A PROPOS D'HISTOIRE DU SPIRITISME, de Arthur Conan Doyle

par Pascal MICHEL

Revue de Parapsychologie n°16, 1984

 

Ce livre est paru en 1926 et 1927, en deux volumes, sous le titre : The History of Spiritualism. Une traduction française est parue en 1981 (1). C'est à cette traduction que nous nous référerons. Nous n'aborderons que certains points qui nous semblent importants pour la recherche à venir sur le paranormal : recul d'une croyance devant une autre, attitude face aux croyances établies, hypothèses avancées, informations diverses données par Doyle, confiance en l'avenir. Nous conclurons sur l'intérêt du livre de Doyle dans l'état actuel des recherches.

1- Le contexte historique

Le spiritisme (Doyle emploie le mot "spiritualisme") est né en 1848 (pp. 26 et 56-57). Il a donc soixante-dix-huit ans et sa phase d'expansion est alors terminée depuis longtemps, quand Arthur Conan Doyle publie son livre, en 1926.

Quels ont été les obstacles à cette expansion ? D'abord, pour Doyle, l'hostilité des hommes de science, du clergé et de la presse (p. 99) Puis la raréfaction des grands médiums, que Doyle est bien obligé de constater (pp 273-4, 341), même si, selon lui, "la succession des grands médiums n'est pas éteinte" (p 347). A ceci s'ajoute le dédain (p 251) de la Society for Psychical Research, née en 1882. même si "une série de présidents ont été des spiritualistes avérés" (p 269). En 1926, la SPR possède "une excellente salle de séance" mais elle est désertée par les médiums rebutés par l'attitude négative de nombre de membres de ta société (p 251).

En fait le spiritisme aura surtout à souffrir des progrès de l'hypothèse rejetant la présence des esprits au profit de pouvoirs cachés de l'homme.

La place que Doyle lui-même accorde à cette hypothèse rivale laisse présager la victoire de celle-ci. En effet, l'hypothèse de "dons inconnus" est pour Doyle "une possibilité réellement formidable", et "il y a un argument en sa faveur" (P. 129). De plus, Doyle s'appuie sur tout ce qu'a "démontré" la "recherche moderne", plus "systématique", plus "scientifique". Cette recherche moderne est l'œuvre de chercheurs dont il fait l'apologie. Or ces chercheurs : Crawford, Richet, Geley, Mme Bisson, Schrenck-Notzing, Morselli, etc., sont pour la plupart hostiles à l'hypothèse spirite. Ainsi, même si, pour Doyle, l'école spirite est "plus avancée" (p. 178) que l'école "matérialiste" (p. 286) représentée par ces chercheurs, force est de constater, d'après l'exposition que donne Doyle lui-même, qu'historiquement elle recule.

2 - Face à la science et à la religion

Défendre la science contre les scientifiques, et la religion contre le clergé, comme si les premières avaient une existence indépendamment des seconds, est l'attitude apparemment paradoxale de nombre de chercheurs dans le domaine du paranormal. Doyle se conforme à cette attitude comme l'ont fait ses prédécesseurs et continuent de le faire ses successeurs.

Doyle tire parti du refus de G.G. Stokes de venir voir de ses propres yeux les expériences de Crookes, pour dénoncer la "science matérialiste", qui "se montre aussi bigote que la théologie médiévale" (p. 165). Il cite T.H. Huxley : "à supposer que les phénomènes soient authentiques, ils ne m'intéressent pas" (p. 204), et Charles Bradlaugh disant qu'il n'examinerait même pas certaines choses parce qu'elles se situaient dans le domaine de l'impossible" (p. 208). Il déplore "un certain type de mentalité scientifique la plus sotte et la plus illogique du monde", quand le Dr Edmunds ne se pose aucune autre question que : "Où est le truc ?" (p. 208-209). Il s'amuse de la relativité des "axiomes scientifiques" de 1850 qui se sont révélés faux par la suite (p. 94).

Parallèlement, Doyle rejette le "surnaturel" au profit de l'action d'une loi (pp, 138 et 335). Pour lui, la science psychique" est "une science réelle en train de se constituer" (p 335). Ses chercheurs font des "hypothèses scientifiques" (P. 172). Il faut procéder "d'une façon si objective qu'elle vaincra les matérialistes sur leur propre terrain" (P. 31)

La position de Doyle, à la fois opposée aux hommes de science et favorable à la méthode scientifique, semble paradoxale. Comment lever ce paradoxe ? Si l'on suit les préceptes de la tradition épistémologique dominante, auxquels Doyle comme ses contradicteurs se réfèrent, il n'y a pas de paradoxe : on n'a plus alors de choix qu'entre l'un des deux camps, l'autre étant taxé de bigoterie, sottise et illogisme. Mais il y a une autre solution, qui nous semble plus satisfaisante, car elle permet de rendre compte de ces deux positions sans sombrer dans leur excès. Cette solution consiste à se placer dans le sillage de Thomas Kuhn (2). Le critère de scientificité devient alors purement descriptif, sociologique, et non plus normatif : c'est l'existence d'une "science normale" (3). La "méthode scientifique" n'est que la conséquence d'un processus de réécriture de l'histoire analogue à celle décrite dans 1984 par Orwell (4). Les critères de vérité ne peuvent être qu'internes aux théories (5). Sur ces bases, une école de sociologie des sciences s'est développée, dont certains membres ont abordé le cas de la parapsychologie (6).

Les positions de Doyle, comme celles de ses contradicteurs, gagnent, dans cette nouvelle perspective, sinon plus de légitimité, du moins plus de cohérence interne. Le refus d'examiner les phénomènes, au lieu d'apparaître comme une surprenante entorse à la science, devient une condition nécessaire à la poursuite de celle-ci. De la même façon, l'affirmation de Doyle, à propos d'un médium ayant "certainement triché à l'occasion", qu' "ici, comme toujours, seul compte le résultat positif" (p. 228), au lieu d'apparaître comme l'aveu d'un mépris de la méthode scientifique, devient l'énoncé d'un principe indispensable à la recherche psychique. Il devient possible de comprendre comment des hommes de valeur ont pu choisir l'une ou l'autre des deux positions, sans être pour cela, pour reprendre les termes de Doyle, bigots, sots, ou illogiques.

Doyle vitupère la "prétendue religion" (p. 99), les religieux dans "leurs ornières" (p. 129), la "caste constituée par le clergé" (p. 365). Dans le même temps, il insiste sur la compatibilité du spiritisme avec "n'importe quelle religion" (pp. 40 et 365), et il cite des prêtres favorables au spiritisme (pp 374 à 376). D'autre part, il parle du spiritisme comme d'une religion (P. 88), d'une révélation (p 366) à laquelle on adhère par une conversion (pp. 116 et 373). Il compare le spiritisme à la chrétienté primitive, dont il est "plus proche que toute autre secte existante,' (pp. 367, 370).

Il y a un parallélisme frappant entre la façon dont Doyle traite la science et la façon dont il traite la religion. Doyle rejette hommes de science et religieux, mais d'une façon qui semble paradoxale, les rejette au nom des principes mêmes (la méthode expérimentale, la révélation) sur lesquels ils prétendent fonder leurs pouvoirs. Doyle plaide pour une vraie science, plus scientifique que la "science matérialiste", et une vraie religion, plus religieuse que les églises constituées. Peut-on rapprocher ce parallélisme de celui que font certains épistémologues entre les sciences, vues sous un angle kuhnien, et les religions ? (7). Nous le pensons.

3 - Les différentes hypothèses avancées pour rendre compte des phénomènes

Quatre groupes d'hypothèses sont cités par Doyle. D'abord les hypothèses avancées par les sceptiques. Des hommes de science comme M. Faraday mettent en avant une action musculaire inconsciente (pp. 117, 128). D'autres soutiennent l'hypothèse de la fraude (pp. 208 à 210). Certains religieux prêchent l'origine diabolique des phénomènes (p. 129).

Les hypothèses de type spirite et les hypothèses de type "pouvoirs inconnus de l'homme" constituent deux autres groupes d'hypothèses. Nous avons vu que Doyle, tout en étant spirite, éprouve une certaine sympathie pour les "pouvoirs inconnus de l'homme" . Il se range du côté de cette hypothèse pour ce qui concerne la production d'ectoplasme arguant du fait que "Nous sommes nous-mêmes des esprits" (p.286). Ces deux groupes d'hypothèses ont en commun, d'après Doyle, leur hostilité au matérialisme, et tous deux montrent la suprématie de l'esprit sur la matière (pp. 31, 282). Le problème qui les sépare est de savoir d'où vient cet esprit qui dirige les phénomènes : du médium, des observateurs ou d'entités indépendantes (pp. 178, 282, 286).

Un dernier groupe d'hypothèses gravite autour de l'idée d'une intelligence unique qui serait à la source de tous les phénomènes : "banque centrale d'intelligence" (P. 129), "conscience collective" (p. 227), "entité douée de possibilités de contrôle" (p. 232), "intelligence invisible et sage qui présiderait à sa façon aux opérations et aux manipulations" (P. 303). Ces hypothèses d'une "même source" (P. 391) à l'origine de tous les phénomènes, Doyle les rejette.

Dans ces comptes rendus de diverses hypothèses, Doyle nous montre incidemment que nos modernes "psychophysique", "énergie psi", avaient leurs analogues à l'époque "théorie dynamique de la matière", "force ecténique" (p 227), "énergie nerveuse" (p 283).

Que peut-on retenir de toutes ces hypothèses, avec un recul de soixante ans ? Qu'elles sont autant d'impasses ? Force est de constater que toutes répondent à la question "qui?" produit les phénomènes, et héritent par conséquent des limitations inhérentes à cette question. Une autre hypothèse est citée par Doyle, qui reste malheureusement dans le cadre d'une question "qui ?". mais qui, étant donné le destin du spiritisme, s'accorde avec les faits. Cette hypothèse est énoncée dès la naissance du spiritisme, le 31 mars 1848, par Kate Fox "c'est quelqu'un qui essaie de nous faire un poisson d'avril" (p 58).

4 - Des outils pour la recherche à venir

L'ouvrage de Doyle peut fournir au chercheur qui étudie le paranormal de nombreux éléments d'ordre historique et sociologique. Mais il peut aussi lui fournir des éléments utiles à l'élaboration ou à la modification d'hypothèses. Etant donné le parti pris spirite de Doyle, de tels éléments sont souvent concédés, cités incidemment, ou mis en doute par Doyle. Dans ce qui suit, nous nous contenterons de faire la liste des éléments qui ont attiré notre attention, en espérant que certains de ceux-ci pourront être utiles à la recherche à venir.

Doyle est obligé de concéder que les "forces invisibles" ont de singulières limitations. "Les prévisions des esprits n'ont pas brillé par leur précision, particulièrement là ou le facteur temps était concerné" (p. 68). Très souvent, "les dates sont désespérément fausses" (p. 356). Au lieu d'avoir leur volonté propre, les "formes ectoplasmiques obéissent rapidement à tout ordre mental lancé par un participant énergique" (p. 179). La présence des esprits de Virgile et Cervantès lui parait "franchement incroyable" (p. 231). Un esprit qui reconnaît trente anciens amis montre parfois une "ignorance du passé" (p. 261 ). Doyle admet que ni les correspondances croisées (PP 266-267), ni les photographies d'esprits (p 303), ne sont des preuves solides des thèses spirites

Une constante apparaît dans l'attitude sceptique des médiums vis-à-vis soit des capacités des autres médiums soit de l'origine de leurs propres capacités. Certains comme Home (p 142) et Foster (p 232) sont sceptiques envers les autres médiums. Beaucoup, comme Margaret Fox (p 74), les Davenport (p 155), Foster (p 232), Mme Piper (p 263) sont "très agnostiques quant à l'origine de leurs propres pouvoirs - ils refusent de "dire que leurs phénomènes sont dûs à des êtres spirituels". Un tel comportement se retrouve un siècle plus tard. Pour citer un exemple, Uri Geller émet des doutes sur l'origine des extra-terrestres qui lui donnent ses pouvoirs (8).

Quelques énigmes sont laissées par Doyle à la perspicacité des chercheurs à venir. Pourquoi, lors des séances spirites, n'entend-on aucun "mot obscène ni aucun message susceptible d'offenser les oreilles de la femme la plus délicate" ? (pp. 31-32). Comment les correspondances croisées sont-elles possibles ? Pourquoi, sur les photographies d'esprits, est-ce que "les marques surajoutées apparaissent sur les plaques pendant le développement bien avant le sujet ?"(p. 300). Autant de questions que toute théorie devra prendre en compte.

 

5 - Des lendemains qui chantent

 

Qu'en vain l'on prédise depuis déjà longtemps la victoire des croyances au paranormal, n'empêche pas Doyle d'entonner le même refrain, pas plus que cela n'empêche certains, de nos jours, de prédire pour bientôt la consécration de leurs théories.

Ainsi, pour Doyle, "le temps vient où D.D. Home sera reconnu pour ce qu'il était, un des pionniers du lent et difficile progrès de l'humanité" (p. 144). Les chercheurs spirites sont "destinés à vivre dans l'histoire" (p. 84), comme Madame Bisson, qui "prendra place aux côtés de sa compatriote Madame Curie dans les annales de la science" (p. 278), le jour où "ces questions auront trouvé leur vrai poids par rapport aux autres événements" (p. 117). Leurs livres seront "lus avec attention, voire avec vénération par les générations à venir" (p. 84), ils "résisteront à l'épreuve du temps" (p. 281). Notre connaissance "a toute chance d'augmenter d'années en années" (p. 289). Le spiritisme est "le plus grand mouvement depuis deux mille ans" (p. 383), et l'Eglise catholique, "toute puissante qu'elle soit, constatera en son temps qu'elle s'est heurtée à quelque chose de plus fort qu'elle" (p. 330).

Il faut cependant mettre au crédit de Doyle des réserves de sa part au sujet du futur. Ainsi cette remarque, pour nous fondamentale : "il y a des raisons de croire que le pouvoir psychique n'est pas une chose constante, mais qu'il vient par vagues qui affluent et refluent. Nous sommes actuellement en période de flux, mais nous n'avons aucune garantie que cela va durer" (p. 371).

6 - Conclusion

Cela fait maintenant deux siècles que des chercheurs confrontés au paranormal tentent en vain de faire accepter celui-ci par la communauté scientifique.

A première vue, d'autres siècles peuvent encore s'ajouter aux deux précédents, puisque de nos jours les parapsychologues ne font que répéter les vains procédés de leurs prédécesseurs : accumulation de "preuves" qui ne convainquent que les convertis ; surenchère sur les scientifiques dans la confiance en une "méthode scientifique" qui n'existe que dans les écrits de philosophes ; élaboration d'hypothèses qui ne tiennent que par une croyance a priori en l"esprit" ou en un de ses avatars. Parce que ces procédés sont restés les mêmes, l'Histoire du Spiritisme de Doyle reste d'actualité. Mais c'est pour une autre raison que ce livre nous semble toujours digne d'être lu.

En effet, cette ancienneté de la recherche sur le paranormal invite à cesser de persister sur les pas des générations précédentes, pour prendre, au contraire, comme objet d'étude l'histoire elle-même de cette recherche. Les constantes que l'on découvre, tant au niveau des phénomènes qu'à celui de leur traitement par différents groupes de la société, laissent présager l'existence d'un mécanisme commun. L'intérêt du livre de Doyle est de faire ressortir, parfois sans que Doyle lui-même en ait conscience, de telles constantes. C'est donc un outil important pour la recherche à venir

Notes bibliographiques

1. Arthur Conan DOYLE, "Histoire du Spiritisme", Ed. du Rocher, Monaco, 1981.

2. Thomas S. KUHN, "The Structure of Scientific Revolutions", 2nd Ed., The University of Chicago Press, Chicago, 1970 (traduction française révisée : "La structure des révolutions scientifiques", Flammarion, Paris, 19831

3. Thomas S. KUHN, "Logic of Discovery or Psychology of Research" in:Criticism and the Growth of Knowledge. Ed Lakatos and Alan Musgrave, Cambridge University Press, Cambridge. 1970, p.6

4. Thomas S. KUHN. op cit note (2). p. 167 (traduction française p 228).

5. Thomas S, KUHN, "Reflections on my Critics". in op. cit note (3). pp. 265-266.

6. H.M. COLLINS and PINCH, "Frames of meaning : The Social Construction of Extraordinary Science" Routledge and Kegan Paul, London, Boston and Henlev, 1982.

7. Paul FEYERABEND, "Against Method" New Left Books, London 1975 (traduction française "Contre la méthode". Seuil, 1979).

8. Andrija PUHARICH "Uri Geller", Flammarion, Paris, 1974, pp 145-146.

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