ESOTERISME et PSI

par Jean ROCHE

Revue Parapsychologie n°16, 1984

Le but de cette étude est d'abord de souligner l'universalité du phéno-mène appelé "ésotérisme", puis de tenter d'en évaluer l'impact sur le psi et son étude.


1 - Définition

Celle du "Petit Larousse" (1978) d'abord : "ésotérique, adj. (grec ésôterikos, réservé aux seuls adeptes). Qualification donnée, dans les écoles des anciens philosophes, à leur doctrine secrète. Par anal. qui est réservé aux seuls initiés ; secret. . ." Il s'oppose à exotérique : se dit des doctrines philosophiques et religieuses enseignées publiquement". Cette op-position est aussi complémentarité, car si l 'on veut faire des adeptes, des "initiés", il faut quand même bien leur proposer quelque chose a priori. Donc pas d'ésotérisme sans exotérisme, même si I'exotérisme peut à la ri-gueur se limiter à la promesse de l'accès à l'ésotérisme.
L'exemple actuel le plus connu est donné par les sociétés "secrètes" de type Franc-Maçonnerie ou Rose-Croix. On y reçoit, après s'être fait plus ou moins difficilement admettre, un enseignement essentiellement symbolique, que chacun peut interpréter en fonction de son vécu, et pour son accomplis-sement personnel. Il ne s'agit pas seulement d'une accumulation de connais-sances, l'initiation se fait par degrés ou grades successifs, au fur et à mesure que l'adepte est jugé apte à les franchir. L'exigence de secret n'est donc pas, ou n'est qu'accessoirement, le fruit d'une clandestinité, il s'agit surtout, au moins dans l'esprit, de protéger l'adepte tant qu'il n'est pas mûr pour l'étape suivante. (1)

2- Extension

L'initiation étant définie comme le seuil qui permet d'accéder à l'éso-térisme au terme d'une série d'épreuves et de travaux, on constate que le premier terme est employé bien plus largement que le deuxième et peut donc par contrecoup en élargir le sens. Ainsi, l'ethnologie nous apprend que dans les tribus "primitives" les adolescents subissent une initiation souvent cruelle, à l'issue de laquelle leur sont révélés aussi bien les mythes de la tribu que leur rôle d'homme ou de femme dans la société (2). L'enfance ap-parait donc comme exotérique par rapport à l'âge adulte, et cela vaut pour toute société.

On peut élargir encore, chacun de nous ayant son propre exotérisme, tout ce qu'il peut révéler à n'importe quel inconnu auquel il est amené à se présenter, et son ésotérisme, ou vie privée, réservé aux initiés, c'est-à-dire aux intimes dûment éprouvés.

Continuons notre exploration, et venons à la psychanalyse. Celui, ou celle, qui, dans l'illumination soudaine de l'"insight", a découvert après des mois ou des années de tâtonnements son Oedipe, ou tel archétype (ne soyons pas sectaires) sait que cela va bien plus loin que tout ce qu'il ou elle avait pu lire sur le même sujet, même dans les ouvrages les plus approfondis. Et l'on retrouve l'idée que, conformément à ce qu'avancent ses promoteurs, mais contrairement à ce que laissent entendre nos dictionnaires, la "connaissance" ésotérique ne se situe pas sur le plan de la doctrine, de l'intellect.

Changeons encore d'horizon. L'exotérisme du Zen Rinzai se présente sous la forme d'énoncés très brefs, et déroutants ("quel est ton visage d'avant ta naissance ?", "quel bruit fait une main qui applaudit toute seule ?", "ne prends pas ce qui n'est pas à toi" ... ) sur lesquels l'adepte doit se concentrer longtemps, très longtemps (parfois des années), jusqu'à ce qu'il arrive (ou n'arrive pas ... ) à l'illumination qui est appelée ici "satori".
L'analogie est patente, et on distingue une continuité entre ces divers ésotérismes, du plus institutionnalisé au plus spontané. Une longue phase préparatoire aboutit, par une transition brève mais intense, à un élargissement du champ de conscience, qui fait souvent paraitre dérisoires les données initiales, ou exotériques, qui n'en étaient pas moins nécessaires.

3 - Cas des religions

Je rappelle d'abord que je n'entends porter aucun jugement de valeur. Ce sont les religions de l'antiquité classique qui ont donné les mots exo- et ésotérisme. On pense aux mystères d'Eleusis, mais il y en eut d'autres. A la fin de ses "Métamorphoses" (ou "L'âne d'or"), Apulée se refuse à divulguer le détail de son initiation aux mystères d'Isis ! "Je le dirais s'il était permis de le dire ; tu l'apprendrais s'il était permis de l'entendre. Mais tes oreilles et ma langue porteraient également la peine ou d'une indiscrétion impie ou d'une curiosité sacrilège." Après quoi il donne tout de même un aperçu "Ecoute donc et crois : tout ce que je vais dire est vrai. J'ai approché des limites de la mort ; j'ai foulé le seuil de Proserpine, et j'en suis revenu porté à travers tous les éléments ; à minuit, j'ai vu le soleil briller d'une lumière étincelante ; j'ai approché les dieux d'en bas et les dieux d'en haut. . ." (3). Apulée était réellement prêtre d'Isis.

Dans le cas du Bouddhisme, on trouve ces lignes dans l'introduction à une version française du Bardo Thôdol (4) - "Le Bouddha lui-même n'a écrit aucun de ses enseignements ; ses disciples qui, après sa mort, ont compilé les Saintes Ecritures, peuvent n'avoir pas rapporté tout ce que leur maitre enseigna. S'ils ne l'ont pas fait, et il y a, comme les Lamas le sou-tiennent, certains enseignements du Bouddha qui ne furent jamais dits à ceux qui ne sont pas du Sangha, il existerait sans doute dans ce cas un Bouddhisme ésotérique en dehors du Canon. Ce Bouddhisme ésotérique ainsi compris ne doit pas être regardé comme en désaccord avec le Bouddhisme exotérique canonique, mais en relation avec lui comme les hautes mathématiques le sont avec les mathématiques simples. . ." Cet ésotérisme est toutefois nié par une grande partie du Bouddhisme.

Examinons plus en détail le cas de la religion la plus répandue, le Christianisme. A priori, et officiellement, il ne devrait pas y avoir d'éso-térisme, tout l'enseignement étant, en principe, accessible à tous. Des per-sonnalités comme Maitre Eckhart ont toujours été marginales et, au mieux, tolérées. Du moins depuis que le Christianisme est devenu religion d'état.
Mais il n'en a pas toujours été ainsi, et jusqu'à Constantin deux grandes tendances se sont disputées la primauté. L'une, doctrinale, est de-venue grosso modo l'Eglise Catholique. L'autre, pas plus unie en fait que la première, était la Gnose, et son enseignement se voulait avant tout ésotérique, l'exotérisme étant essentiellement un encouragement à travailler pour accéder à un plan supérieur de connaissance directe. A titre d'échantillon, voici un passage de l'Evangile gnostique de Thomas, récemment redécouvert : "Jésus dit à ses disciples : comparez-moi, dites-moi à qui je ressemble. Simon Pierre lui dit : tu ressembles à un ange juste. Matthieu lui dit : tu ressembles à un philosophe sage. Thomas lui dit : Maitre, ma bouche n'acceptera absolu-ment pas que je dise à qui tu ressembles. Jésus dit : je ne suis pas ton Maître, car tu as bu, tu t'es enivré à la source bouillonnante que moi, j'ai mesurée. Et il le prit, il se retira, il lui dit trois mots. Or, quand Thomas revint vers ses compagnons, ceux-ci l'interrogèrent : que t'a dit Jésus ?
Thomas leur dit : si je vous disais une des paroles qu'il m'a dites, vous pren-driez des pierres, vous les jetteriez contre moi ; et le feu sortirait des pierres et elles vous brûleraient." (5)
Le fondateur de la Gnose passe pour avoir été Simon le Mage, bête noire de certains Pères de I'Eglise primitive. On a vu en lui le père de toutes les hérésies. Détail intéressant, les accusations portées contre lui s'appliquaient étrangement à un personnage a priori très différent, Saint Paul , au point que certains exégètes ont suggéré une identité totale des deux hommes. (6)
Or Paul a été le principal propagateur et théoricien du Christianisme naissant, ce n'est pas pour rien que ses lettres font partie du Nouveau Testament à l'égal des Evangiles. Ces lettres, précisément, contiennent quelques évocations significatives, quoique voilées comme il se doit, à un ésotérisme : "je vous ai donné du lait, non de la nourriture solide, car vous ne pouviez pas la supporter ; et vous ne le pouvez pas même à présent, parce que vous êtes encore charnels.. ." (7).
Il est temps d'introduire un nouvel élément, la parenté étroite entre ésotérisme et mystique. Le Christianisme a toujours exalté ses grands mystiques mais ... il n'a guère encouragé les fidèles à les imiter, sauf peut--être dans le cadre parfaitement contrôlé de la vie monastique. Le simple fait que la sainteté, "grade" le plus élevé, ne puisse être accordée qu'au minimum cinquante ans après la mort (8) est caractéristique. Voilà un sérieux obstacle entre le "Maitre" et ses éventuels disciples. N'oublions pas non plus que François d'Assise, Jean de la Croix ou Thérèse d'Avila ont eu de leur vivant quelques ennuis avec la hiérarchie.
Mais l'expérience mystique, d'ordinaire soigneusement tenue en laisse, surgit parfois d'une manière totalement anarchique. Thomas d'Aquin n'avait pas encore achevé sa "Somme Théologique" qu'une telle expérience l'amena à y renoncer, disant qu'elle n'était "que de la paille" à côté de ce qu'il venait de vivre. Il devait mourir un mois plus tard, et ladite Somme, inachevée, devenir la référence essentielle de la théologie catholique, donc la forme la plus élaborée de son exotérisme. (9)
Remarquons pour finir que le Christianisme n'a pas l'apanage de cette situation. Un des initiateurs du Soufisme (mystique musulmane), AI Halladj, a été crucifié, et si ses successeurs ont été mieux acceptés, les sectes ésotériques issues du Shi'isme (Druzes, Ismaïliens, Alaouites) ont été persécutées.On peut se demander si, dans une certaine mesure, le dogmatisme n'est pas né de la frustration de certains qui n'ont pu accéder à l'ésotérisme, une sorte de refuge pour recalés de la mystique.

4 - Paranormal

L'association entre ésotérisme et événement "psi" est tellement universelle qu'il est à peine besoin de citer des exemples. Dans toutes les cultures traditionnelles, et aussi les autres, on attribue la connaissance, et la maîtrise, des phénomènes paranormaux, de la magie, à un individu particulier, chaman, sorcier ou prêtre, lequel est d'abord l'objet, sous des formes variées, d'une prédestination ou vocation, puis d'une initiation longue et redoutable. (10)
Voici un exemple emprunté au Taoisme, guère favorable pourtant à l'ascétisme et à la mortification. Lie Tseu reprend ainsi un disciple impatient d'apprendre à "chevaucher sur le vent" (lévitation, hors-corps ?) : "je te croyais l'âme mieux faite que cela ; se peut-il que tu l'aies vile à ce point ? Je vais te dire comment moi j'ai été formé par mon maitre. J'entrai chez lui avec un ami. Je passai dans sa maison trois années entières, occupé à brider mon coeur et ma bouche, sans qu'il m'honorât d'un seul regard. Comme je progressais, au bout de cinq ans il me sourit pour la première fois. Mon progrès s'accentuant, au bout de sept ans il me fit asseoir sur sa natte. Au bout de neuf ans d'efforts, j'eus enfin perdu toute notion du oui ou du non, de l'avantage et du désavantage, de la supériorité de mon maître et de l'amitié de mon condisciple. Alors l'usage spécifique de mes divers sens fut remplacé par un sens général : mon esprit se condensa, tandis que moncorps se raréfiait ; mes os et mes chairs se liquéfièrent (s'éthérisèrent) ; je perdis la sensation que je pesais sur mon siège, que j'appuyais sur mes pieds (lévitation) ; enfin je partis, au gré du vent, vers l'est, vers l'ouest ( ... )" (1)
On peut ainsi considérer, d'une certaine façon, le paranormal comme ésotérique par rapport au normal, suivant la définition donnée plus haut : il est nécessaire de connaître bien le normal pour distinguer le paranormal, et ce dernier, tout en exerçant une attraction très forte sur beaucoup de gens, ne se laisse approcher que par une minorité.

5 - La parapsychologie

La parapsychologie est, ou du moins se veut, une science, et une science ne peut être qu'exotérique. Même si on qualifie parfois telle ou telle théorie d'ésotérique, ce n'est qu'une allusion à sa complexité, et nous avons
vu que l'ésotérisme implique de tous autres obstacles. Quant aux aspects ini-tiatiques de l'Université (diplômes. bizutages), ils ne sont qu'accessoires et ne changent rien au fait que l'enseignement doit être, par les livres, à la libre disposition de quiconque souhaite l'étudier.
Dès lors, le parapsycholoque se trouve dans une position quelque peu délicate du théologien qui doit traiter en termes exotériques d'un objet forte-ment imprégné d'ésotérisme. Face à cette difficulté, plusieurs attitudes sont possibles :
- considérer que cette situation n'est que provisoire et que la finalité de toute science est de désocculter. Des précédents y encouragent, comme l'alchimie devenue chimie
- jouer le jeu, et subir d'abord une initiation en bonne et due forme, puis s'efforcer de la décrire et d'en tirer des conclusions.
- considérer l'obstarle comme définitivement ou provisoirement infranchis-sable, et se contenter d'étudier ce qui est accessible, sans préjuger de ce qu'il peut y avoir au-delà.

Il reste à les étudier plus en détail
a) première option : c'est d'abord celle du rationaliste, pour qui l'ésotérisme se réduit au truc du prestidigitateur. C'est aussi celle qui tient le haut du pavé en parapsychologie, c'est la recherche tenace de corrélats physiques, invariablement déçue jusqu'à présent. Ce sont aussi les tenta-tives répétées pour offrir aux scientifiques et au grand public les "preuves" qu'ils réclament : statistiques de Rhine ou d'autres, exhibitions d'Uri Geller ou autres "sujets psi". C'est cette tendance qui se heurte régulièrement aux rationalistes, rarement à son avantage. Et les résultats, sans être négli-geables, sont essentiellement négatifs : on apprend ce que le psi n'est pas.
b) deuxième option : il devient plus difficile de citer ici des exemples, car de quelle initiation parle-t-on ? de celle, traditionnelle ou spontanée, qui fait les sujets psi ? mais on sait que les théories qu'ils émettent ne sont pas forcément des plus convaincantes. Autre difficulté, ne se fait pas initier qui veut, et la curiosité. même scientifique, n'est généralement pas considé-rée comme une motivation licite. D'où peut-être l'échec de l'expérience zen d'Arthur Koestler (12) et son amertume. La seule contribution importante (si l'on se réfère à son audience) vient peut-être de gens comme Jung pour qui émettre une théorie sur les événements psi n'était qu'accessoire.
c) troisième option : il est difficile de la dégager de la première car il ne suffit pas d'y ajouter un certain pessimisme quant aux résultats escomptés pour en faire une méthode vraiment nouvelle. Se placer du point de vue du non-initié implique, a priori , s'attacher au couple de forces opposées, attraction et répulsion, désir d'initiation et crainte du passage, qui le carac-térise. Et tenter d'en tirer quelque généralité.

Bien entendu, rien n'oblige à opérer un tel choix, on peut cumuler les options ou en changer, surtout si on en est conscient. Mais en fait cela renvoie à la motivation du chercheur, et aussi à la conscience qu'il en a. Chacun sait que personne n'a envie de passer pour un imbécile, c'est-à-dire quelqu'un qui se croit initié alors qu'il ne l'est pas, et cela aussi est a considérer, et peut-être à dépasser.


NOTES
1. Bien sûr on peut voir le côté négatif, estimer que cela équivaut à présenter à I'adepte un appât ou idéal toujours éloigné qui permettra de le dominer de plus en plus, comme dans une secte. Je ne veux encourager ni décourager personne, et n'entends porter aucun jugement de valeur.
2. Voir par exemple Mircea Eliade, "Initiation, rites, sociétés secrètes", Idées, Gallimard, 1976.
3. Apulée. "Les Métamorphoses", trad P. Valette
4. Le Bardo Thëdol, Librairie d'Amérique et d'Orient, 1979.
5. Evangile de Thomas, chap. XIII, Ed. Métanoïa, 1979.
6. Simon, comme Paul, avait d'abord été un persécuteur, n'avait pas rencontré Jésus en réalité mais en rêve, rejetait la circoncision bien que circoncis lui-même. Voir Robert Ambelain, "La vie secrète de Saint Paul", Robert Laffont, 1972. Cet ouvrage, et les autres du même auteur sur Jésus, peuvent choquer par leur parti pris obsessionnel de dénigrement et de scandale, mais leurs références, pour autant que j'aie pu les contrôler, sont sérieuses.
7. I Corinthiens, III, 2 (traduction Segond).
8. Instituée à la Renaissance, cette règle a toutefois été abandonnée au XXème siècle (Thérèse de Lisieux, Maximilien Kolbe). Accélération de l'Histoire ?
9. Voir Marie-Louise von Franz, "Aurora Consurgens", La Fontaine de Pierre, 1982.
10. Pour une étude globale, voir Mircea Eliade, "Le Chamanisme et les techniques archaïques de l'extase", Payot, 1951
11. "Les pères du système taoïste", Les belles lettres, 1983.
12. Voir Arthur Koestler, "La quête de l'absolu", Calman Lévy, 1981.


Site de Jean Roche ->

Accueil GERP