LE MYTHE DU SUJET PSI EN PARAPSYCHOLOGIE

par Pascal MICHEL

Revue Parapsychologie N°14, 1982

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I - LE MYTHE : LE SUJET PSI PRODUIT LE PSI

Depuis longtemps, les parapsychologues se sont aperçu que les événements psi ne semblent pas indifférents aux désirs de ceux qui prennent part à ces phénomènes. Et ils ont mis en garde contre les difficultés méthodologiques et théoriques qu'une telle situation entraîne. Ainsi René Sudre, traitant du cas de l'expérimentation, écrit : "L'idée expérimentale du métapsychiste ne saurait être vérifiée par le fait, si le fait se modèle sur l'idée." (1) Beaucoup de parapsychologues pensent que loin d'être négligeable, cette difficulté constitue le problème fondamental de la parapsychologie. Il est alors logique, pour le chercheur en présence d'un événement psi, de rechercher quels sont les désirs qui peuvent être mis en relation avec cet événement, et quelles personnes ont pu avoir, consciemment ou inconsciemment, de tels désirs. Ces personnes sont alors nommées des "sujets psi".

Or, considérer comme fondamentales les corrélations remarquées entre des désirs et des événements psi, ce n'est pas seulement mettre en avant les mots de sujet psi. C'est aussi avoir une nouvelle vision du psi. Dans cette nouvelle vision, le psi apparaît comme un grand pourvoyeur de mythes. Grâce au psi, des systèmes de croyances, des mythes, apparaissent et disparaissent comme des vagues successives. Dans un contexte historique donné, certains de ces systèmes prennent une grande importance sociale, trouvent leurs prosélytes, leurs théoriciens, leurs fidèles. D'autres perdent leur clientèle, se fossilisent, ou sont absorbés par la nouvelle vague. Surtout, et c'est l'essence même du psi, des faits s'accumulent qui sont autant de "preuves" permettant aux nouveaux systèmes d'asseoir leur autorité.

Animé par une telle vision du psi, le chercheur en parapsychologie ne peut pas se satisfaire d'étudier les systèmes de croyances du passé lointain ou de pays lointains. Il ne peut que se demander quels sont les systèmes de croyances qui sont soutenus par des événements psi dans sa propre société, voire dans sa propre discipline. Il est alors frappé par l'importance qu'a prise la notion de sujet psi. C'est un véritable mythe qu'il découvre.

Pour le parapsychologue, les mots de sujet psi ne devraient être qu'une simple étiquette témoignant d'une corrélation remarquée entre des événements psi et des désirs (certains auteurs parlent d'une "coïncidence significative"). Or le sujet psi est devenu dans le mythe le producteur du psi. Et les événements psi qui soutiennent ce mythe abondent. Ils apportent les "preuves" nécessaires au développement du mythe. On assiste donc à une vague d'événements psi produisant le mythe du sujet psi. L'émergence de sujets psi est la forme que prend le psi dans les conditions historiques actuelles.

II - UN MYTHE PARMI D'AUTRES.

Le fait qu'il y ait des sujets psi est en lui-même un événement psi, et le sujet psi est un mythe soutenu par des événements psi . Le psi n'est pas ce qui est produit par le sujet psi , mais, au contraire, c'est le sujet psi qui est l'une des productions du psi. On doit donc s'attendre à ce que le mythe du sujet psi partage quelques propriétés des autres productions du psi, comme le sont les manifestations spirites ou les OVNI . L'une de ces propriétés est la reconstruction a posteriori de l'histoire.

Kuhn montre (2) que chaque théorie nouvelle reconstruit l'histoire de façon à ce que les théories anciennes, qui constituent en fait des visions du monde incompatibles avec la vision du monde apportée par la théorie nouvelle, apparaissent pourtant dans cette reconstruction comme des étapes dont l'accumulation progressive a permis d'aboutir à la nouvelle théorie. Les aspects des anciennes théories qui peuvent aller dans le sens de la nouvelle théorie sont exhibés comme des "preuves" du progrès vers la vérité dont témoigne la nouvelle théorie. Les aspects des anciennes théories qui contredisent la nouvelle théorie, sont passés sous silence, censurés. Toute nouvelle théorie se construit ainsi une histoire fictive qui participe à l'assise de son autorité.

Il en est de même en parapsychologie : chaque nouveau système tente de reconstruire l'histoire. L'église spirite du XIXè siècle peut revendiquer l'invocation des morts jusqu'à la plus lointaine antiquité. Les OVNI de la deuxième moitié du XXè siècle se trouvent des ancêtres dans les "boucliers ardents" des Romains et dans les chroniques du Moyen-âge, voire dans la bible. La notion tout à fait moderne de "sujet psi" peut faire siens les hypnotisés du marquis de Puységur, les sorciers de villages, les médiums spirites, les moines Thibétains, les observateurs d'OVNI , etc. . Dans cette reconstruction, la notion de sujet psi apparaît comme l'aboutissement unificateur du progrès de la recherche parapsychologique, tandis que les autres systèmes qui lui font concurrence sont ignorés, ou rejetés comme ayant fait leur temps.

Les rapports entre les différents mythes ne se limitent pas à la simple concurrence, à la lutte pour la suprématie dans l'univers des discours. Un vieux mythe comme le spiritisme peut essayer de trouver un sang neuf grâce au sujet psi. Un mythe à caution scientifique comme le "mythe quantique", selon lequel la perturbation d'un système physique provoquée par une mesure quantique sur ce système est due à l'observateur et non à l'appareil de mesure, peut contracter un pacte implicite d'assistance mutuelle avec le mythe du sujet psi (3).

Enfin les rapports avec un mythe plus directement concurrent comme celui des OVNI ne sont pas non plus exempts d'une certaine entraide. Ainsi Uri Geller est un beau cas où deux familles d'événements psi à la mode, le contact avec les extra-terrestres et le don d'être sujet psi, viennent s'épauler mutuellement. En effet, un premier contact dans l'enfance semble être à l'origine du don, qui permet lui-même beaucoup plus tard de nouveaux contacts. (4)

Je ne veux pas me lancer ici dans l'étude du réseau des systèmes de croyances, des liens de ceux ci avec les discours scientifiques ou philosophiques établis ou marginaux, de la place qu'occupe le mythe du sujet psi au sein de ce réseau. Il existe une autre approche, approche qui consiste en l'étude de la structure interne du mythe du sujet psi, des idéologies qui l'accompagnent. Idéologies qui rendent possible le mythe, mais aussi, en retour, qui sont soutenues par le mythe. On retrouve alors de vieilles connaissances : harmonie préétablie, dons innés, auto-création, etc. . . , rejetons d'une philosophie individualiste ou est abolie la dimension historique. Si je ne m'attarderai pas non plus dans une analyse de ces idéologies consubstantielles au mythe du sujet psi, c'est qu'il me semble qu'il existe une idéologie sous-jacente à celles-ci, une idéologie qui les rend possibles et les résume, sur laquelle je vais maintenant me pencher.

III - DERRIERE LE "SUJET PSI", LE SUJET.

Chacun, en parapsychologie, est d'accord pour dire qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre les descriptions sommaires que l'on donne des événements psi, dans le langage de tous les jours. Par exemple, appeler la télépathie : "transmission de pensée à distance", cela suppose implicitement que l'on a affaire à une transmission du genre "radio mentale", c'est se lier à un certain discours, c'est se lier à une hypothèse implicite, celle de la radio mentale, et c'est s'interdire du même coup une étude de la télépathie dégagée de cette hypothèse, c'est s'interdire de penser la télépathie sur la base, par exempte, de l'hypothèse junguienne de la "synchronicité", de la "coincidence significative", ou sur la base d'une autre hypothèse. Ainsi les parapsychologues savent qu'il faut se méfier du vocabulaire qu'on emploie, car celui-ci commande le cadre dans lequel on peut penser, émettre des hypothèses.

Et pourtant, quand un parapsychologue dit d'une personne qu'elle "fait une psychocinèse", il se place d'emblée dans l'hypothèse du sujet psi. Hypothèse supposant que la psychocinèse est le résultat d'une "action" de la part d'un "sujet". C'est dans le cadre de cette hypothèse qu'en 1854 Gasparin pouvait rétorquer à ses contradicteurs : "Quand vous m'aurez expliqué comment je lève la main, je vous expliquerai comment je fais lever ce pied de table". (5) Et c'est parce qu'ils se plaçaient aussi dans le cadre de cette hypothèse, que les contradicteurs de Gasparin ne pouvaient répondre : "Et pourquoi ce n'est pas la table qui bouge comme il lui plaît, et qui "fait de la psychocinèse" sur Gasparin, lui faisant faire et croire ce qui plaît à la table ?"

Si les contradicteurs de Gasparin avaient répondu qu'on pouvait tout aussi bien dire : "C'est la table qui fait de la psychocinèse sur l'homme", ils auraient mis ainsi, avec exactement un siècle d'avance, la table de Gasparin à la même place que le pupitre que Lacan met en scène, en 1955, dans "La chose freudienne" (6). Mais ils ne pouvaient le dire, et ceci parce qu'ils étaient sous la coupe du vocabulaire, de la vision du monde, de la pensée qui gravitent autour du mot de "sujet" (au sens philosophique "d'être pensant, siège de la connaissance"), et de son inséparable frère ennemi, le mot "objet".

Et la principale idéologie accompagnant la famille d'événements psi que l'on regroupe sous le nom de "sujet psi", est celle inhérente au concept même de "sujet". On peut trouver dans différentes sociétés, ou à l'intérieur d'une société, les délimitations les plus diverses entre le classe des sujets et celle des objets. L'animiste attribue le statut de sujet à certaines choses que nous considérons usuellement comme étant des objets : arbres, statues, etc ... Celui qui croit en Dieu place au-dessus des choses un sujet là où l'athée ne place rien. Le panthéiste qui, identifiant Dieu à la Nature, fait de celle-ci un sujet, s'oppose à celui qui affirme que "la Nature n'est pas un projet, c'est un objet'(7). Dans tous ces exemples, des croyances diverses s'opposent, sans remettre en question la distinction entre objet et sujet. A l'intérieur même de la pensée matérialiste, Jacques Lacan, qui avance, contre un sujet "psychologisant ", un sujet déterminé par le signifiant, ne vise qu'à la "subversion" du sujet et continue à employer ce mot. De toute façon, ce que ces quelques exemples montrent clairement, c'est que donner une définition en extension du sujet, que délimiter la classe des sujets de la classe des objets, ne va pas de soi. S'y risquer, c'est simplement prendre une position d'ordre métaphysique, c'est faire de la métaphysique. Le sujet est un concept métaphysique. Et toute tentative de définition du sujet, comme par exemple : le sujet est un être doué de liberté, un être doué de volonté, un être doué d'intentionnalité, un être doué de la capacité de choix, etc. . ne fait que mettre en évidence le caractère métaphysique de la délimitation entre les êtres qui sont doués de liberté, volonté, intentionnalité, capacité de choix, etc ... et les êtres qui ne le sont pas.

Ceux qui sont convaincus qu'il existe entre l'être humain et la table une différence "naturelle", différence que seul un fou pourrait remettre en question, ceux-ci ne doivent pas oublier que depuis le développement des ordinateurs la question n'a plus la simplicité d'antan. Certains philosophes méditent de nos jours sur la possibilité de faire entrer ces machines dans le club très fermé des "sujets" (8). Un ordinateur peut-il être un sujet ? Une machine peut-elle être sujet psi ? En fait, ces questions n'ont de sens que dans le cadre d'une philosophie du sujet, d'une philosophie qui postule que la propriété d'être ou non un sujet est une propriété "objective". Et c'est pour cela qu'on gagnerait à cesser de tenter d'y répondre, s'il est vrai que, dans la recherche, le problème n'est pas tant de trouver les bonnes réponses aux questions, que de se poser les bonnes questions.

Je n'espère pas avoir convaincu ceux qui croient au "sujet" qu'ils font erreur. Mais j'espère du moins leur avoir montré qu'ils font un postulat métaphysique très fort, qu'ils se placent implicitement dans le cadre d'un discours qui ne va pas de soi . L'histoire nous apprend que les discours, et par conséquent les idées, qui en sont les jouets, sont mortels. Les discours qui incluent le mot de "sujet" ne sont pas les seuls possibles, et il n'est pas sûr qu'ils perdurent.

IV - VERS UNE NOUVELLE RELIGION ?

Quelle peut être l'attitude du parapsychologue face à ce mythe du sujet psi ? Il convient à ce propos de ne pas oublier l'effet d'expérimentateur, événement psi coïncidant avec le désir du parapsychologue, événement psi qui est renforcé par les événements psi coïncidant avec les désirs de la société, et qui les renforce. Grâce à l'effet d'expérimentateur, les parapsychologues qui désirent "prouver" l'existence des sujets psi pourront sans doute aligner des volumes et des volumes de "preuves", autant, sinon plus, que les spirites ont pu produire de "preuves de la survie de l'âme".

L'étude par les parapsychologues des conditions d'émergence du "don" de sujet psi, des modalités de son expression (caractère clairvoyant, télépathique, psychocinétique ou précognitif, caractère spontané ou provoqué), de l'influence qu'ont sur lui les facteurs extérieurs (présence ou non d'observateurs hostiles, influence du temps, de l'espace, etc) peut permettre la production d'une littérature aussi abondante, sinon plus, que celle qu'a produite l'étude par les spirites de la structure de l'au-delà, des différents niveaux corporels et spirituels de l'être humain, des modalités des communications des désincarnés avec le monde des vivants, etc. .

Ceci pose un problème épistémologique, voire déontologique, fondamental. Le parapsychologue peut-il être le prêtre de la nouvelle religion du sujet psi, celui qui fournit aux adeptes les cadres théoriques, le vocabulaire, le dogme, qui reconstruit l'histoire pour en étayer sa croyance ? Le parapsychologue peut-il être ce qu'Allan Kardec fut au spiritisme ? Ou bien le parapsychologue doit-il mettre en garde contre la nouvelle mode, rechercher les fantasmes qui la soutiennent, les idéologies qui la nourrissent ? Peut-il plier tout le psi sous la bannière du sujet psi, ou bien doit-il montrer que le sujet psi n'est qu'une facette, un avatar du psi, une des formes sous lesquelles le psi se présente à notre époque ? C'est de la réponse à ces questions que dépend l'avenir de la parapsychologie.

Références :

(1) René SUDRE, "Traité de Parapsychologie", Payot, Paris, 1978, p.101

(2) Thomas S. KUHN, "The structure of scientific revolutions", The University of Chicago Press, 1969 (traduction française : "La structure des révolutions scientifiques", Flammarion, Paris, 1972).

(3) Michel DUNEAU, "Le Mythe quantique en parapsychologie", Parapsychologie no 11, septembre 1980.

(4) Uri GELLER, "My story", Praeger Publishers Inc. 1975 (traduction française : "Ma vie est fantastique", Pygmalion, Paris, 1975.

(5) Agénor de GASPARIN, "Des tables tournantes, du surnaturel en général et des esprits", E. Dentu, Paris, 1854 - 2è édition, 1855, tome ler, page 96.

(6) Jacques LACAN, "Ecrits", Seuil, Paris, 1966, pp. 421 à 424.

(7) Jacques MONOD, "Le hasard et la nécessité", Seuil, Paris, 1970.

(8) Aaron SLOMAN, "The computer revolution in philosophy : Philosophy, science and models of mind", Harvester Studies in Cognitive Science Humanities Press, Atlantic Highlands, N.J. 1978.

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