MON AMI JOSEPH BANKS RHINE

par Rémy Chauvin

Revue de Parapsychologie n°12/13, 1981

   Je connaissais Rhine depuis bien longtemps par un de ses écrits traduit chez Payot (« La double puissance de l’esprit »). Comme je m’étais livré moi-même à quelques expériences de parapsychologie nous avions correspondu et rien n’égala mon étonnement en constatant à quel point les Américains avaient déjà progressé dans une science que toutes les autorités scientifiques françaises avaient maudite, et espéraient bien morte. Il m’invita à aller le voir en 1959 et c’est pourquoi je débarquait vers le mois de septembre dans le campus de Duke University. Je commençai par m’y perdre complètement (il faut dire que le campus a cinq mille hectares ! puis j’interrogeai quelques indigènes sur l’emplacement du laboratoire de parapsychologie. Ils ne comprirent que « psychologie » et c’est pourquoi un chauffeur de taxi m’amena obligeamment à l’hôpital des fous ! Enfin vers cinq heures du soir, j’avais tout de même trouvé la bâtisse assez modeste qui abritait le laboratoire. J’étais assez ému ; l’impression délicieuse de faire quelque chose de formellement défendu par tous les mandarins de mon pays donnait beaucoup de sel à ma visite et je savais aussi que dans un silence quasiment total s’était édifié quelque chose d’important.

   Voilà Rhine qui entre : assez grand, des traits rudes, de gros sourcils, il ressemble beaucoup plus à un fermier qu’à un homme de science. Il a des mains de bûcheron et j’apprends par la suite que son divertissement favori consiste à abattre des arbres. Accueil très cordial, typiquement américain. Rhine me conduit tout de suite à Gaither Pratt (qui devait le précéder de peu dans la mort). C’était à ce moment son meilleur collaborateur et un savant statisticien, discipline fort utile pour la parapsychologie telle qu’on la comprenait en ce temps là. On m’intégra tout de suite dans l’équipe de recherches et j’écoutai religieusement les discussions à la réunion quotidienne (sans y comprendre grand-chose, car si j’arrive malaisément à comprendre les Anglais, je me suis toujours demandé quelle langue pouvait bien parler les Américains ; sûrement pas l’anglais en tout cas). J’apprenais à connaître Rhine. Je suppose que c’était un type habituel d’Américain ; nous n’avons guère ce genre d’homme en Franc. Il était sérieux, patient, d’une ténacité absolument inébranlable, extrêmement méthodique et animé par un esprit d’entreprise qui aurait très bien pu en faire un grand patron de l’industrie. Il était habité par une idée, une seule, créer la science parapsychologique à l’aide des cartes de Zener, et ne regardait ni à droite ni à gauche : uniquement dans la direction choisie une fois pour toute ; et il continua pendant près de cinquante années. Il avait une conviction en quelque sorte naïve, ou qui paraissait telle à un Français, de la justesse de la cause qu’il défendait ; il en parlait comme un pasteur parle de l’Evangile. C’était tout à fait frappant. Par là-dessus une ignorance absolument totale de l’Europe et notamment de la France, partagée par tout le labo : tout ce qu’ils croyaient savoir de nous c’est que nous buvions un litre de vin par repas, ce qui les scandalisait fort. J’avais l’impression d’être sur une autre planète.

   Je pense que c’était un homme bon et généreux mais de la race des Pères Fondateurs : il me semble qu’il aurait écrasé n’importe qui ou n’importe quoi qui s’opposait à son rêve.

   Je l’ai revu plus tard, au moment de la terrible aventure qui lui arriva avec Jay Levy qui frauda les résultats de ses expériences. Je me souviens encore de la lettre pleine de tristesse et de dignité que nous envoya à tous les grand Joseph Banks Rhine. Dans son propre Institut, une fraude incontestable, est-il coup du sort plus perfide ? Contrairement à ce qu’écrivirent une foule de plumitifs ardents à la curée, Rhine ne fut pas « contraint » d’avouer la fraude. Je crois même qu’il aurait pu l’étouffer. Mais l’ombre du mensonge ou de la dissimulation était tout à fait étrangère à son esprit. J’essayai de mon mieux de le réconforter ; je pense que j’y parvins dans une certaine mesure et il m’en remercia.

   Le grand âge qu’il avait atteint nous faisait évidemment prévoir, à nous tous ses amis, qu’il était à la merci d’un accident physiologique et sa mort ne nous a pas surprise. Il comptait énormément d’amis que sa perte laisse orphelins en quelque sorte. Il était difficile de connaître Rhine sans se lier d’amitié avec lui : c’était un homme sans ombre. Mais il a conçu un grand dessein, et l’a mené à bien contre vents et marées. Sa vie a été grande et belle, une vie de pionnier qui a réalisé son rêve. Je crois qu’il est mort content.

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