l’a laissé le rêve, ce sujet se trouve en cataplexie c’est-à-dire dans l’incapacité de manifester la moindre expression motrice malgré son extrême angoisse et celle de son entourage. Lorsque les images du rêve, au lieu de demeurer au niveau inconscient du sommeil, font irruption dans celui de la veille, le sujet éveillé les perçoit comme des hallucinations, c’est-à-dire, suivant la définition de Henri EY, comme des perceptions sans objet à percevoir[11].

 

   Toutefois, il peut arriver que des perceptions hallucinatoires correspondent à des objets situés hors du champ perceptif normal et que, loin de jouer un rôle pathologique ou pathogène, elles réalisent une information clairvoyante ou une monition télépathique utiles, salutaires ou prophylactiques qui ne peuvent pas être qualifiées de pathologiques. On les nomme hallucinations véridiques, car ce sont des perceptions avec objet à percevoir non perceptible normalement, c’est-à-dire des perceptions paranormales.

 

   Il semble que de telles informations soient particulières à l’hypnoblepsie, transe du niveau de l’hypnose à la lucidité, que certains sujets s’entraînent à obtenir en fixant une boule de cristal.

 

   Ces quelques exemples suffisent à montrer toute la difficulté de distinguer la psychologie de la pathologie et de la parapsychologie, les trois pouvant être imbriquées à divers degrés, ou diversement appréciées, voire utilisées suivant les milieux socioculturels. Ici, l’épileptique sera une pythie, là l’hystérique une prophétesse, ailleurs le déséquilibré un sorcier grâce à l’émergence de « dons » compensateurs. Des rites viseront à provoquer des transes simulant l’épilepsie, l’hystérie et la dyslepsie en vue d’obtenir des émergences paranormales. On mesure donc toute l’importance du travail qui consistera à étudier systématiquement et expérimentalement toutes les transes possibles, tant du point de vue psychologique que du point de vue physiologique, si l’on considère que dix niveaux ou états offrent soixante douze possibilités théoriques sans compter toutes les variantes des dissociations sensori-motrices !

 

II.               Le point de vue ontogénique

 

   Cette dynamique des transes montre toute la richesse d’adaptation de l’homme en fonction de ses instances et des circonstances. Il est décrit habituellement par les physiologistes comme un organisme homéostatique sur le modèle de l’homéostat d’Ashby. Mais si l’on veut décrire ses véritables potentialités, il faut le comparer au multistat de Sauvan et considérer non seulement sa constance mais encore sa tendance, comme nous l’enseigne le modèle cybernétique.

 

   Les principales relations entre sujets et objets pouvant se résumer par trois mots : information de l’objet au sujet, communication entre sujets, action du sujet sur l’objet, et leurs version paranormales étant la clairvoyance, la télépathie et la psychocinèse, toutes affectent en définitive l’appareil neuromusculaire.

 

   Si l’ontogénie récapitule la phylogénie, on s’appliquera à bien distinguer les fonctions nerveuses eu égard à l’ordre chronologique d’apparition de leurs structures organiques. C’est ainsi que l’on considérera trois systèmes, en allant du plus récent au plus archaïque : le système cérébro-spinal, le système végétatif, et le système ammonique. Puis on cherchera comment ces trois systèmes peuvent s’associer pour former l’infrastructure d’un sens commun sensorimoteur, le sensorium hominis, capable d’assumer le normal entropique et le paranormal syntropique en les entraînant sur la voie d’une évolution subordonnée au sensorium dei.

 

Les trois systèmes.

 

Le système cérébro-spinal.

 

   L’information normale résulte de l’interaction qui vient affecter nos organes des sens. Lorsqu’elle est communiquée à notre conscience, nous la percevons. Nous y répondons par une réaction motrice. Ainsi le système cérébro-spinal présente-t-il une structure sensori-motrice avec voies de communications centrales intermédiaires. Son schéma le plus simple est celui que nous offre une coupe de la moelle épinière avec ses cornes postérieures où aboutissent les nerfs afférents, centripètes, sensoriels, et ses cornes antérieures d’où partent les nerfs efférents, centrifuges, moteurs.

 

   Ce schéma anatomique, en forme de sablier, est le support d’une fonction chronologiquement ordonnée puisque nos portes d’entrées sensorielles s’ouvrent sur des informations venues d’un passé d’autant plus lointain que les objets qui en sont la source sont plus distants, tandis que nos réactions motrices sont ordonnées en vue de l’avenir. Il est intéressant de remarquer l’analogie entre cette structure et celle de la représentation du temps par les relativistes au moyen d’un cône isotrope dans lequel le présent est figuré par le point d’intersection du passé et du futur[12]. Notre conscience, qui observe le présent, qui se souvient du passé et qui s’efforce de prévoir l’avenir, se déplace, avec ce présent qu’elle définit, le long d’une flèche du temps inexorablement irréversible, soit que nous allions du passé vers l’avenir, soit que le temps s’écoule de l’avenir vers le passé à travers nous comme le sable dans le sablier.

 

   « Si la vie et la conscience explorent en fait la dimension temporelle de l’univers dans le sens qui fait apparaître les entropies[13] comme croissantes et les actions comme retardées, c’est peut-être parce qu’elles sont obligées par nature de regarder dans le sens où est la certitude et de tourner le dos à celui où est l’incertitude », écrit le physicien M. Olivier COSTA de BEAUREGARD[14], après que le poète Guillaume APOLLINAIRE ait chanté :

 

Incertitude, ô mes délices,

Vous et moi, nous nous en allons,

Comme s’en vont les écrevisses,

A reculons, à reculons.[15]

 

   Ainsi sommes nous cortico-médullairement conditionnés dans le sens de l’univers physique inscrit dans notre structure anatomo-physioliguqe et reconnu par les relativistes dans notre représentation psychologique du temps. Ce besoin de certitude que nous demandons à l’information passée, nous cherchons à le communiquer prophylactiquement au présent de notre conscience en le projetant sur l’action afin de prévenir, de limiter, de réduire notre incertitude du futur en construisant notre avenir. En ce sens, on peut dire que le système cérébro-spinal obéit à la logique causale d’ARISTOTE[16].

 

Le système végétatif.

 

   Tandis que le système cérébro-spinal exploite le milieu extérieur au profit du milieu intérieur, le système végétatif, viscéral, adapte le milieu intérieur aux conditions du milieu extérieur. Par sa composante sympathique adrénergique, il s’adapte à la biodynamique et, par sa composante parapsympathique cholinergique, à la biostatique, assurant ainsi un équilibre sensori-moteur non volontaire, automatique, inconscient, au niveau de la régulation interne et, notamment, vaso-motrice. Par sa composante histaminergique, qui réagit aux allergènes, il présente une certaine analogie avec le système ammonique.

 

   Extrêmement sensible aux variations des milieux extérieur et intérieur comme à celles de l’affectivité, le système végétatif est, par excellence, l’instrument des réactions psychosomatiques et somatopsychiques. Ces réactions peuvent être bien mises en évidence par enregistrement micropléthysmographique, ainsi que l’a montré M. Alphonse GAY en objectivant par des tracés le comportement vaso-moteur et les variations du pouls capillaire[17]. Ce phénomène avait été cliniquement découvert, à l’échelle macroscopique, par le docteur Roger VITTOZ lorsqu’il posait le rebord cubital de sa main droite sur le front de ses patients pour « sentir » leur retour au calme sous l’influence de son traitement.

 

   Selon M. GAY, la spiritualité de VITTOZ s’accordait avec ses méthodes psychothérapeutiques pour donner à l’amour, non tant Eros qu’Agapè, c’est-à-dire à l’Amour infini, à l’Amour divin, intelligence, communion et joie surabondantes, le rôle prépondérant. Aussi s’efforçait-il d’entraîner ses patients à chasser de leurs pensées les fabulations du passé et de l’avenir et les représentations spatio-temporelles afin d’être et de vivre dans l’harmonie de l’éternel présent[18]. Et comme ce vécu présent réalise constamment la somme des expériences antérieures fondées sur « les associations temporelles qui répondent à la probabilité des phénomènes naturels »[19], le système végétatif paraît obéir à la logique probabiliste.

 

Le système ammonique[20]

 

   Bien avant l’édification du système cérébro-spinal qui permet l’exploitation du milieu extérieur, avant même celle du système végétatif d’adaptation du milieu intérieur, la vie, dès ses premiers stades cellulaires, a assuré l’exploration de son milieu aquatique primitif, condition de sa durée, au moyen de cils formés d’une colonnade de neuf fibrilles entourant un axe formé par une ou deux fibrilles.

 

   Le mouvement Brownien d’agitation moléculaire désordonnant toute structure inférieure à deux microns, les cils, qui sont plus petits que le micron, doivent, pour dépasser le désordre Brownien, ou se groupe en plages diffuses pour enregistrer des informations moléculaires ou s’accoler pour ne plus répondre qu’à des interactions molaires ou de masse. C’est ainsi que se sont différenciés un système postérieur, cérébro-spinal, parachordal, sensori-moteur, à distribution parie, adapté aux interactions molaires puis à la vie aérienne, et un système antérieur, préchordal, ciliaire, non moteur, impair et médian, adapté aux informations moléculaires aquatiques.

 

   Périmée chez les êtres aériens et musclés sous sa forme primitive, cette fonction ciliaire et son substrat anatomique ne disparaissent pas mais se transforment : c’est ainsi, par exemple, que l’appareil hypophysaire, se séparant de son origine mais demeurant impair et médian, se spécialise dans l’analyse chimique du milieu intérieur. Le « cerveau ciliaire » va encercler le diencéphale en développant, de l’épiphyse à l’infundibulum, un véritable anneau sagittal sensoriel impair qui sera bouclé par le noyau interpédonculaire. Ainsi, ce cerveau de la sensibilité moléculaire et de l’exploration du milieu n’a-t-il pas disparu devant le développement de la motricité cérébrospinale. Son information optique s’y est parfaitement adaptée. Son information rhinale, inutile à la vie aérienne, s’est dédoublée en odorat avec le lobe piriforme, également adapté à la vie motrice aérienne, et en « flair » avec l’hippocampe.

 

   La structure hippocampique des chordés a conservé l’indépendance de ses fonctions vis-à-vis de l’adaptation motrice. Ces fonctions, détachées de l’ensemble appelé rhinencéphale mais solidaires de l’hypophyse et des autres restes ciliaires qui forment l’anneau sagittal sensoriel impair et ses dépendances, sont qualifiées par M.H. SEUNTJENS de sens ammonique du fait de leur rapport avec la formation anatomique que DUVERNOY avait baptisée Corne d’Ammon. Ce sens ammonique, version aérienne du sens ciliaire aquatique, assure une saisie globale stratégique des milieux extérieur et intérieur pour la vigilance et l’alerte préalables à toute élaboration tactique comme à toute exécution motrice, et cette valorisation préalable à l’action est de type prémonitoire. Chez l’homme, cette saisie d’ensemble et cette valorisation peuvent être intégrées à l’activité cérébro-spinale grâce à la symbolisation, de telle sorte que la subconscience ammonique communique avec la conscience corticale et vient informer ce monde de ses pensées qui constitue sa seconde nature. « Si l’animal, très ammonique et peu cortical, sait, l’homme, ammonique et cortical en rapports variables, sait qu’il sait ». Informateur et non moteur, ce sens ammonique qui lui permet de se fixer un but sans examen de causalité obéit à une logique finalisée d’emblée[21].

 

Le sensorium hominis.

 

   L’étude des substrats somatiques de l’information, de la communication et de l’action permet de distinguer dans la nature humaine, suivant leur ordre phylogénique :

-        un système ammonique né du système ciliaire primitif, dont la stratégie d’exploration obéit à la logique finalisée d’emblée[22],

-        un système végétatif dont la tactique d’adaptation obéit à la logique probabiliste[23],

-        un système cérébro-spinal dont la logistique d’exploitation obéit à la causalité.

 

   Hélas ! Comme l’a écrit M. Arthur KOESTLER d’après les recherches du professeur Paul D. Mac LEAN, loin d’être harmonisées, les trois structures sont en conflit, notamment du fait d’une orgueilleuse inflation du néocortex cérébral, d’où résulterait cette psychopathologie propre à l’espèce humaine dont les effroyables manifestations destructrices ne cessent de se produire sous nos yeux[24].

 

   Un des problèmes les plus importants et les plus difficiles à résoudre qui se pose à l’homme est de découvrir l’art et la manière d’intégrer les trois fonctions dans un ensemble convergent, coordonné, cohérent où elles s’unissent et se complètent au lieu de se combattre.

 

   La notion de cette convergence se trouve en germe chez ALCMEON de Crotone, HIPPOCRATE, PLATON, ARISTOTE, qui recherchent un siège organique au sens commun. Ce sensorium est l’organe central où les sensations venues des divers sens s’unissent de manière à donner à l’esprit la représentation d’un objet.

 

   Autrement dit, c’est le lieu de la fonction qui permet au sujet de construire une synthèse cohérente et continue à partir des images diverses et discontinues venues de ses différentes portes d’entrées sensorielles d’informations.

 

   GORRES remarque que « chaque sens, en effet, a deux parties et comme deux éléments bien distincts : l’un extérieur, qui saisit les objets du dehors, et l’autre intérieur, correspondant au premier, mais dans un rapport plus direct avec l’âme à laquelle il rapporte les impressions venues du dehors. »[25] L’élément interne des divers sens rejoint le sens commun qui assure ainsi la synthèse des sens particuliers « rangés en cercle autour de lui », dit GORRES dans un texte qui préfigure la description du fameux polygone de GRASSET[26].

 

   Si nous passons de la synthèse des sens à celle des trois structures, nous voyons le système explorateur et le système expliciteur converger vers le système d’adaptation au niveau du noyau interpédonculaire, comme si le substrat de la logique probabiliste se situait entre ceux de la logique finalisée d’emblée et de la logique causale.

 

   M.H. SEUNTJENS voit dan ce lieu de convergence le siège possible du « régulateur suprême exigé par la théorie cybernétique »[27]. Selon lui, l’homme est un effecteur capable de déterminer ses valeurs[28] sans pouvoir se déterminer lui-même et il paie de cette force impuissante à s’auto-déterminer en pensant au-delà de lui-même « sans surmonter l’interrogation »[29].

 

   Ainsi, depuis ses modestes origines ciliaires, le sensorium moléculaire, primitivement utilisé pour explorer le milieu liquide, a-t-il été hissé au niveau d’un sens ammonique supérieurement finalisé et intégré dans un sensorium hominis qui rend la nature humaine capable d’aspirer à une totalité valorisée qui le dépasse sans cesse. Ce n’est peut être pas par hasard que les grands extatiques hindous, comme par allusion inconsciente à l’élément d’origine de ce sens, qualifient leur contemplation de vision océanique[30].

 

Le sensorium Dei.

 

   M. Jean ZAFIROPULO et le Docteur Catherine MONOD ont publié en 1976 un livre intitulé : Sensorium Dei dans l’hermétisme et dans la science[31]. Pour eux, le problème de la connaissance est éternel parce qu’il est insoluble : il n’existe pas de théorie susceptible de rendre compte, sans contradiction, de nous-mêmes et de notre milieu, et cela quelles que soient les prémisses dont on soit parti. Ce n’est que la difficulté de la démonstration qui fait qu’on l’ignore.

 

   Le sensorium de l’homme ne sera donc jamais qu’imparfait par lui-même, mais c’est le reflet le moins imparfait qu’il puisse parvenir à édifier de l’image du sensorium Dei.

 

   Sensorium Dei est la traduction latine par BOECE d’un terme d’ARISTOTE pour désigner le monde comme matérialisation de la pensée de Dieu qui nous serait partiellement accessible, ce par quoi Dieu toujours présent a conscience de ce monde qu’il crée et qu’il dirige.

 

   ARISTOTE avait médité sur trois genres de mouvements :

-        ceux qui sont créés par les moteurs,

-        ceux qui sont crées par les causes finales,

-        ceux qui sont naturels.

   Ces trois genres évoquent bien les trois logiques causale, finalisée d’emblée et probabiliste qui répondent aux fonctions des trois circuits dont la convergence aboutit au sensorium hominis ce qui tend à faire de celui-ci une image ressemblante du sensorium Dei. Newton aurait donc eu raison de voir un rapport anthropothéologique entre les deux.

 

   Malheureusement, bien que la pensée humaine ait réussi à mieux appréhender la notion de sensorium Dei depuis les travaux d’EINSTEIN et de DE BROGLIE, le théorème de Kurt GOEDEL montre bien la limitation de l’esprit humain et son incapacité à sortir de la contradiction[32].

 

   Il n’en demeure pas moins que l’analogie entre le sensorium hominis et le sensorium Dei invite l’homme à se finaliser vers une valorisation absolue, c’est-à-dire à faire tendre limage vers une ressemblance aussi parfaite que possible pour recevoir une information transcendante, pour participer à une communication totale et à une puissance infinie.

 

   Si l’on définit la mystique comme la relation d’une totalité transcendante avec une partie de cette totalité, il est évident que le besoin de dépassement de l’homme ne prend tout son sens que dans la dimension mystique.

 

   C’est pourquoi Frédéric W.H. MYERS avait raison de parler du supranormal, qui ne fait nullement double emploi avec le terme de paranormal proposé par Whately CARINGTON. Pour MYERS, il n’y avait pas d’équivoque : la différence entre le paranormal et le supranormal était celle qui sépare le fini psychique de l’infini spirituel. « Quelle faculté finie est capable d’embrasser l’infini ? » se demandait-il[33].

 

III.             Le point de vue phylogénétique

 

   S’il est difficile de répondre à la question de MYERS, celle-ci a, du moins, le mérite de nous conduire à penser que l’infini embrasse tout le fini et que, par conséquent, le supranormal embrasse aussi bien le normal que le paranormal.

 

   Nous avons donc à étudier la norme, c’est-à-dire les lois qui résultent des grands nombres, et l’exception qui résulte des petits nombres, même la plus rare, la plus singulière, la plus improbable, si nous voulons nous approcher des principes qui, eux, ne souffrent aucune exception.

 

   Ce n’est qu’en étudiant l’évolution normale et ses émergences paranormales que nous augmenterons nos chances d’ouverture vers un supranormal qui, les transcendant, peut seul les valoriser en les éclairant par en haut. De même que la métapsychique ne peut guère concevoir une parapsychologie coupée de toute racine physiologique, de même il paraît difficile de prétendre établir une théorie générale des phénomènes paranormaux en isolant le monde psychique de toute valorisation mystique. D’où l’importance de la pneumatologie.

 

Sens général de l’évolution

 

   L’ordre chronologique d’apparition des êtres vivants sur la terre est lié à leurs sources énergétiques. Grâce à la fonction chlorophyllienne, les végétaux fixent et transforment l’énergie photonique de la lumière solaire pour la transmettre aux animaux et à l’homme qui s’en nourrissent.

 

   Que l’on soit déterministe ou finaliste, évolutionniste ou créationniste, fixiste ou mutationniste, tout le monde s’accorde pour classer les êtres vivants dans un ordre, une disposition, une progression qui vont des plus rudimentaires aux plus élaborés, ces derniers étant sous la dépendance nutritive de leurs prédécesseurs.

 

   Ainsi, si l’ontogénie récapitule la phylogénie, c’est qu’elle conserve en sa programmation la mémoire d’une longue histoire continue cachée sous l’apparente discontinuité des êtres vivants dont la précession pourrait être comparée à celle des perles d’un collier dont le fil invisible est celui de l’énergie reçue du soleil.

 

   L’ordre topologiquede ces êtres est indiqué par la polarité qui résulte de leur morphogenèse, de leurs différents topismes et des contraintes de la gravitation. La disposition de leur structure dans l’espace peut se définir en fonction d’un pôle de nutrition et d’un pôle de reproduction. C’est ce dernier qui se dresse vers le soleil chez les végétaux tandis que leur pôle nutritif s’enracine dans la terre et plonge dans les eaux.

 

   Qu’on me permette de n’évoquer qu’à grands traits la reptation des racines vers les eaux et la courbure des branches s’étalant vers la lumière, puis les êtres horizontaux qui s’y mêlent : poissons dans les eaux, oiseaux dans les airs, reptiles sur le sol. Ensuite les batraciens surgissant des eaux, puis le développement du train postérieur affecté à la propulsion et la spécialisation des membres antérieurs pour grimper, lutter, saisir. Enfin, le pôle nutritif, qui, inférieur, était devenu antérieur, se dresse à la rencontre du fruit de l’arbre tandis que le pôle de reproduction de postérieur devient inférieur, et l’on assiste à la verticalisation progressive, accompagnée de latéralisation des membres supérieurs, d’opposition des pouces, de développement des sommets pulmonaires, de « pneumatisation », jusqu’à l’épanouissement de la conscience et du langage humains.

 

   La série discontinue des êtres vivants nous apparaît ainsi, du point de vue topologique, comme liée par l’invisible continuité d’une courbe concave vers le haut, dont les deux extrémités verticales, constituées par l’arbre et l’homme, sont de polarités inverses tandis que l’énergie solaire y circule en allant de l’arbre à l’homme.

 

   L’ordre dynamique de ces êtres de plus en plus complexes va dans le sens d’une augmentation de la syntropie, d’une intégration de l’information, d’une conquête progressive de l’autonomie. Le chemin de leur évolution va de la nécessité vers la liberté en passant par la probabilité.

 

   On décrit classiquement les premiers êtres vivants passivement ballottés dans le sein de ces eaux mères qu’ils ne peuvent qu’explorer, puis leur organisation cellulaire ou coloniale formant des cavités susceptibles d’en utiliser les courants, d’en circonscrire une parte, de se l’incorporer, de l’inclure de plus en plus complètement pour, en fin de compte, isoler et s’approprier cette inclusion, et en faire un milieu intérieur dont les mécanismes d’adaptation vont défendre de mieux en mieux l’homéostasie, c’est-à-dire la constance. Enfin le développement locomoteur permet aux animaux d’échapper progressivement aux servitudes du milieu extérieur et de l’exploiter au profit d’une autonomie croissante.

 

   Cette tendance à l’autonomie se réalise toujours suivant les mêmes principes généraux, bien mis en évidence par le docteur Pierre VENDRYES[34] : d’une part, la mise en réserve de l’énergie, d’autre part, son utilisation dans le sens opportun et au moment voulu, offrant ainsi des possibilités de choix de plus en plus libres, ce qui permet à l’auteur de conclure à l’interprétation probabiliste de l’autonomie et de l’autocinèse qui ouvrent à l’homme la voie de la liberté et de la volonté.

 

Les phénomènes paranormaux dans l’évolution

 

   Si l’on considère l’ordre chronologique de l’évolution, on voit que si le soleil, source de l’énergie des êtres vivants, est bien le centre lumineux, calorique, gravitationnel de notre système planétaire, c’est bien l’homme qui, jusqu’à preuve du contraire, en demeure le centre informatique, et cette prise de conscience devrait guérir notre civilisation occidentale de son complexe de Galilée.

 

   Guéris ou non, nous répugnons à penser que l’information du macrocosme si bien intégrée dans le microcosme soit vaine, aléatoire et dépourvue de sens, vouée à disparaître à tout jamais dans le retour à la poussière et le nivellement thermodynamique de la fin du monde.

 

   Aussi l’homme, « effecteur capable de déterminer ses valeurs sans pouvoir se déterminer lui-même »[35], pense-t-il « au-delà de lui-même » à sa survie « sans pouvoir surmonter l’interrogation ». Il tente d’y parvenir en interrogeant sa propre mort et la mort des autres, et en explorant les transes les plus profondes : biocémèse, biostase et thanatose, ainsi que les plus élevées : extase, psychostase et béatitude. Transes les plus régressives et les plus progressives d’où peuvent surgir les manifestations paranormales les plus rares, les plus exceptionnelles et les plus improbables mais aussi les plus amples, les plus intenses et les plus signifiantes.

 

   Dans l’ordre topologique, cette évolution le long du cycle de l’énergie photonique jusqu’à l’homme laisse insatisfait : cet homme vertical est-il bien le terminus d’une évolution dont la courbe, venant du soleil à travers l’arbre, le situe à la limite du troisième quart du cercle qui marquerait son retour au soleil, ou bien le quatrième quart de ce cercle inachevé est-il prometteur d’une possibilité de révolution complète, et, en ce cas, sous quelle forme ?

 

   Le mécanicien en manifeste la tendance en luttant contre la pesanteur au moyen de machines volantes et de fusées, comme Icare et Armstrong, tandis que le mystique imagine un retour à la lumière d’au-delà de ce monde par transformation du corps physique en corps glorieux. La conquête technique du firmament par les cosmonautes ne réalise qu’un aspect très partiel de cette tendance que les sains ressentent comme le désir de « monter au ciel ». Mais le désir des saints ne satisfait que bien peu le réalisme des cosmonautes.

 

   La technique objective et l’aspiration subjective paraissent explorer des directions diamétralement opposées, l’une somatique tournée vers le monde extérieur, l’autre psychique tournée vers le monde intérieur, alors que ne serait pleinement satisfaisant pour leur commune tendance qu’un accomplissement à la fois réaliste et mystique, c’est-à-dire une métamorphose effective de la nature somatopsychique susceptible de résoudre la contradiction qui paraît opposer la lumière extérieure physique du soleil et de la lumière intérieure psychique de cette conscience totale que MILOSZ appelait « soleil de la mémoire »[36].

 

   Dans l’ordre dynamique, on voit que l’être vivant évolue dans l’exploration du nécessaire vers l’adaptation à l’aléatoire, puis de là vers l’exploitation de l’autonomie par l’autocinèse, cette conquête de l’autonomie vis-à-vis des aléas extérieurs n’étant exploitable que grâce à l’homéostasie du milieu intérieur protégé contre les aléas anarchiques du dedans par une physiologie régulatrice.

  

   Toutefois, comme nous l’avons dit à propos de la dynamique des transes, cette constante homéostatique n’est pas exclusive de changements d’homéostasie suivant le modèle du multistat. C’est ainsi, par exemple, que, conquise sur la poîkilothermie des animaux à sang froid, l’homéothermie de l’homme n’exclut pas un retour à la poïkilothermie en cas exceptionnel de transe vers la biocémèse comme dans les hibernations conservatrices ou dans certaines extases médiumniques. Normalement limitée à un maximum de 43° C au-delà desquels la vie paraît impossible, l’homéothermie humaine souffre de rares exceptions et l’on a pu observer des hyperthermies paranormales[37]. Au cours de l’une d’elles, la thermométrie démontra que le Padre Pio avait atteint la température de 48,5° C[38]. Or ces hyperthermies ne peuvent se produire sans d’importantes conséquences sur la biochimie moléculaire de ceux qui en sont le siège, notamment au niveau des cellules nerveuses.

 

   Ainsi, l’homme, normalement homéostatique, peut-il tirer de ses possibilités multistatiques toute une gamme de manifestations paranormales. Dans le désordre, ces manifestations, aberrantes, insensées, anarchiques, sont à inscrire au compte de curiosités naturelles ou de la pathologie, à laquelle les mystiques paient un lourd tribut comme on le lit dans les hagiographies. Dans l’ordre, finalisées, sensées, hiérarchisées, elles s’inscrivent admirablement dans la perspective de la tendance à l’autonomie. Clairvoyance, télépathie, psychocinèse et ses effets somatiques paraissent affranchir le sujet des contraintes objectives de l’espace, du temps et du mouvement pour ajouter à sa marge normale d’autonomie une frange paranormale propre à augmenter son autocinèse en direction de l’accomplissement effectif des tendances les plus profondes et les plus secrètes de l’humanité.

 

La machine à faire des dieux

 

   L’ensemble de ces phénomènes paranormaux constitue une hyperbiologie qui, lorsqu’elle est bien finalisée comme dans l’évolution mystique, mérite le nom d’hagiologie. Celle-ci comprend des manifestations physiques et somatiques qui intéressent la métapsychique objective et la psychotronique, comme, par exemple, la faculté de vivre sans manger ni boire (inédie), l’invulnérabilité, l’incombustibilité et les autres formes d’immunité, les guérisons paranormales, la lévitation, la bilocation, les manifestations à distance, les actions psychocinétiques sur le milieu extérieur, la bioluminescence… Elle comprend, de même, de profondes modifications de la vie psychique ordinaire qui intéressent la métapsychique subjective et la parapsychologie, et tout se passe comme si les émergences paranormales étaient d’autant plus élevées, plus intenses et plus puissantes qu’elles surgissent de transes d’origine plus profonde.


   S’il en est bien ainsi, on comprend pourquoi, de tous temps, en tous lieux, dans toutes les cultures, les ascètes mystiques ont cherché dans la mortification de certaines fonctions par renoncement à leur exercice et à leur satisfaction, le moyen de se transformer. Il semble que le mérite du premier effort de systématisation de l’étude de ces mortifications et de leurs effets revienne à Josef von GÖRRES[39]. On peut, théoriquement et très schématiquement, distinguer les mortifications des fonctions inférieures : sexuelles, digestives, hépato-rénales ; celles des fonctions supérieures : respiratoires, circulatoires, nerveuses, et celles des fonctions générales : métaboliques, énergétiques et, notamment, thermodynamiques.

 

   Les trois vœux monastiques de chasteté, pauvreté et obéissances, font ressembler l’ascète à un enfant, la réduction alimentaire du nourrisson, l’inédie au nouveau-né avec section du cordon ombilical, l’apnée au foetus avant la naissance, l’arrêt circulatoire à un embryon de moins de quatre mois et demi, la biostase à un ovule sans échanges avant la fécondation. Ainsi ces mortifications paraissent-elles aller à contre-courant de la nature en récapitulant à rebours les différentes phases du développement ontogénique. On pourrait donc penser qu’elles sont profondément régressives, mais il n’en est rien. En effet, l’effort ascétique est comparable à celui d’un archer qui ne tire en arrière la corde de son arc avec une force égale à celle qu’il déploie pour pousser le bois en avant qu’afin d’accumuler l’énergie destinée à propulser la flèche. De ce déploiement d’énergie si particulier peuvent résulter des effets psychosomatiques singuliers comme si, de l’écart entre le courant normal de la probabilité et le contre-courant ascétique de l’improbabilité pouvaient surgir les ressources énergétiques nécessaires à l’éclosion des grands phénomènes paranormaux de la vie mystique.

 

   Lorsque la biostase, réversible et, pour cette raison, qualifiée de vie suspendue ou de mort apparente, s’achemine vers le seuil de l’irréversibilité, la mort fonctionnelle peut s’accompagner – rarement à la vérité – d’une conservation organique si parfaite que cet état de thanatose peut être qualifiée de vie apparente ou de mort suspendue. C’est en cet état que fut trouvée sainte Thérèse d’AVILA lors de l’examen canonique de son corps le 29 mars 1952, soit neuf ans et cinq mois après son décès. Quelques jours plus tard, son cœur extrait en secret donna quelques pulsations tandis que la Prieure du monastère le tenait dans sa main droite[40].

 

   Si Xavier BICHAT a défini la vie comme « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », on peut considérer comme faisant partie de la vie toutes les réactions qui tendent à protéger naturellement l’arrêt des fonctions en retardant la destruction des organes, notamment le refroidissement, la mise à l’abri de l’air et la dessiccation naturels. C’est ainsi que la thanatose achève de réduire l’homéotherme en poïkilotherme. Certains, appelés myroblytes, s’embaument en élaborant des substances biochimiques conservatrices non dénaturantes – huiles et odeurs de sainteté – qui les transforment en organismes quasi-végétaux. Enfin, la dessiccation les matérialise avant retour à la poussière d’où ils sont venus, c’est-à-dire aux sources de la matière et de l’énergie.

 

   On voit que la thanatomorphose physiologique tend à récapituler à rebours la phylogénie en régressant de l’homme à l’animal à sang froid, au végétal et au minéral avant destruction complète. Ce contre-courant phylogénique fait tout naturellement suite au contre-courant ontogénique décrit à propos des mortifications fonctionnelles partielles. On peut donc se demander s’il ne fait pas partie de la corde de l’arc dont le bois serait tendu à craquer en avant jusqu’au cœur de la thanatomorphose.

 

   Le plus grand de tous ces phénomènes, le plus insaisissable, le plus difficile à admettre autrement que par acte de fois, est le passage de la mort à l’immortalité, qui nous paraît normalement et paranormalement impossible.

 

   N’oublions pas cependant qu’à travers tous ses efforts ascétiques, le mystique authentique ne vise nullement l’acquisitions de pouvoirs paranormaux – il s’en défie plutôt qu’ils émergent – mais n’aspire de tout son être qu’à participer à cette transcendance infinie qui se communiquer à sa finitude. Ce n’est que par le mystère de cette communication spirituelle, supranormale, que se peut concevoir la pneumatisation de l’homme somatopsychique, seule capable de donner tout son sens à son évolution, vers le soleil de la gloire.

 

   Dans le principe, ce qui nous paraît impossible, s’il n’est, en soi, qu’infiniment improbable, peut être réalisé par une puissance infinie. C’est par référence à cette toute puissance supranormale que le mystique peut croire et espérer son passage des enfers de la mort au ciel de l’immortalité. Et ce n’est que si l’on parvient à concevoir cette immortalité que l’on pourra comprendre pourquoi BERGSON disait dans les remarques finales des deux sources de la morale et de la religion intitulées Mécanique et mystique, que l’univers est une machine à faire des dieux.

 

DISCUSSION AYANT SUIVI L’EXPOSE DU Dr LARCHER

 

FF = François Favre

HL = Hubert Larcher

PJ = Pierre Janin

YL = Yves Lignon

X  = ?

M.G. = ?

 

FF :

Je remercie le Docteur LARCHER de son exposé parce qu’il me semble qu’il a défendu des aspects moraux et poétiques de la parapsychologie, ce que personne, même dans une approche théorique, n’a fait jusqu’à présent.

   Il y a juste un petit point : dans le résumé que vous aviez communiqué, à propos du système végétatif d’adaptation, il obéit à la logique synchronique, dites-vous. Or, tout à l’heure, dans votre exposé, vous avez parlé d’une logique probabiliste. J’aimerais savoir quel rapport vous faites entre la logique probabiliste et cette logique synchronique.

 

HL :

   En effet, dans le résumé de ma communication, j’avais écrit que le système végétatif d’adaptation obéit à la logique synchronique, tandis que dans ma communication, j’ai dit qu’il paraît obéir à la logique probabiliste.

 

   Enregistrant l’expérience du passé pour la réinvestir dans le présent grâce aux phénomènes de l’apprentissage et de l’habitude, ce système s’adapte d’autant mieux à telle ou telle stimulation extérieure que celle-ci est plus fréquente parce que plus probable. L’Esquimau est adapté au froid comme le Pygmée à la chaleur parce qu’une chaleur tropicale est aussi improbable dans les glaces du Nord qu’un froid polaire dans les forêts équatoriales. Mais dans notre pays tempéré, j’hésite souvent sur le choix de mes vêtements puisque les probabilités de beau ou de mauvais temps sont plus aléatoires et donc moins prévisibles. Si, au lieu de prendre l’exemple du chaud et du froid extérieurs, je prends celui de situations affectives, l’incertitude peut être encore plus grande, avec éventualité de situations très rares, inattendues, exigeant un effort d’adaptation tout nouveau sous peine de choc.

 

   Cette « relation temporelle qui articule les conditionnements », comme dit SEUNTJENS, obéit donc bien à la causalité probabiliste, c’est-à-dire à une causalité qui n’est pas directement celle d’Aristote. En effet, ce n’est pas le stimulus sonore qui est la cause de la salivation du chien de PAVLOV ; c’est la probabilité de sa relation temporelle avec la poudre de viande présentée au chien. Ce conditionnement obéit donc à la logique probabiliste.

 

   Quel est donc son rapport avec la synchronicité ? Nous avons vu que le système végétatif s’adaptait aussi bien aux variations aléatoires du milieu extérieur qu’à ceux de l’affectivité. Supposons maintenant qu’à l’instance corresponde une circonstance sans lien de causalité, comme dans l’exemple classique de JUNG, dont la malade avait rêvé d’un scarabée et qui voit une cétoine heurter la vitre : la coïncidence entre ces deux aléas lui a permis d’obtenir une meilleur communication avec cette malade, car le choc que l’on éprouve lorsqu’on rencontre à l’extérieur une sorte de réponse à une impulsion venue du dedans marque ce que l’on appelle un « instant privilégié ».

 

   Ces phénomènes de coïncidence entre l’instance et la circonstance peuvent, parfois, déclencher, sur le plan somatique, des guérisons miraculeuses, comme, sur le plan psychique, des conversions instantanées. C’est dire qu’ils sont particulièrement émouvant et prégnants pour ceux qui les vivent, et qu’ils sont vivement ressentis par le système végétatif dont la réaction obéit alors comme doublement à la logique probabiliste.

 

   Plus encore : l’instance née du dedans et la circonstance venue du dehors sont issues de deux séries de jeux de hasards, interne et externe, de telle sorte que leur coïncidence non causale apparaît comme un hasard au second degré dont l’improbabilité éveille dans le sujet l’impression d’une harmonie supérieure, d’une relation entre le moi et le non moi, d’un dialogue ou d’une connexion entre les mondes subjectif et objectif, d’une totalité transcendantes et maîtresse des jeux. En ce sens, je crois pouvoir considérer que le système végétatif s’adapte non seulement aux probabilités internes et externes mais encore aux coïncidences non causales entre les deux et qui paraissent en manifester la synchronicité. C’est ce jeu un et triple de la logique probabiliste qui constitue à mes yeux la logique synchronique.

 

X :

   Vous distinguez entre hallucinations comme perceptions sans objet et hallucinations véridiques ou hallucinations de clairvoyance. Je voudrais bien savoir, au niveau du vécu, comment cela peut être distingué objectivement.

 

HL :

   Dans certains cas, le psychiatre pourrait vérifier si un objet correspond à l’hallucination, mais la plupart des psychiatres considèrent toute hallucination comme une perception sans objet à percevoir et en font la définition même de l’hallucination.

 

X :

   Dans ce cas-là, vous ne donnez à l’objet que la définition classique, celle du sens commun à la limite.

 

HL :

   Absolument.

   D’autre part, il ne me paraît pas possible que le sujet distingue une perception hallucinatoire d’une perception réelle au moment où il la perçoit. Cette impossibilité est le propre d’une hallucination authentique. La seule manière qu’il ait de savoir que c’est une hallucination, c’est d’en sortir et de se dire : « Comme cette perception n’a duré que quelques instants, je suis sûr que je ne l’ai pas rêvée, bien qu’elle ne corresponde pas à ma perception courante. Donc, c’est une vision, s’il se trouvait dans certains états de somnambulisme, il pourrait se comporter pratiquement d’une manière particulièrement adaptée. Ceci nous ramène à ce que l’on disait ce matin des sujets retrouvés loin des lieux où ils avaient perçu des soucoupes volantes, et dont le déplacement constituait un élément objectif d’appréciation de leur témoignage.

 

   Dans l’Antiquité et le passé, on trouve des exemples historiques de déplacements inexpliqués. C’est ainsi que le Seigneur de MARCHAIS et deux chevaliers retenus prisonniers en Egypte, ayant sculpté une statue de Notre Dame dans leur geôle, se réveillèrent au pied d’un arbre près de Laon avec cette statue et la fille de celui qui les avait capturé, tous quatre ignorant comment ils avaient été transportés pendant leur sommeil du lieu de leur captivité jusque dans leur pays d’origine. Ce fut là l’origine du célèbre pèlerinage à Notre Dame de Liesse, en 1134.

 

YL :

   C’est là une question à laquelle je n’avais pas pensé. Il y a dans la littérature des troubadours un certain nombre de témoignages du même type. Des chercheurs comme René NELLI se sont demandés si véritablement il y avait la possibilité matérielle, étant donné les moyens de locomotion de l’époque, de faire le déplacement en un temps aussi court. Et, d’après René NELLI, la réponse est non pour quelques cas. Autrement dit, il y aurait déjà eu des OVNI. J’y pense brusquement parce que vous soulevez ce cas que je ne connaissais pas. Dans la littérature des troubadours, on s’aperçoit que l’auteur ou les auteurs collectifs ont été en deux endroits très éloignés dans un espace de temps relativement court.

 

HL :

   On trouve cela dans toutes les hagiographies, et parfois la légende rapporte que le sujet a été transporté par des anges, qu’il a eu une bilocation, qu’il a été téléporté d’une manière très rapide. Je ne peux pas vous dire comment cela se passait, mais les observations sur les lévitations de saint Joseph de Cupertino sont très précises, et bien recueillies grâce au procès de canonisation. S’il est devenu le patron des aviateurs, c’est parce qu’on l’a vu quelquefois non pas léviter verticalement mais à petite distance au dessus du sol à très grande vitesse, en rase-mottes pourrait-on dire.

 

YL :

   Je voudrais vous demander votre opinion. Des auteurs ont écrit que le plus grand corpus de phénomènes paranormaux, c’étaient les livres sacrés, quelle que soit la religion.

 

HL :

   C’est évident. Surtout si l’on inclut les hagiographies, les Acta sanctorum.

 

YL :

   Est-ce que vous pensez, en supposant qu’effectivement tous les livres sacrés fournissent des récits de phénomènes paranormaux, qu’une explication de type matérialiste ou mécaniste, comme on voudra, est suffisante, à votre point de vue ? Les dogmes de la religion chrétienne rendent parfaitement compte des phénomènes décrits dans l’Ancien Testament. Est-ce que les explications de type matérialiste peuvent en rendre aussi bien compte ?

 

HL :

   Je suis matérialiste avec la matière, à condition que l’on tolère que je soie psychiste avec la psyché et spiritualiste avec l’esprit ou, pour parler grec, pneumatologiste avec le pneuma. La querelle de certains théologiens avec certains matérialistes est fausse parce qu’elle nous place sur un plan de dualité ou de réductionnismes abusifs opposé à la communication entre complémentaires qui est à mes yeux nécessaire. Au contraire conviendrait le consensus de toues les disciplines, pneumatologie comprise, pour parvenir à étudier complètement la phénoménologie paranormale, ainsi que vous pourrez le lire dans le n°25 de la Revue métapsychique. Le point de vue théologique doit être considéré comme les autres points de vue possibles dans le concert interdisciplinaire. Dans les « forces qui semblent intelligentes » ou « les puissances inconnues latentes dans l’intelligence humaine », rien ne prouve jusqu’ici qu’il n’y ait que de l’humain. Vous avez entendu M. AMADOU parler de la volonté d’après SCHOPENHAUER : rien n’indique que cette volonté doive être considérée comme propriété exclusivement humaine.

 

   Tout à l’heure, je vous invitais à nous guérir du « Complexe de Galilée ». Mais il ne faudrait pas, pour autant, tomber dans l’excès inverse et tout ramener à l’homme exclusivement. Surtout pas à cet homme imparfait ou perturbé que nous avons évoqué, dissocié, susceptible de délire, de schizophrénie ou de paranoïa. Non ! Un homme parfaitement évolué, un homme microcosmique, un homme idéal, un homme-Verbe incarné, impliquerait, lui, une communication avec l’information totale, celle à laquelle aucune autre information ne pourrait être ajoutée. Ceci nous entraînerait trop loin, mais je pense que MYERS avait tout à fait raison de parler de « supranormal » et que c’est une erreur que de détrôner ce supranormal au profit du paranormal. C’est commettre une erreur réductionniste. Normal et paranormal sont tous deux transcendés par le supranormal.

 

   J’ai dit cela au Congrès d’IMAGO MUNDI, à Augsbourg, en juillet 1976, à propos des guérisons paranormales et supranormales, et M. Hermann OBERTH ayant demandé de préciser le critère qui permet de les différencier, j’ai confirmé que, pour moi, d’après trente ans de réflexion, c’était le critère de l’infinitude. En effet, le paranormal fait partie de ce monde fini tandis que le supranormal ne peut pas se concevoir sans faire appel à la notion d’infini. Concevez, par exemple, ce que serait une information infinie : ce serait le Plérôme. Une communication infinie : ce serait le Logos. Une action infinie : cer serait la Toute puissance seule capable de réaliser en acte un phénomène infiniment improbable. C’est l’intervention de l’infini dans l’information, la communication et l’action qui leur donne une dimension supranormale. Plus grande est l’improbabilité, plus rare est la manifestation, plus on s’approche des limites du paranormal. Mais dès lors que l’on passe du fini à l’infini, on change totalement de dimension, on sort des limites du microcosme et du macrocosme pour entrer dans la transcendance du microthéos et du macrothéos. Une telle transcendance ne retire rien au monde du fini, mais elle les assume entièrement. C’est pourquoi je pense que BERGSON a eu raison de considérer l’univers comme une machine à faire des dieux.

 

YL :

   Est-ce que vous iriez jusqu’à poser l’hypothèse selon laquelle il pourrait exister des êtres, et je dis ceci sans référence anthropomorphique, qui seraient par rapport aux êtres humains un peu comme sont les êtres humains par rapport aux animaux, c’est-à-dire qui possèderaient avec eux certaines facultés en commun mais sous des formes différentes ?

 

HL :

   Des anges, des êtres intermédiaires, des démons ou autres entités ? Je ne vois rien qui nous permette d’en affirmer l’inexistence. Mais je dirais que dans une telle para – ou supra-évolution, création ou émanation, il faudrait faire intervenir des notions qui, vraisemblablement, nous dépassent et sont d’ordre pneumatologique.

 

PJ :

   Je voudrais poser à Hubert Larcher une question à laquelle vous avez probablement déjà répondu : quand on fait en laboratoire une expérience de parapsychologie, si je vous ai bien compris, ce n’est que du paranormal. Ce ne peut être du supranormal ?

 

HL :

   Pourquoi pas ?

   Si vous posiez la question à un alchimiste digne de ce nom dans son laboratoire, il vous répondrait que le véritable Grand Œuvre comprend des opérations normales et paranormales assumées par la manifestation du supranormal. Par exemple, vous êtes en présence de votre tychoscope. Vous « dialoguez » non seulement avec sa matière et avec sa forme mais encore avec les probabilités de sa dynamique aléatoire. A ce propos, vous avez dit hier… comment avez-vous dit cela ?... qu’il était jadis considéré comme diabolique de vouloir animer une matière…

 

PJ :

… de vouloir imiter la vie…

 

HL :

   … imiter le vivant. Eh bien ! je ne pense pas ainsi parce que, historiquement, c’est au contraire une des plus anciennes idées religieuses du monde hébraïque : l’homme a été crée à l’image et à la ressemblance de Dieu. Hélas ! Cette image a perdu sa ressemblance par ce que les théologiens ont appelé la chute originelle, d’où son incapacité d’atteindre par elle-même la perfection. Pour retrouver la ressemblance avec celui dont nous sommes l’image, il faudrait que cette image devienne une partie intégrée de cette totalité infinie et Toute puissante qui l’a créée, car la partie d’un ensemble infini lui est isomorphique suivant la définition des ensembles infinis que nous devons à Richard DEDEKIND.

 

   Mais dès lors que cette image intégrée à cette totalité infinie lui est isomorphe, elle retrouve sa pleine ressemblance. Et comme ce tout est créateur, son image, parce que ressemblante, devient créatrice ou, du moins, participante du pouvoir créateur. De simplement imaginative, son imagination devient imaginale. Pour en faire la preuve expérimentale, le Rabbi LOEW, à Prague, a animé le limon de la Moldau après l’avoir purifié et façonné en forme de créature androïde. Je vous renvoie, sur ce sujet, au livre de M.A.D. GRAD : Le golem et la connaissance, paru chez Dangles, à Saint Jean de Braye en 1978.

 

   Si les particules du limon purifié obéissaient aux lois du hasard qui régissent la matière, le Rabbi LOEW les a biotisées ou parabiotisées comme si le golem était un tychoscope complexe. Aussi, lorsque Monsieur Pierre JANIN tente, avec son tychoscope, une révolution qui consiste à franchir le pas fantastique qui sépare la biomécanique de la psychomécanique en réalisant un modèle expérimental de bruitisme artificiel, il me paraît ne pas faire autre chose, dans son laboratoire, à échelle simplifiée, que ce que faisait le Rabbi LOEW. Monsieur, vous êtes un dieu déchu qui se souvient des cieux (rires) et une image qui cherche à ressembler.

 

PJ :

   Je pense que nous en sommes tous là.

 

HL :

   En effet. Vous n’avez pas le monopole.

 

PJ :

   Je voulais quand même poser une question tout à fait pratique. Quand vous dites que dans un laboratoire, ce qui se manifestait s’il y avait du « psi », cela pouvait être ou para- ou supranormal, quelle est l’utilité pratique de cette distinction ?

 

HL :

   C’est pour distinguer le psychique du spirituel. Il y a un problème de définitions. Pour moi, le normal, c’est ce qui apparaît sous forme de lois statistiques pratiques résultant du jeu des grands nombres, et le paranormal, c’est ce qui échappe à ces lois sous forme d’exceptions issues du jeu des petits nombres. En définissant la pataphysique comme étant la science des exceptions, le Docteur FAUSTROLL, d’Alfred JARRY, préfigurait dans son surréalisme la parapsychologie et la paraphysique. L’exception, qui échappe à la loi, ne contrevient pas plus aux principes que ne le fait la règle, car les grands nombres et les petits nombres, le normal et le paranormal, le plus probable et le moins probable, font partie d’un même ensemble qui est le possible.

 

   Le supranormal, qui est infini, recouvre non seulement le normal et le paranormal possibles mais infinitise le possible, l’imaginable et le concevable. M. Robert AMADOU rappelait que SCHOPENHAUER considérait qu’il fallait compléter la philosophie de la nature par une philosophie de la Révélation qui en serait comme la supra-structure, mais intégrée dans cette philosophie de la nature qui, sans elle, n’aurait aucun sens.

 

   On peut dire la même chose des mathématiques : on peut calculer pratiquement avec des chiffres comme le fait M. LIGNON, mais on ne saurait construire une théorie des nombres sans faire intervenir l’infini. Et pourtant, vous ne pouvez pas calculer jusqu’à l’infini, ni même M. LIGNON, du moins dans son état actuel, tant qu’il n’est pas intégré dans la Toute puissance qui l’attend au paradis des mathématiciens. (Rires)

 

YL :

   Je voudrais encore poser une question. A propos de Jean REY, l’auteur belge qui avait des positions spiritualistes. Dans « Maupertuis », mais aussi dans beaucoup d’autres de ses nouvelles, il a défendu un ensemble d’hypothèses selon lesquelles les dieux – je reprends votre vocabulaire – ne vivaient que parce que les hommes croyaient en eux. Il décrit un microcosme extrêmement matérialiste dans lequel les dieux sont des handicapés physiques et mentaux qui survivent à peine parce que, justement, leur entourage n’y croit pas tellement.

 

HL :

   Il serait long de répondre à cette question convenablement, et je crains d’abuser de votre temps. Je vais essayer de répondre brièvement.

 

   On pourrait dire, au contraire, que nous tenons notre existence de l’essence de Dieu ou des dieux. On peut dire les choses dans tous les sens. Dans le sens psychologique, nous savons très bien qu’il existe des syndromes de solitude et que l’on peut améliorer beaucoup l’état de ceux qui en souffrent en rétablissant avec eux des communications régulières. Je ne parle pas ici de malades, de schizophrènes ni d’autistes mais de personnes capables de communiquer mais qui n’ont personne à qui parler.

 

   Si nous nous interrogeons bien nous-mêmes, nous savons tous que nous sommes très contents de ce surplus de sentiment d’existence que nous ne manquons jamais de ressentir lorsque nous bénéficions de la considération d’autrui. Par exemple, tout à l’heure, je me faisais tout petit, craignant de me lancer dans une théorie générale devant un aréopage de censeurs spécialisés. Mais la sympathie que je ressens à travers vos paroles me donne ce surplus d’existence qui m’est nécessaire pour vous répondre avec moins de crainte et de tremblement qu’au début de mon exposé.

 

   A la limite, on pourrait dire – et ceci est montré par l’anatomie philosophique qui a pour objet la recherche analogique des lois de l’organisation, - que dans la structure d’un organisme harmonieux, les parties sont analogues entre elles et avec le tout. Tout se passe comme si chaque partie était la résultante, le résumé et le miroir de tout ce qui n’est pas elle. Si on transpose cette manière de voir du microcosme au macrocosme dont il fait partie, ce microcosme apparaît à son tour comme la résultante, le résumé et le miroir de tout ce qui n’est pas lui dans ce macrocosme dont il fait partie. C’est d’ailleurs pourquoi l’observateur ne saurait s’exclure de son observation ni l’expérimentateur de son expérience sans illusion. Faisant partie de cet ensemble qu’il observe et qu’il expérimente, il ne peut faire abstraction de lui-même puisque toutes les autres parties le comprennent réciproquement dans leur résumé, le mirent et résultent aussi de lui-même. Faire abstraction de lui-même est donc une illusion, une prétention subjective tout à fait contraire à la véritable objectivité.

 

   Je ne dis pas que le retranchement de l’observateur ou de l’expérimentateur soit sans valeur méthodologique ni que cette soustraction soit dépourvue d’efficacité, mais c’est une soustraction artificielle qui résulte d’une démarche subjective. Que dire alors de la société des sujets humains dont l’ensemble forme un réservoir fantastique d’information qui s’étend dans l’espace et dure dans le temps ! Concevoir que chacun de ces milliards de microcosmes est une monade qui résulte de toutes les autres, les résume et les reflète tout en reflétant le macrocosme et tout son contenu de monades, de bêtes et d’anges, c’est comprendre la structure interdépendante de l’univers.

   Ai-je répondu à votre question ?

 

FF :

   Le Docteur LARCHER vient de répondre en partie à la question qu’avait soulevée Pierre JANIN…

 

HL :

   Je pense que le supranormal ne peut se concevoir sans la notion d’infini.

 

PJ :

   Si le supranormal est quelque chose de non imaginable et d’incommensurable, comment est-ce que nous pouvons le décrire ?

 

HL :

   Nous ne pouvons pas le décrire.

 

PJ :

   A quel critère est-ce que je connais que quelque chose est supranormale ?

 

M.G. :

   Vous sortez peut-être un peu du cadre scientifique.

 

HL :

   On sort certainement du cadre scientifique tel qu’il se définit actuellement. De même que le cercle de rayon infini sort du cadre des cercles de rayons finis. De même qu’un phénomène infiniment improbable ne peut être soumis à l’appréciation de mesures de probabilités limitées. Il est absolument non répétable, mais il peut être décrit historiquement. Il devrait être objet de science, mais ne peut l’être si la science ne reconnaît elle-même ses limites vis-à-vis de ces manifestations supranormales que les théologiens nomment miracles.

 

YL :

   Justement, il y a quelque difficultés à faire le lien entre le discours scientifique qui est les quatre cinquièmes de votre intervention et les commentaires que vous faites maintenant.

 

HL :

   Les commentaires sont faits pour répondre aux questions qui me sont posées, sans lesquelles je ne me serais pas permis de le faire.

 

YL :

   Alors justement, puisque vous semblez avoir une position un petit peu gnostique de la réalité, avec anges, démons, formes intermédiaires, suivant la philosophie qu’on adopte, je voudrais savoir quelle place vous attribuez à la philosophie occidentale récente c’est-à-dire à la position scientifique du monde, encore une fois.

 

HL :

   Le tapis volant était un rêve et l’avion est une réalité. Le miroir magique était un rêve et la télévision est une réalité. Les ingénieurs, grâce à ces méthodes et à leur savoir faire, parviennent à réduire sans cesse le hiatus qui sépare nos désirs de la réalité pour diminuer ses contraintes et augmenter nos satisfactions. La satisfaction hallucinatoire du désir par le rêve et la satisfaction objective de nos souhaits par l’action technologique tirée de l’information scientifique peuvent être opposées, mais la tendance profonde de l’humanité est la même dans le rêve compensateur que dans le génie réalisateur.

 

YL :

   Je pense que si on pèse bien les mots, on peut faire lever le hiatus.

 

HL :

   Je pense comme vous à condition de bien préciser que nous nous plaçons sur le plan d’une connaissance scientifique au sens large et non sur le plan d’une science réduite au seul critère d’objectivité de la nature et refusant d’admettre en son domaine ce sujet qui – nous l’avons assez dit – intervient, qu’on le veuille ou non, dans l’observation comme dans l’expérience scientifique.

 

   Je ne suis pas plus gnostique dans le sens de la Pistis Sophia que dans celui de Princeton, mais je pense que l’apport de la métapsychique, de la parapsychologie et de la psychotronique à la pensée scientifique moderne a ceci de précieux qu’il nous invite à bien situer le sujet dans l’ensemble des interactions universelles et donc à élargir notre vision, à partir d’une science réduite, vers une connaissance scientifique complète au niveau de laquelle je suis pleinement d’accord avec vous.

 



[1] ROBERT : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française.

[2] Dessoir, Max : Von Jenseits der Seele. Enke, Stuttgart 1967, 30, 255.

[3] Richet, Charles : Traité de métapsychique. Alcan, Paris 1922.

[4] L’intelligence et l’homme, Chapitre VIII. Alcan, Paris 1927.

[5] Psi and states of awareness, Parapsychology Foundation, Inc. New York, 1978.

[6] Bourguignon André : Neurophysiologie du rêve et théorie psychanalytique, La psychiatrie de l’enfant, vol ; XI, Fasc. I-1968, P.U.F.

[7] Jaulmes, C. : Préface au livre de Laborit H. & Huguenard P. et coll. : Pratique de l’hibernothérapie en chirurgie et en médecine. Masson, Paris, 2ème éd. 1955.

[8] Larcher, Hubert : Introduction à l’étude de l’adaptation à la mort fonctionnelle. Thèse de doctorat en médecine, Paris, 13 juillet 1951.

[9] Chertok, L. : L’hypnose, Payot, Paris, 1965, p.62.

[10] Bourguignon, A. : Neurophysiologie du rêve et théorie psychanalytique. In : La psychiatrie de l’enfant, vol. XI, fasc. I- 1968, PUF.

[11] Ey, Henri : Traité des hallucinations. Masson, Paris, 1973, t.I, p.47.

[12] Tonnelat, A.M. : Histoire du principe de la relativité. Flammarion, Paris, 1971, p.169-172.

[13] Grec : Entropê, retour. Grandeur qui permet de caractériser le désordre dans un système thermodynamique en évaluant la dégradation de son énergie.

[14] Le second principe de la science du temps, Seuil, Paris, 1963, p.112.

[15] Le bestiaire.

[16] Seuntjens H. : Le sens ammonique et la fonction ciliaire primitive. Physiologie et pathologie du rhinencéphale, Masson, Paris, 1961, p.61.

[17] Gay Alphonse et Albertini Jacques : Exploration des activités mentales par micropléthysmographie, 2ème congrès I.A.P.R. Monaco, juillet 1975.

[18] Larcher H. : Conscience du présent et de l’éternité. Védanta 18. Gretz, 1970.

[19] Seuntjens H. : id. p.61.

[20] Id. p.58. Tout ce qui suit sur le système ammonique est dû à cet auteur (p.29-66).

[21] Seuntjens, H., id. p.61.

[22] « Chaque cause est l’effet de son propre effet ». Ibn Arabi.

[23] Celle-ci correspond à la synchronicité de Jung, à la complémentarité de Jordan, aux correspondances d’Eisenbud, à la sérialité de Kammerer, aux coïncidences de Guitton.

[24] Arthur Koestler, Janus, Calmann-Lévy, Paris, 1979.

[25] Gorres, La mystique, Poussielgue-Rusand, Paris, 1854, t.I, 1.3, ch.8, p.320.

[26] Grasset, J., Traité élémentaire de physiopathologie clinique, Masson, Paris, 1912, T.III, p.70 et suiv.

[27] Seuntjens, H. : id. p.35-36.

[28] Id. p.64.

[29] Id., p.36.

[30] Rolland Romain, La vie de Ramakrishna, Stock, Paris, 1930.

[31] Les Belles lettres, Paris, 1976.

[32] Id. Appendice D, p.348-370, notamment note 15 p.367.

[33] Myesr, F.H.W. : La personnalité humaine, sa survivance, ses manifestations supranormales. Alcan Paris, 1919, p.415-416. (Ce livre se termine par l’esquisse provisoire d’une synthèse religieuse, p.412-421.)

[34] Vendryes Pierre : Vie et probabilité, Albin Michel, Paris, 1942.

[35] Larcher, H. : De la légende dorée à la phénoménologie ascétique et mystique, Revue métapsychique, n°7, sept 1967, p.16.

[36] Milosz O.V. de L. : Ars Magna, A. Sauerwein, Paris, 1924.

[37] Thurston Herbert : Les phénomènes physiques du mysticisme, Gallimard, Paris, 1961, chapitre VIII.

[38] Larcher Hubert : Parapsychochimie de la divination, Revue métapsychique, vol .IV, n°1, mars 1961, p.8-10.

[39] Görres, La mystique, Poussielgue-Rusand, Paris, 1854.

[40] Larcher, H., Le sang peut-il vaincre la mort ?, Gallimard, Paris, 1957.

 

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