RHINE ET LA PARAPSYCHOLOGIE AMERICAINE

Editorial de la Revue de Parapsychologie n°12-13, 1981

par Pierre Janin

 

 

 

Conçu à l'occasion de la disparition de J.B. Rhine, ce numéro est consacré à la parapsychologie américaine. Celle-ci a été la première, sous l'impulsion précisément de Rhine, à systématiser l'approche quantitative des phénomènes psi. Le pari du disciple de MacDougall était que grâce à des procédures d'évaluation parfaitement claires et au recours possible à des sujets moins rares et mieux contrôlables que les grands automatistes ou les médiums à effets physiques qui occupaient les devants de la scène à l'époque, la parapsychologie allait pouvoir – loin des effets spectaculaires qui rendent si souvent les scientifiques méfiants jusqu'à l'aveuglement et qui sont si difficilement prévisibles – s'avancer enfin en terrain sûr et par là acquérir la respectabilité voulue pour prétendre au statut de discipline scientifique à part entière.

Ce pari a été largement gagné : la défense patiente des méthodes quantitatives et leur illustration au niveau des résultats par une accumulation de données statistiquement significatives a peu à peu gagné à la parapsychologie une confiance suffisante de la part des milieux scientifiques américains pour que, aujourd'hui, vingt universités la proposent comme matière d'enseignement, tandis que dès 1969 la prestigieuse AAAS (American Association for the Advancement of Science) l'accueillait dans son sein à une confortable majorité. On verra dans ce numéro, avec l'affaire Wheeler, que certaines réticences, voire certains dégoûts, restent passionnés, mais que l'information et son corollaire l'esprit d'équité sont maintenant en mesure, aux USA, de faire pièce à l'attitude partisane. Nul doute qu'indirectement la recherche européenne ne profite, elle aussi, de cette lente évolution favorable dans l'intelligentsia scientifique du Nouveau Monde.

Mais cette avance vigoureuse et dans l'ensemble victorieuse de la parapsychologie américaine vers son adoption légale, où mène-t-elle le chercheur aujourd'hui ? Diverses voix se sont élevées outre-Atlantique, depuis de nombreuses années déjà, pour protester contre la prépondérance à la longue exorbitante – conséquence de l'attitude générale du projet rhinien – de l'esprit de géométrie sur l'esprit de finesse. Pour chercher selon Rhine, il fallait pouvoir compter et calculer ; donc tout ce qui ne s'y prêtait pas était négligé, oublié, ou rejeté. C'est ainsi qu'on a souvent l'impression, en lisant des textes de Rhine, de son épouse et plus encore de ses disciples, qu'avant les travaux de Duke il n'y a eu que des explorations méritoires certes mais tâtonnantes, et aux résultats plus qu'incertains. En particulier, l'ensemble des expériences avec les médiums à effets physiques semble ne pas exister ou être tenu dans une méfiance telle qu'elle vaut condamnation. Plus généralement, tout ce qui évoque de trop près la dimension psychologique inconsciente, voire le symbolisme des phénomènes psi, est traité comme facteur secondaire. Il a fallu bien de la conviction à Jule Eisenbud, par exemple, pour mener à bien une longue série d'expériences non pas sur des cartes de Zener, non pas sur des dés, non pas sur des appareils électroniques, mais sur un certain Ted Serios, sans culture et grand buveur de bière, qui avait le front de produire, en état d'ivresse mais dans des conditions parfaitement contrôlées, des photographies inexplicables avec un vulgaire Polaroïd !

Le même Eisenbud, devant un auditoire venu l'écouter parler de perspectives générales en matière de parapsychologie, se sentait obligé de prendre d'incroyables précautions oratoires pour parler des effets physiques de l'avant-Rhine ; et ce n'est que tout récemment qu'il a exprimé la pensée silencieuse de nombre de ses collègues en expliquant dans un commentaire intitulé "Comment rendre les choses nulles et non avenues" par quelle accumulation de silences simples ou calculés on pouvait et on avait, pendant si longtemps, caché à bon nombre de gens qu'il existait autre chose qu'une parapsychologie "en col blanc" pour des phénomènes psi "en col blanc", à savoir une masse de données beaucoup moins décentes que le classique écart statistique excessif et attestées par des témoins oculaires sains d'esprit en nombre beaucoup plus grand que les quelques personnes qui signent habituellement les compte rendus des expériences quantitatives. Des centaines de personnes ont témoigné, pour les avoir vus de leurs yeux, des phénomènes extraordinaires produits par D.C. Home, Eusapia Palladino, et bien d'autres ; des centaines d'autres gens, voire des milliers, ont assisté bouche bée aux "vols" de St Joseph de Cupertino ; des dizaines et des dizaines de rapports sur les poltergeists, venant de tous les temps et de tous les pays, se rencontrent sur un noyau de données aussi immuables qu'incroyables : bombardements de pierres, mouvements inexplicables d'objets très lourds, traversée de la matière par la matière ... Mais combien de parapsychologues sont-ils prêts à prendre au sérieux cette masse de faits qui vaut bien cent fois, tant au niveau de la preuve raisonnable qu'à celui du défi scientifique et intellectuel, l'expérience Pearce-Pratt ou les essais de télépathie en rêve de Ullmann et Krippner ?

On entend bien plutôt invoquer sempiternellement l'incertitude qui s'attacherait aux données anciennes, comme si les témoignages sur Napoléon par exemple devenaient moins vrais à mesure que les années passent. Et quand survient un Uri Geller en chair et en os qu'il n'est pas difficile d'aller observer de près, que voit-on ? Le plus grand nombre courir s'abriter derrière l'opinion d'illusionnistes dont la rigueur intellectuelle n'est pas, que l'on sache, le trait de caractère dominant, et adopter en hâte avec eux le raisonnement sans risque qui veut que puisqu'on sait fabriquer des roses en plastique (puisqu'on sait tricher), les vraies roses (les vrais effets PK) ne peuvent être que des illusions. Il faut se rendre à l'évidence : derrière l'esprit de méthode, de prudence et de sérieux si souvent invoqués en parapsychologie et si clairement encouragés par l'approche rhinienne, il se profile aussi un esprit de méfiance, de refus, voire d'injustice ; bref, à tout le moins, une petitesse de l'âme.

Que cette attitude-là soit étiquetée "scientifique" par ses tenants ne change rien à l'affaire : de toute façon, aujourd'hui, avec le recul du temps, chacun peut voir que Dame Science a couché dans trop de lits douteux, voire carrément répugnants, pour que les invocations publiques qu'on lui adresse encore ici et là soient bien autre chose que des naïvetés ou des effets oratoires. Est-ce à dire que, dans la recherche psi, J.B. Rhine doive être considéré comme particulièrement responsable de cette situation ?

Certainement non. La petitesse de l'âme, c'est la nôtre à tous, c'est celle de l'espèce humaine en général. Cette réticence, ce recul, cet effroi devant l'inexplicable sont infiniment préexistants à Rhine bien sûr. Le problème n'est pas en fait de savoir s'il faut accepter ou refuser l'approche rhinienne, mais s'il faut s'en contenter. Rhine a eu l'immense mérite de proposer à toute une génération de chercheurs les béquilles sans lesquelles peu d'entre eux auraient eu la force ou l'audace de se mettre en route. En parapsychologie, tout débutant de formation scientifique ne peut que reconnaître en Rhine un aîné. Mais à plus long terme, une fois terminé ce premier apprentissage, il reste que dans la recherche psi, à côté de chiffres qu'on examine avec la loupe statistique, de corrélats psycho-physiologiques plus ou moins dociles et des revendications de compétence en provenance du déterminisme physicien nouvelle manière, on a aussi affaire à des faits matériels proprement stupéfiants, à la présence insistante d'une dimension symbolique qui échappe à la saisie quantitative, à l'évidence déroutante des phénomènes de synchronicité... Que l'outil rhinien ait donné à beaucoup de chercheurs la force d'arriver au seuil de cette constatation, c'est déjà beaucoup. Mais qu'il ne leur serve pas d'alibi pour tourner le dos au travail qui reste à faire et qui demande, visiblement, un regard plus généreux.

Accueil GERP