LE MYTHE DU VERSEAU : DU PARADIGME A LA CONSPIRATION

par Guy Béney

Revue de Parapsychologie n°12/13, 1981

 

 

I.                 Introduction

 

   Une étude de la dynamique psilogique aux Etats-Unis ne peut omettre d’évoquer le développement actuel d’un profond courant social qui prétend s’enraciner à la fois dans la science et dans la spiritualité, et où le psi est présent à plus d’un titre.

   Ce mouvement se réfère volontiers à diverses écoles de psychologie – personnaliste, analytique, humaniste, transpersonnelle, psychosynthèse, etc. – qui reconnaissent toutes la réalité de l’expérience intérieure (impérience) et des états non-ordinaires de conscience (ENOC), et l’efficacité de certaines techniques d’expansion de conscience (psychotechiques).

   La psychologie – et sa dimension proprement psilogique – se voit ainsi intégrée dans un continuum de disciplines telles que l’anthropologie, la médecine psychosomatique, la sociologie, la thanatologie, l’histoire des philosophies, mythologies, religions et mystiques, qui toutes sont concernées par certains aspects du numineux [1] .

   Mais le mouvement ne se limite plus désormais aux seules sciences humaines. A tort ou à raison, des chercheurs appartenant aux sciences exactes – essentiellement en neurophysiologie et en physique – s’y sont progressivement associés, au point que d’aucuns ont pu annoncer l’instauration d’un « nouveau paradigme », couvrant l’ensemble du champ scientifique et qui se caractérise par la « convergence entre science et conscience ». Des ouvrages ont voulu témoigner de cette tendance, comme A Sense of the Cosmos : The Encounter of Modern Science and Ancient Truth, de J. Needleman, La Gnose de Princeton, de R. Ruyer, Le Tao de la Physique, de F. Capra, ou encore la publication récente des actes du colloque de Cordoue et dont le titre est précisément Science et Conscience [2] .

   Il n’est pas étonnant qu’un tel courant soit né principalement aux Etats-Unis ; ce « melting pot » des ethnies européennes, chinoises, japonaises, africaines, indiennes, amérindiennes, etc., était le lieu de prédilection – et particulièrement l’Etat de Californie, point de rencontre entre l’Extrême-Occident et l’Extrême-Orient – pour que s’élabore ce genre de synthèse.

   Le second trait important de ce mouvement, c’est l’impact croissant qu’il connaît désormais au sein de la société américaine. L’apparente réconciliation entre science et conscience et la nouvelle conception du monde et de l’homme qui en émane, ne peuvent que recevoir la sympathie du public puisque, comme nous l’analyserons, elles vont dans le sens de ses attentes les plus profondes.

   Ainsi, avant que le « nouveau paradigme » soit adopté – s’il l’est jamais – par l’ensemble des scientifiques, certains auteurs ont déjà entrepris d’en détailler les répercussions dans les divers aspects de la vie sociale américaine, notamment à travers la dynamique du mouvement baptisé « la Conspiration du Verseau » et dont l’influence, qui va croissant, n’est déjà plus négligeable.

   La première partie de cet article sera essentiellement consacrée à la description et à la critique du Paradigme du Verseau. La seconde partie, fondée sur la « triade existentielle » : science, conscience et société, analysera principalement la dynamique de la Conspiration du Verseau et la manière dont la problématique psilogique y est impliquée.

   Pour éviter dès l’abord toute ambiguïté, qu’il soit bien entendu que ce travail n’est ni une apologie du Paradigme du Verseau rédigée par un « conspirateur » déguisé en analyste impartial, ni un pamphlet lancé par un rationaliste sourcillieux et dirigé contre ce même paradigme et ses défenseurs. L’idée qui nous a motivé fut simplement de tenter de dégager les aspects de l’ensemble Paradigme-Conspiration du Verseau qui nous paraissent manifestement positifs et qu’il convient de diffuser, et ses aspects potentiellement négatifs, voire dangereux, dont il est bon de prendre conscience au plus vite afin de s’en préserver.

 

II.               La convergence entre science et conscience

 

   L’allégation d’une « convergence entre science et conscience » repose habituellement sur les points suivants :

  • d’abord, les progrès de la psychophysiologie ont permis à certains scientifiques de suggérer des corrélats physiologiques des états de conscience et d’étudier les possibilités de contrôle par la conscience des fonctions du système nerveux autonome ;
  • cette approche externe du monde intérieur a suscité envers celui-ci un regain d’intérêt, se traduisant par une investigation poussée des états non-ordinaires de conscience et, autour de ces nouvelles données, par une restructuration des domaines des sciences humaines. Les phénomènes psi et la quête spirituelle, retrouvant un sens dans ce contexte neuf, se sont vus réhabilités ;
  • des modèles a priori séduisants et inspirés de la théorie holographique sont en cours d’élaboration et prétendent pouvoir éclairer certains aspects au moins du mystère de l’articulation psychophysiques ;
  • enfin, quelques concepts plus ou moins nouveaux, et provenant des sciences exactes, conduisent un nombre croissant de scientifiques à envisager une interprétation du monde proche des conceptions millénaires des diverses traditions mystiques.

   Quelle validité attribuer à chacun de ces points ? Concernant le dernier, il est vrai que pratiquement tous les domaines scientifiques, de la physique à la psychologie, viennent à découvrir une réalité tout à la fois plus complexe, plus mouvante, plus incertaine et plus unitaire qu’on ne le concevait jusqu’alors, et que cette nouvelle vision évoque les conceptions abruptes de certaines philosophies et mystiques (zen, taoïsme, mystique rhénane, advaïta vedanta, etc.) [3] . Cependant la plupart des concepts scientifiques mentionnés parfois par les tenants du nouveau paradigme ne semblent pas, à ce jour et dans leur strict domaine de validité, relever directement de la convergence entre science et conscience, mais seulement indirectement, par analogie. Ainsi en est-il de ces fréquents glissements de sens par lesquels on confond non-séparabilité et interdépendance, énergie physique et énergie psychique, etc.

   A l’heure actuelle, le bien-fondé de l’allégation d’une convergence entre science et conscience ne pourrait donc dépendre, en définitive, que de la solidité des trois premiers points énoncés ci-dessus, c’est-à-dire de cette clef de voûte que représentent la reconnaissance, l’investigation et la modélisation des ENOC.

 

III.             La reconnaissance des ENOC

 

   Considérant la longue liste et la bizarrerie des nombreuses techniques permettant de modifier l’état de conscience – la relaxation, les multiples formes de méditation, la rétroaction biologique, l’homogénéisation sensorielle, le « rolfing », la sophrologie, la bioénergie, l’ « altered state of consciousness inducing device », le « mind control », le « rebirth », l’ « enlightenment intensive », etc. – le psychiatre H. Ellenberger [4] écrit : « Nous touchons ici, semble-t-il, à la limite entre la psychothérapie et le surréalisme. »

   Ces « psychotechniques » ont pour principe que tout changement de l’état physiologiques est accompagné d’un changement approprié dans l’état mental-émotionnel, conscient ou inconscient, et réciproquement. Elles ont effectivement permis de montrer qu’en modifiant l’environnement physique ou psychique d’un individu, elles étaient capables d’amener une profonde altération de son vécu intérieur – de l’extérieur et avec plus ou moins de bonheur et de reproductibilité – de corrélats biophysiques du vécu intérieur, et la démonstration de la possibilité d’un contrôle volontaire sur certaines fonctions du système nerveux autonome [5] .

   Cependant les résultats obtenus ne sont pas aussi faramineux qu’une certaine littérature voudrait bien le laisser accroire. D’abord rappelons que, si le paradigme scientifique actuel reconnaît le rôle fondamental joué par les impériences dans le progrès des sciences – par la créativité –, l’investigation scientifique n’est pas capable de les prendre en considération et tend donc à les ignorer plus ou moins « activement ». Elle peut certes objectiver le contrôle volontaire de fonctions autonomes, mais elle s’essouffle vite dans sa recherche de données biophysiques correspondant à des comportements ou des ENOC précis.

   Ainsi, malgré l’importance des travaux sur la question, la corrélation entre les niveaux de vigilance (rythmes alpha, thêta, etc.) et les états non-ordinaires de conscience demeure encore très floue. En outre, aucune étude n’a vraiment démontré l’implication d’alpha ou de thêta dans la médiation du contrôle volontaire de fonctions autonomes.

   La « science de la conscience » que recherchent activement certains auteurs [6] semblent donc encore loin d’être fondée. L’investigation psychophysiologique continue de se perdre, d’un côté dans le mystère des vésicules synaptiques, des potentiels électriques et, peut-être, des transformations de Fourier, et de l’autre dans l’énigme de la volonté, de l’affect et surtout de la signification. La conscience, dans sa tentative de retour à elle-même, au moyen de l’investigation extérieure dans les méandres serpentins du cerveau, n’est pas encore parvenue à se « mordre la queue ».

   Le pourra-t-elle jamais ? La réflexion sur les phénomènes psi conduit à considérer l’articulation psychosomatique seulement comme un cas particulier de l’articulation psychophysique. Il s’ensuit que les psychophysiologistes sont placés – qu’ils en soient ou non conscients – dans une problématique psilogique, avec ses conséquences éventuelles sur les résultats qu’ils obtiennent : indétermination fondamentale de la cible en psikinésie (qui peut concerner toute tentative d’objectiver au moyen d’appareils des corrélats physiologiques d’un état subjectif), influence transpersonnelle (dont l’ « effet de l’expérimentateur » n’est qu’un euphémisme commode) et finalité historico-sociale possibles, etc [7] .

   Le développement d’une telle réflexion concevrait la reconnaissance des ENOC par l’objectivation extérieure de leurs corrélats physiologiques, essentiellement comme un phénomène historique remontant aux premières investigations sur les yogis effectués par la cardiologue T. Brosse [8] dans les années trente, jusqu’aux résultats actuels obtenus au moyen de la « rétroaction biologique » [9] , en passant par ceux, ambigus, de R.K. Wallace et H. Benson sur les effets de la technique dite de méditation transcendantale, recommandée par le M. Mahesh Yogi [10] .

   Les grands traits successifs de ce phénomène de société semble les suivants : l’utilisation d’un appareillage de pointe et d’un langage issu des sciences exactes a permis aux sciences humaines de voir ce type de recherches cautionné par l’ensemble du monde scientifique et de se lancer avec une crédibilité neuve dans l’investigation du domaine intérieur, engendrant un regain d’intérêt pour les comptes-rendus d’impériences spontanées ou provoquées qu’on accumulées les différentes traditions mystiques.

   Ainsi, la conception du monde et de l’homme que ces comptes-rendus véhiculent implicitement – notamment l’unité psychosomatique de l’être humain et psychophysique de l’univers – s’est vue reconsidérée, bien qu’elle soit pratiquement à l’opposé de celle qui prévaut dans la science conventionnelle, particulièrement en biologie moléculaire. Les scientifiques se trouvent désormais divisés devant ce paradigme concurrent qui cherche à s’imposer et que soutient un public de plus en plus nombreux, qui découvre qu’il n’a apparemment rien à perdre et tout à gagner en adhérant à cette nouvelle interprétation qui, elle, donne un sens à l’homme et au monde, comme nous l’analyserons plus loin.

   La réflexion historico-sociale de la psilogie ne peut se contenter de l’analyse linéaire :

Recherche > résultats > impact social, dès lors que l’articulation psychophysique fait l’objet d’une investigation dont les résultats risquent de concerner l’ensemble de la société, comme c’est évidemment le cas en psychophysiologie. L’approche socio-psilogique considère qu’il y a lieu dans ce cas d’élever l’analyse au plan de la plus petite totalité qui englobe à la fois les principales causes et fins de cette investigation. Dans cette optique, les études psychophysiologiques devraient être considérées comme se trouvant dans une situation de co-régulation avec l’ensemble de la dynamique sociale ; c’est-à-dire que cette dernière, non seulement dépend des fruits de ce type de recherches, mais elle pourrait aussi à cause de cette dépendance et de leur enjeu influencer de façon cryptique leurs résultats mêmes. Ce point sera développé dans la seconde partie.

 

IV.            L’investigation du domaine intérieur

 

   Si de nombreuses psychotechniques ont fourni des données précieuses sur les ENOC – comme par exemple la technique d’homogénéisation sensorielle dans les recherches de J.C. Lilly [11] – il est indubitable que l’utilisation des psychotropes (LSD, Meduna, etc.) s’est révélée une technique privilégiée dans l’investigation en profondeur du domaine intérieur [12] .

   On en jugera par les travaux du psychiatre S. Grof, qui a étudié les impériences induites chez des patients soumis volontairement au LSD [13] .

   L’acide d-lysergique diéthylamine est connu pour son action amplificatrice des processus mentaux, du monde intérieur ; activant les niveaux de l’inconscient, il a permis de les explorer et de dresser une véritable « cartographie » des états non-ordinaires de conscience. Après compilation de quelque 3800 séances, Grof les a classifiés en quatre types principaux : les impériences abstraites et esthétiques, psychodynamiques (inconscient individuel), prénatales, enfin transpersonnelles. Cette dernière catégorie se caractérise par le fait que la conscience de l’individu s’étend au-delà des barrières de l’ego et des limites du temps et de l’espace.

   La liste des impériences transpersonnelles vécues sous LSD se présente un peu comme une échelle de la transgression de l’interprétation conventionnelle du monde, dans l’ascension de laquelle – même en gardant une prudente réserve interprétative – on ressent le vertige dès les premiers échelons :

  1. Impériences à l’intérieur du cadre de la « réalité objective »
  1. Impériences temporelles : embryonnaires et fœtales – ancestrales – collectives et raciales – phylogéniques (évolution biologique) – d’incarnations passées – précognition, clairvoyance, clairaudience, voyages à travers le temps.
  2. Expansion spatiale de la conscience : transcendance de l’ego au cours de relations interpersonnelles et de l’impérience de l’ « unité duelle » - identification à d’autres personnes – à un groupe (conscience de groupe) – à un animal (sans dimension phylogénique) – à une plante – unité avec la vie et toute la création – conscience de la matière organique – planétaire – extra-planétaire – impérience de hors-corps, voyages dans l’espace, télépathie.
  3. Constriction spatiale de la conscience : conscience d’organe, de tissus, de cellule.
  1. Extension par-delà le cadre de la « réalité objective »

   Impériences médiumniques – rencontres avec des entités spirituelles suprahumaines – impériences d’autres univers et rencontres d’autres habitants – impériences archétypiques et séquences mythologiques complexes – rencontres avec des déités variées – compréhension intuitive des symboles universels – activation des chakras et éveil de Kundalini – conscience de l’Esprit Universel – Vide supracosmique et métacosmique.

 

   Le plus étonnant avec le LSD, c’est que pour une même dose (200μg) de la même substance et dans des conditions extérieures relativement constantes on puisse obtenir une telle gamme de réponses individuelles.

   La façon dont Grof a classifié els ENOC peut sembler contestable puisqu’il les répartit selon notre mode conventionnel de perception du réel (« réalité objective », temps, espace) et non selon leur logique propre (basée probablement sur l’affect et la signification).

   Malgré tout, ses travaux présentent un intérêt majeur : la reconnaissance de phénomènes psi et d’ENOC lors desquels la conscience individuelle paraît susceptible d’accéder à des contenus psychiques d’autres êtres, amène à penser que la psyché individuelle s’enracine dans un domaine transpersonnel, même si celui-ci est ordinairement occulté. Le continuum d’ENOC que Grof a mis en évidence – de la conscience ordinaire et individuelle à une conscience transpersonnelle, voire « cosmique », de l’absence apparemment totale de psi dans le champ de conscience à son omniprésence – constitue désormais une donnée fondamentale pour la compréhension et donc la modélisation de l’articulation psychophysique.

 

V.              La théorie holographique de l’articulation psychophysique

 

   Le neurochirurgien K. Pribram [14] et le physicien D. Bohm [15] sont arrivés indépendamment à considérer que la théorie holographique « classique » du physicien D. Gabor pouvait présenter un intérêt bien supérieur à celui d’un nouveau procédé de photographie, le premier chercheur fondant sa réflexion sur la base neurologique de la mémoire, et le second sur le mode de structuration de l’univers.

   Selon Pribam et Bohm, notre cerveau construirait mathématiquement une réalité « en dur », apparemment concrète (domaine « explicite » ou « déployé »), en interprétant des fréquences provenant d’une dimension qui transcende l’espace et le temps (domaine « impliqué » ou « replié »).

   L’intérêt de cette théorie repose, prétendant ses auteurs, sur les points suivants : l’explication de la non-localisation cérébrale des souvenirs, la densité d’informations enregistrables, la possibilité de rendre compte de phénomènes mnémoniques comme l’image eidétique et éventuellement de phénomène psi comme la synchronicité. Elle a pour fondement mathématique la transformation de Fourier, rencontrée déjà au cœur de la complémentarité onde/corpuscule en physique, et qui pourrait aussi jouer un rôle majeur dans l’articulation entre le cerveau et la psyché. Selon Pribram, les états mystiques seraient un accès occasionnel, mais direct, au domaine impliqué ; il se ferait par l’attention (dont la focalisation, la cohérence, agirait comme un laser mental) et pourrait être facilité par les drogues psychédéliques.

   De telles réflexions ont conduit à une tentative d’élargissement de la théorie holographique afin d’y adjoindre le continuum des ENOC mis en évidence par S. Grof et la théorie des structures dissipatives d’I. Priogine appliquée au cerveau [16] . Dans ce contexte pour le moins hypothétique, les structures dissipatives pourraient représenter les modes de déploiement de l’ordre replié, son type de manifestation dans le temps et l’espace.

   L’ampleur de cette théorie ainsi élargie ne manque pas de laisser quelque peu songeur, tant de points majeurs paraissant hypothéquer sérieusement ses chances de s’imposer dans l’avenir. Dans son aspect actuel, son adéquation aux faits d’expérience est assez réduite et ses limites probables apparaissent déjà. Ainsi du seul point holographique, les structures cérébrales pouvant correspondre à celles que requiert la technique holographique semblent loin d’avoir été observées.

   D’autre part, d’après la neurologie actuelle [17] , les expériences ont montré que l’activité électrique n’est pas le support de la conscience perceptive, mais le reflet « ionique » de l’activité nerveuse correspondant à la conscience. Ce support est au contraire recherché – à tort ou à raison – dans ce qui produit cette activité électrique : les échanges moléculaires (acides nucléiques – McConnel –, ou polypeptides, G. Ungar).

   Enfin, même s’il est plus subtil que celui des théories qui viennent d’être mentionnées, le réductionnisme physique de la théorie holographique est évident puisqu’il évacue toujours la conscience, n’impliquant de la psyché et selon des modalités encore très contestables que certains aspects des mécanisme de la mémoire et de l’attention. Bien d’autres domaines devraient être inclus pour que cette théorie prétende rendre compte valablement de l’articulation psychophysique.

   En effet, si M.-L. von Franz [18] a pu considérer le nombre comme facteur d’arrangement commun de la psyché et de la matière, si le nombre semble effectivement jouer un rôle d’intermédiaire entre l’être et ses manifestations, comme le rappelle M. Cazenave [19] , il faut noter qu’en psychanalyse, psychosomatique et psilogie, les données empiriques conduisent en outre à reconnaître l’importance primordiale de cette instance psychobiologique qu’est l’affect, ainsi que l’on précisé des chercheurs comme C.G. Jung, L. Chertok, R. Warcollier, etc.

   Il s’ensuit qu’une théorie des articulations psychosomatique, psychophysique et transpersonnelle devrait être recherchée à l’intersection du nombre et de l’affect. Faudrait-il introduire la musique – cette synergie du nombre, du temps et du sentiment – dans la théorie holographique afin de compléter celle-ci ?

   Peut-être ces réflexions ont-elles été à l’origine de l’accueil prudent que les psilogistes ont réservé à Pribram lors de la présentation de sa théorie à la Parapsychology Foundation en 1978 [20] . Pourtant on sait que K.R. Rao voit dans l’holographie une base pour sa théorie intuitionniste.

   Quant à la théorie de l’univers holographique de Bohm, sa formulation actuelle ne lui permet pas de figurer parmi les théories unitaires puisque n’entre en compte présentement que l’interaction électromagnétique.

 

VI.            Les aspects hiérophores de la théorie holographique

 

   Néanmoins la théorie holographique de l’articulation psychophysique présente, au moins au plan de l’analogie, des aspects qui apparaissent, aux yeux d’un certain public, incontestablement séduisants. Et c’est peut-être dans cette séduction spontanée et sélective que réside, pour un psilogiste, son intérêt majeur.

   On sait que certaines théories scientifiques, qu’elles soient ou non fondées, provoquent un attrait mystérieux, comme si elles venaient éveiller auprès de l’individu des structures mythiques inconscientes. L’aspect véritablement numineux qu’elles véhiculent justifie leur qualification de théories « hiérophores » (hieros, sacré ; phorein, porter).

   Ainsi en est-il du « Big Bang », du couple très hypothétique trou noir-trou blanc – qui évoque irrésistiblement certaines caractéristiques du syndrome de Moody -, des deux hélices antiparallèles de l’ADN, etc.

   Dans le cas de la théorie holographique de l’articulation psychophysique, il serait possible de dégager les aspects hiérophroes suivants : d’abord il est difficile de ne pas éprouver de la fascination en observant – ou mieux en « pénétrant » dans – une image holographique. Cette idée que chaque partie de l’hologramme contient l’ensemble de l’information nécessaire pour reconstituer l’image entière confère une analogie physique convenable au célèbre et impressionnant axiome hindou « tout est dans tout ».

   De même, l’implication de la transformation de Fourier semble entrer opportunément en « syntonie » avec les évocations de « vibrations », de « longueurs d’onde » et autres « harmoniques » que mentionnent habituellement les personnes ayant vécu des impériences et éprouvant le besoin d’emprunter le vocabulaire de la physique autant par commodité analogique que, peut-être, par souci de crédibilité.

   En outre, l’aspect « holiste » propre à cette théorie permet une illustration satisfaisante des intuitions de H. Bergson, A. Huxley, A. Koestler, H.H. Price, ou les résultats expérimentaux de S. Grof, qui suggèrent que le cerveau, loin d’entretenir un maximum d’intensité au champ de conscience, agit plutôt à son égard et globalement comme un répresseur actif ne laissant dé-voiler dans l’ici-maintenant qu’une partie ténue d’une totalité potentielle bien plus vaste.

   Enfin, la réhabilitation de deux domaines (impliqué et explicite), dont l’un est la matrice de l’autre, sa transcendance, semble permettre à l’individu de recouvrer une position et surtout un rôle privilégiés de médiateur – à travers son système nerveux – entre deux « plans », qui évoquent son statut de « lumière du monde » que lui attribue la tradition. Ainsi Pribram et Bohm ne désavoueraient-ils certainement pas cette phrase de la philosophie M.-M. Davy : « En projetant le royaume au-dehors, on oublie qu’il se trouve au-dedans, dans une dimension qui échappe à l’historicité… » [21] .

   Nous touchons là, semble-t-il, au cœur de l’ambiguïté que recèle la théorie holographique de l’articulation psychophysique. Les deux domaines qu’elle mentionne, impliqué/explicite, sont pris pour intérieur/extérieur ou pour subjectif/objectif. Or le premier n’est qu’un domaine de fréquences, d’interférences ; il relève donc du monde physique. Ainsi la théorie holographique ne « chevauche » l’articulation psychophysique qu’en apparence, par analogie, par glissement de sens. En fait, même enrichie des dernières découvertes en neurophysiologie, elle demeure exclusivement physique, évacuant toujours la conscience.

   Considérons maintenant une personne ayant vécu quelque impérience suffisamment profonde pour que ce soit révélée soudain, par excès, l’existence d’un mode de structuration du réel semblant émaner du plus intime d’elle-même, et demeuré jusque-là inconscient ou oublié. Pour une telle personne, les théories psychophysiologiques classiques apparaissent manifestement trop réductionnistes et behavioristes pour rendre compte de son vécu, puisqu’elles ne voient dans la conscience qu’un simple épiphénomène.

   Rejoignant la conclusion du neurochirurgien W. Penfield et selon laquelle « l’esprit doit être considéré comme un élément de base en lui-même » [22] , cette personne pourra concevoir désormais la réalité plutôt comme une construction créée par l’interaction de l’observateur et de l’observé, ces deux-ci étant des aspects discrets d’un tout plus vaste. Si son recul critique est insuffisant pour détecter le glissement de sens qui fait se confondre « impliqué » avec « intérieur » ou « subjectif », cette personne adhèrera alors spontanément à la théorie holographique, dans laquelle elle verra une explication « lumineuse » de la manière dont la dimension intérieure peut structurer le monde extérieur par projection, comme lors de son impérience.

   Cette adhésion est aussi pour elle l’espoir de voir enfin reconnu officiellement ce vécu intérieur – qui souvent fonde son agir social – puisqu’il lui paraît explicable par une théorie dont la validité devra bien un jour, à ses yeux, être reconnue par le monde scientifique. A l’opposé, celui-ci risque en retour de trouver dans cette adhésion spontanée d’un type particulier de public souvent plus intuitif que logique une raison supplémentaire de discréditer la théorie de Pribram et Bohm dont il ne perçoit pas la richesse analogique, d’abord à cause de ses limites au seul plan scientifique, mais aussi pour couper court au mouvement social qui tend à se cristalliser autour d’elle, et que nous évoquerons plus loin.

   Au total, l’analyse des aspects hiérophores de la théorie holographique laisse suggérer que cette dernière doit son succès auprès d’un certain public à ceci qu’elle évoque par analogie ce « je ne sais quoi » de très profond, de numineux, d’ontologique, qui vient saisir l’individu lors d’une impérience en dévoilant dans le champ de conscience l’existence d’un mode de structuration du réel sis au plus intime de l’être dans le monde. Cette théorie véhicule par là, plus ou moins implicitement, une conception du monde et de l’homme particulièrement gratifiante pour ce dernier, par rapport à celle conventionnellement admise. Il n’est pas étonnant alors de constater que ses supporters – I. Bentow, S. Grof, K. Pelletier, K.R. Rao, L. Sannella, etc. – l’intègrent spontanément dans des contextes mystiques, principalement orientaux.

 

VII.           L’impérience Kundalini

 

   Ainsi le psychiatre L. Sannella [23] et l’ingénieur I. Bentov [24] ont proposé un modèle reliant la théorie holographique et le modèle de « physio-kundalini ». Ce dernier modèle a été élaboré par Sannella à partir des manifestations psychophysiologiques de cas cliniques d’impériences spontanées, au sein de la population américaine, qui rappellent à quelques différences près les descriptions de l’impérience nommée traditionnellement « éveil de Kundalini » [25] et qu’ont analysée des auteurs comme J. Woodroffe, S.S. Sivananda, S.S. Goswami, C.G. Jung, etc [26] . Bien que critiquable à maints égards, le modèle holographique de l’impérience physio-kundalini de Sannella et Bentov apporte des idées originales et constitue la première tentative occidentale de donner un fondement scientifique aux impériences envisagées à la lumière du tantrisme.

   Parmi les autres initiatives visent à modéliser l’articulation psychophysique, il faut citer les études de la Fondation Internationale de Recherche Kundalini – à laquelle participe le physicien von Weizsäcker – qui travaille en relation étroite avec le pandit Gopi Krishna. Par son vécu et sa réflexion, ce dernier apparaît comme un spécialiste de la question. Confirmant l’enracinement biologique et sexuel de l’impérience Kundalini, il avance l’hypothèse que celle-ci constituerait chez l’homme la poursuite de l’évolution du vivant [27] .

   Cette intuition n’est peut-être pas aussi loufoque qu’elle en a l’air a priori. Bien qu’à ce jour aucune preuve objective ne puisse venir la soutenir, elle est pourtant susceptible d’éveiller l’intérêt des évolutionnistes insatisfaits des modèles conventionnellement admis – qui ne conçoivent qu’un mécanisme phylogénique purement externe aux êtres vivants –.

   R. Ruyer a répandu cette idée des « néognostiques » selon laquelle, si l’investigation scientifique ne peut appréhender que l’ « envers » des choses, les êtres vivants n’en ont pas moins un « endroit ». Ce monde intérieur influence probablement leur comportement – et pourquoi pas, à long terme, leur schéma corporel – tout autant que les facteurs extérieurs objectivables. Cette conception du vivant ne conduit-elle pas alors à admettre que le mécanisme de l’évolution biologique nécessiterait une intervention concomitante et cruciale de l’ « envers » et de l’ « endroit » à travers les structures psychobiologiques de certains individus appartenant à une espèce préexistante, pour que surgisse une nouvelle espèce brutalement et pleinement achevée comme la paléontologie s’obstine à le suggérer ?

   D’après les individus qui l’ont vécue peu ou prou, l’impérience Kundalini s’enracine au cœur de l’articulation psychosomatique, voire psychophysique et transpersonnelle ; d’où l’attrait que cette impérience suscite auprès de ceux qui cherchent à percer le mystère de ces articulations. Peut-être la reconnaissance et l’étude de l’impérience Kundalini permettrait de mettre le doigt sur l’éventuel mécanisme phylogénique par lequel le mode de structuration du réel – dont il a été question plus haut et qui semble contre toute attente sis au plus intime de l’être vivant – a pu provoquer, en interaction avec des facteurs extérieurs appropriés et de façon sporadique dans l’histoire de la biosphère, des modifications héritables des structures et du schéma corporels à l’origine des espèces nouvelles.

   Mais l’impérience Kundalini présente des caractères spécifiques de l’homme, dont l’évocation nécessite l’analyse d’un type voisin de vécu intérieur : l’impérience de mort-renaissance.

 

VIII.         L’impérience de mort-renaissance

 

   S. Grof et l’anthropologue J. Halifax [28] ont tenté de montrer comment le continuum d’états non-ordinaires de conscience dégagé précédemment peut constituer la base d’une réflexion thanatologique, susceptible d’éclairer des domaines aussi divers que la religion, l’art, la mythologie, la philosophie, le folklore, etc.

   Développant particulièrement l’impérience de mort-renaissance qui apparaît spontanément et de façon répétitive dans les données empiriques qu’ils ont recueillies, ils concluent que nous possédons tous, au sein de notre psyché inconsciente, des matrices fonctionnelles où se tient une authentique rencontre avec la mort. L’activation de ces structures inconscientes par les drogues psychotropes aboutit à une impérience de la mort, dont l’intensité ne peut être distinguée de la mort véritable.

   Des parallèles frappants peuvent être trouvés au cours d’impériences survenant dans des contextes variés, tels que :

  • les impériences de personnes ayant frôlé la mort (dévissage en montagne, noyade, etc. – travaux d’A. Heim, R. Noyes) ;
  • les suicides ratés du haut du Golden Gate Bridge (D. Rosen) ;
  • les impériences spontanées vécues par des personnes célèbres, comme l’amiral Beaufort, C. Jurgens, C. Lindbergh, C.G. Jung, etc. ;
  • les visions des mourants (travaux d’E. Kübler-Ross, K. Osis, E. Haraldsson, M.B. Sabom et S.A. Kreutziger, etc.) ;
  • les récits des victimes de « morts cliniques réversibles », selon la terminologie de R.A. Moody ;
  • les impériences transcendantales des mystiques de tous temps et lieux, lors d’initiations chamaniques, de rites de passage, etc. (W. James, W. Stace, W. Pahnke).

   Si chaque type d’impérience présente des aspects spécifiques, les ressemblances sont manifestes : précipitation de la pensée, revue de la vie, ouverture de la transcendance. Les travaux de Grof et Halifax s’inscrivent dans ceux de l’ « anthropologie visionnaire » qui réunit, entre autres, R. Katz et C. Castaneda. Cette école étend l’analogie à l’étude des concepts sur la survie et le voyage posthume de l’âme (ciel, jugement, séquence d’événements spécifiques) entre des cultures, traditions et ethnies séparées historiquement et géographiquement (chrétienne, musulmane, nordique, hindouiste, bouddhiste, amérindienne, africaine, grecque, égyptienne, etc.) [29] .

   L’étude historique des aspects psychosomatiques des impériences mystiques laisse penser que ces dernières présentent une structure fondamentale, par-delà les différences produites par l’acculturation et l’être propos du mystique. Le caractère universel de cette structure trouve probablement sa source dans la double universalité de l’inconscient collectif et de la structure biologique de l’espèce humaine.

   Divers travaux, dont ceux de Sannella et de Katz, ont montré que cette structure s’apparente fortement à celle de l’impérience Kundalini évoquée précédemment et dont la description tantrique paraît fournir à ce jour la systématisation la plus détaillée de ses aspects psychosomatiques, psychophysiques et transpersonnels. Certes, la modélisation tantrique de l’ « anatomie énergétique » de l’être humain, principalement issue de l’investigation intérieure, n’est pas exempte de critiques au regard de l’approche psychophysiologique, par l’extérieur, qui a pu déjà lui apporter matière à révisions et améliorations.

   Dans ce contexte où la mystique et la biologie viennent s’éclairer mutuellement, apparaît sans fondement l’accusation classique de syncrétisme portée habituellement à l’encontre de ceux qui cherchent à dégager l’unité des divers discours religieux, mythiques et mystiques (M. Eliade, J. Campbell), à affirmer l’unicité de la révélation (S. Weil), par ceux qui ne voient – de l’extérieur ou emmurés dans leurs propres dogmes – qu’une juxtaposition hétéroclite et arbitraire.

 

   On conçoit aisément combien l’attitude devant la mort peut être profondément modifiée par cette nouvelle conception. E. Kübler-Ross [30] a étudié les phases de refus et de dépression par lesquelles passe l’individu confronté au verdict fatal. L’induction de l’impérience mort-renaissance à des « malades terminaux », à l’aide de psychotropes, constitue chez eux une véritable initiation au mystère ultime, prétendent Grof et Halifax. L’intime conviction qu’ils en retirent qu’un certain aspect de la conscience est impérissable les conduit à accepter plus volontiers leur état.

   Les deux auteurs ajoutent que l’impact d’une telle impérience sur des individus en bonne santé n’est pas négligeable au plan social. La découverte par l’intérieur que la vie et la mort – considérées habituellement comme des opposés irréconciliables – sont en réalité dialectiquement reliées, amène une reconsidération de tous les aspects de la vie, qui peut les inciter à s’engager dans une voie que les modernes ont convenu de nommer le « processus transformatif ».

 

IX.            Le processus transformatif

 

   Quel que soit le facteur ou la technique – physiologique, biochimique ou psychologique – capable d’induire des états non-ordinaires de conscience, l’individu qui vient à découvrir la dimension intérieure plus ou moins profondément se voit déstabilisé dans son interprétation du monde et de lui-même. Le caractère interpellatif du numineux qui accompagne habituellement ce genre d’impérience est susceptible de provoquer un retournement dans sa hiérarchie des valeurs, modifiant par là le reste de sa vie.

   Diverses écoles de psychologie ont étudié cette évolution en lui donnant des noms divers : processus transformatif en psychologie transpersonnelle, d’individuation en psychologie analytique (C.G. Jung), d’actualisation de soi en psychologie humaniste (A. Maslow), de désintégration positive (K. Dabrowski), de psychosynthèse (R. Assagioli) [31] . Selon ces écoles, l’individu qui entre dans le processus transformatif doit traverser une série de crises [32] , de déstabilisation et de rajustements successifs, a cours desquels il découvre les limites de la pensée rationnelle, l’importance de l’intuition, du stress. Il lui faut lutter contre le frein social, vaincre la transe et les rôles culturels, surmonter la peur de ses propres potentialités, se libérer de l’attachement, accepter la dure métamorphose qui le conduit, de crise en crise, à l’épanouissement de l’acte créatif (S. Krippner), à la découverte du transcendant, du soi.

   Jusqu’ici la transformation individuelle était limitée à un nombre restreint d’individus, dont on ne connaît que les plus « éminents », tels Maître Echkart, J. Boehme, P. Teilhard de Chardin, M. Gandhi, C.G. Jung, etc. Or voici que la réunion aux Etats-Unis d’un nombre critique de facteurs, parmi lesquels le développement des psychotechniques – le LSD a lui seul a permis à des millions d’Américains de découvrir la profondeur de la dimension intérieure – provoque, aux dires de certains observateurs, l’accroissement rapide des personnes impliquées dans le processus transformatif.

 

X.              La Conspiration du Verseau

 

   L’attitude de la journaliste californienne M. Ferguson [33] illustre parfaitement l’impact croissant que connaît le « nouveau paradigme » au sein de la société américaine ; son premier ouvrage, La Révolution du Cerveau, publié en 1973, fut une des premières synthèses a priori séduisantes et crédibles sur la neurophysiologie et les ENOC, et le Brain/Mind Bulletin qu’elle édite depuis 1975, diffusant les données scientifiques de point sur ces sujets, a contribué largement à l’élaboration du « Paradigme du Verseau ». Car après les arcanes de l’aire du cerveau c’est dans celles de l’ère du Verseau qu’elle nous invite à pénétrer avec son dernier ouvrage The Aquarian Conspiracy et son second bulletin, Leading Edge, témoignant tous deux de l’orientation sociale prise désormais par cet auteur.

   L’originalité peut-être historique de son dernier livre réside dans la détection et l’analyse de ce courant social en développement rapide, porté par – et propageant – le « nouveau paradigme », constitué d’individus qui s’affirment à la fois profondément engagés dans le processus transformatif et ouverts aux percées scientifiques d’avant-garde, et que l’auteur a pris le risque de nommer « la Conspiration du Verseau ».

   Ferguson énumère les conditions, les difficultés, les étapes et les aboutissements de ce qu’elle penser être une révolution en marche, dressant des tableaux comparatifs des conceptions de l’ancien et du nouveau paradigme dans les divers domaines du social, comme la politique, l’économie, l’éducation, la santé. Elle montre par maints exemples concrets comment cette conspiration, organisée en réseaux, introduit dans tous ces domaines ses nouvelles valeurs, les « clefs du nouveau paradigme » : les thérapies alternatives – acupuncture, hypnose, placebo, guérison psi –, la santé holiste, l’éducation transpersonnelle, l’esprit d’entrepreneur, l’actualisation de soi, la simplicité volontaire, la conscience écologique, les technologies appropriées, le sentiment de communauté mondiale, etc.

   Ferguson semble avoir effectivement su reconnaître au sein de la vie personnelle et sociale de ses contemporains les idées contre-culturelles, la constellation de valeurs sur lesquelles repose le courant émergent. En outre, par le simple fait de donner un nom aux nouvelles tendances, elle en favorise la prise de conscience – particulièrement de leur synergie, le « Paradigme du Verseau » lui-même – et constitue pour ce mouvement social encore marginal un appréciable facteur d’accélération.

   Pourtant, l’auteur ne paraît pas avoir pris suffisamment de recul pour évaluer les faiblesses du double enracinement scientifique et spirituel du Paradigme du Verseau, ni même les facteurs proprement sociaux qui ne manqueront pas de s’opposer à la Conspiration, et dont témoigne déjà la controverse suscitée par son livre lors de sa parution aux Etats-Unis.

 

XI.            La controverse

 

   En effet, si les critiques ont été généralement positives – non seulement dans des revues gagnées d’avance, comme Yoga journal ou le Bulletin de l’Institut des Sciences Noétiques, mais aussi dans un grand nombre de quotidiens américains – quelques débordements contestataires ont accompagné la sortie de l’ouvrage de Ferguson.

   Ainsi, la critique de P. Robinson – historien freudien et marxiste de l’Université de Stanford – publiée dans Psychology Today [34] est particulièrement violente. Selon Robinson, le livre de Ferguson révèle « l’immaturité psychologique des gens qu’il décrit ». L’optimisme de leur vision de la condition humaine représente une dangereuse « abdication de l’esprit critique et est susceptible de faire « plus de tort que de bien à l’humanité ».

   Alertée par la sortie du livre, une organisation politique extrémiste a publié un « manuel de combat », Ecraser la Conspiration du Verseau. Ce groupe harcèlerait Ferguson partout dans ses déplacements et ses conférences.

   Considérant cet éventail de réactions, on peut s’interroger sur le sort que connaîtra la Conspiration. Certes, on trouve parmi ses défenseurs des personnalités aussi diverses que R. Bach, D. Bohm, B. Brown, N. Cousins, I. Prigogine, C. Rogers, A. Szent-Gyorgyi, etc. Cependant, il faut bien constater que l’influence de la Conspiration du Verseau n’a pas été sensible lors de l’élection du Président américain. Faut-il attendre la candidature de J. Brown à la Maison Blanche ?

   De toute façon, l’incarnation par la Conspiration des mythes émergents, car socialement nécessaires (compensateurs de mythes déclinants), semble lui garantir une marginalité toute provisoire. En effet, quelle que soit la qualité de ses bases scientifiques et spirituelles, le Paradigme du Verseau est assuré de recevoir le consentement spontané du public – pour le meilleur ou pour le pire – puisqu’il vient combler providentiellement, par le mythe de la convergence entre science et conscience, les attentes les plus profondes de celui-ci – comme nous l’analyserons dans la seconde partie de cet article en approfondissant chaque pôle de la « triade existentielle » : science, conscience et société.

 

 

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[1] Numineux (numen : être surnaturel) : terme proposé par R. Otto (Le Sacré, Paris : Payot) pour désigner ce qui est indicible, mystérieux, à la fois terrifiant et fascinant, tout autre, dont l’homme fait l’expérience immédiate et qui n’appartient qu’à la divinité.

[2] New York : Dutton, 1977. Paris : Fayard, 1974. Paris : Tchou, 1979. Paris : Stock, 1980.

[3] L. LeShan, « Physicists and Mystics : Similarities in World View », in Journal of Transpersonal Psychology, v.1, n°2, 1969.

[4] H. Ellenberger, « Un panorama des psychothérapies », in Psychologie, sept. 1977, pp.51-62.

[5] On peut consulter à ce sujet les documents suivants : K. Pelletier, « Neurological Substrates of Consciousness », in : Journal of Altered States of Consciousness, v.2, 1975, pp.75-85. C.M. Cade, N. Coxhead, The Awakened Mind, London : Wildwood House, 1979.

[6] K. Pelletier, Toward a Science of Consciousness, New York : Delta Book, 1978.

[7] G. Béney, « Indétermination et Finalité en Psilogie », in Parapsychologie, n°10, juin 1980, pp.29-47.

[8] T. Brosse, La « Conscience-Energie » structure de l’homme et de l’univers, Sisteron : Ed. Présence, 1978.

[9] Clinical Applications of Biofeedback, textes réunis par R.J. Gatchel et K.P. Price, New York : Pergamon Press, 1979.  B. Brown, Stress et Biofeedback, Montéal : Ed. Etincelle, 1978.

[10] Les travaux de R.K. Wallace et H. Benson sont cités dans La M.T., Paris : Tchou, 1976.

[11] J.C. Lilly, The Center of the Cyclone, New York : Julian Press, 1972.

[12] Voir entre autres : R.E.L. Masters, J. Houston, The Varieties of PsychedelicExperience, New York, Dell, 1966. Et Mind Games : the Guide of Inner Space, New York : Viking Press, 1972.

[13] S. Grof, Realms of the Human Unconscious, New York : Dutton, 1976.

[14] Consciousness and the Brain, textes réunis par G. Globus et coll., New York : Plenum Press, 1976 ; et « Karl Pribram, chercheur et neurochirurgien », in Psychologie, n°112, mai 1979, pp.46-57.

[15] Perceiving, Acting and Knowing, textes réunis par R.E. Shaw et J. Bransford, New York : Halsted Press, 1977. Voir aussi les interventions de K. Pribram et D. Bohm lors du colloque Science et Conscience, op. cit.

[16] .K. Katchalsky et coll., in Neurosciences Research Progress Bulletin,v.12, MIT Press.

[17] A. Lieury, La Mémoire, Bruxelles : Déssart et Mardaga, Ed., 1975.

[18] M.-L. von Franz, Nombre et Temps, Paris : Ed. La Fontaine de Pierre, 1978.

[19] M. Cazenave, Postface au livre de O. Costa de Beauregard, La Physique Moderne et les Pouvoirs de l’esprit, Paris : Ed. Le Hameau, 1980.

[20] In : Proceedings of an International Conference, Parapsychology Foundation, Inc., New York, 1978.

[21] M.-M. Davy, L’Homme intérieur et ses métamorphoses, Paris : Ed. de l’Epi, 1974.

[22] W. Penfield, The Mystery of the Mind, Princeton (N.J.) : Princeton Univ. Press, 1976.

[23] L. Sannella, Kundalini – Psychosis or Transcendance ?, San Francisco : Ed. Lee Sannella, 1976.

[24] I. Bentov, Stalking the Wild Pendulum, New York : Dutton, 1977.

[25] Selon la tradition tantrique, l’éveil de Kundalini est une impérience mystique qui se caractérise par la montée d’une énergie au centre et le long de la mœlle épinière (Sushumna) activant successivement les principaux centres énergétiques (chakras) répartis du périnée au vertex. Il en résulte une profonde modification de l’état de conscience qui dépend du degré d’éveil.

[26] A. Avalon (J. Woodroffe), La Puissance du Serpent, Paris : Dervy Livres, 1974. ; S.S. Sivananda, Yoga de la Kundalini, Paris : Ed. de l’Epi, 1973 ; S.S. Goswami, Laya Yoga, London : Routledge & Kegan Paul, 1980 ; C.G. Jung, « The Kundalini Yoga », séminaire, Zürich, automne 1932, C.G. Jung Institut ; Kundalini, Evolution and Enlightenment, textes rassemblés par J. White, New York : Anchor Books, 1979 ; Tara Michaël, Corps subtil et corps causal, Paris : Le Courrier du livre, 1979.

[27] G. Krishna, The Biological Basis of Religion and Genius, New York : Harper & Row, 1971.

[28] S. Grof & J. Halifax, The Encounter with Death, New York : Dutton, 1978.

[29] Transpersonal Psychologies, textes réunis par C.T. Tart, San Francisco : Harper & Row, 1975.

[30] E. Kübler-Ross, Les derniers instants de la vie, Genève : Ed. Labor et Fides, 1969.

[31] A. Maslow, Vers une psychologie de l’Etre, Paris : Fayard, 1972 ; K. Dabrowski, La Croissance Mentale par la Désintégration Positive, Québec : Ed. St-Yves Inc., 1972 ; R. Assagioli, Psychosynhtèse, Paris : Ed. de l’Epi, 1976.

[32] J.W. Perry, « Reconstitutive Process in the Psychopathology of the Self », in Amer. N.Y. Acad. Sci., 96, 1962.

[33] M. Ferguson, La Révolution du Cerveau, Paris : Calmann-Lévy, 1974 ; Brain/Mind Bulletin, trihebdomadaire. P.O. Box 42211, Los Angeles, Calif. 90042 ; Leading Edge : A Bulletin of Social Transformation, trihebdomadaire, P.O. Box 42247, Los Angeles, Calif. 90042 ; M. Ferguson, The Aquarian Conspiracy, Los Angeles : J.P. Tarcher publisher, 1980 (traduction française par G. Beney : Les Enfants du Verseau, Paris : Calmann-Lévy, 1981).

[34] Psychology Today, février 1980, pp.108-113.