LES MEMOIRES DE PUYSEGUR

par Pascal Michel

Revue de Parapsychologie n°18, janvier 1985

Résumé : Le premier ouvrage du Marquis de Puségur, consacré au magnétisme animal (1784-5), est étudié de façon à ce qu'en soient dégagées les informations qui pourraient être utiles à la recherche à venir. L'accent est mis sur la comparaison avec la recherche actuelle, et des constantes, notamment sociologiques, sont mises en évidence.

Abstract : The first work of the Marquis de Puységur, devoted to mesmerism (1784-5), is reviewed so as to draw informations which could be useful to future research. We emphasize comparison with present research, and we display some constants, especially sociological ones.

I - Introduction

Amand-Marc-Jacques de Chastenet, Marquis de Puységur (1752-1825), a fait paraître, en 1784 et 1785, deux ouvrages consacrés au magnétisme animal. Dans ce qui suit, nous nous référerons à l'édition, regroupant ces deux ouvrages, parue à Londres en 1786 (1). Ces ouvrages sont les premiers que le marquis de Puységur a consacrés au magnétisme animal. Ils sont demeurés souvent cités pour deux raisons. D'abord, Puységur y décrit ce que, de nos jours, on appelle l'état hypnotique. Mesmer, inventeur du magnétisme animal et maître de Puységur, avait déjà noté cet état, mais sans lui attacher d'importance. Puységur lui donne un nom et le fait entrer ainsi dans l'histoire. Ces premiers ouvrages de Puységur sont aussi souvent cités par les parapsychologues, car ils contiennent des descriptions de phénomènes parapsychologiques. Pour certains historiens de la parapsychologie, Puységur inaugure l'étude moderne de ces phénomènes.

Le présent article rend compte de ces deux ouvrages, dans la perspective d'y repérer les points qui nous semblent importants pour la recherche à venir. Nous tenterons notamment de dégager ce qui deviendra des constantes de l'étude du paranormal. Le magnétisme animal peut être mis en comparaison avec la recherche actuelle non seulement parce qu'il présente des phénomènes paranormaux, mais aussi parce qu'il possède les caractères sociologiques propres à toutes les disciplines marginales. Nous insisterons sur les ressemblances sociologiques et idéologiques entre le magnétisme animal de Puységur et la parapsychologie de notre époque. Nous tenterons de montrer que ce sont les mêmes raisons qui ont empêché le magnétisme animal de triompher et qui empêchent de nos jours la parapsychologie de se développer.

Nous nous limiterons aux seules œuvres de Puységur déjà citées. Elles suffisent en effet à notre propos. Ce présent article n'est donc ni une étude sur Puységur, ni un compte-rendu du magnétisme animal, ni une histoire des origines de la parapsychologie.

Nous considérerons successivement la procédure des cures opérées par le traitement magnétique, et les hypothèses physiques avancées par Puységur ; le paranormal présent dans les cures et les réactions qu'il suscite chez Puységur ; l'attitude hostile de la société ; les espoirs, la stratégie et les positions épistémologiques de Puységur ; les présupposés philosophiques de Puységur ; et les contradictions apparentes de Puységur, avant de conclure.

 

II - Les cures opérées par le traitement magnétique.

Notre seul objectif, dans cette partie, est de présenter au lecteur le contexte dans lequel se produisent les phénomènes qui nous intéressent. Ce que rapporte Puységur ne sera donc pas discuté, comme il pourrait l'être en le situant dans le cadre des sciences de la fin du XVIII e siècle, ou bien en faisant appel à des notions élaborées ultérieurement, telles que l'hypnose ou l'hystérie moderne. Nous considérerons successivement, dans cette partie, la procédure d'une cure, les connaissances médicales en jeu, et les hypothèses physiques avancées par Puységur.

La procédure d'une cure est la suivante. Un malade se présente, attiré par la réputation de magnétiseur de Puységur. Parfois, le malade a déjà consulté en vain de nombreux médecins. Par des attouchements ou à l'aide d'un objet, tel une bouteille, dirigé vers le malade, Puységur fait tomber celui-ci dans un état dit "état magnétique", "crise magnétique", "sommeil magnétique" (référence (1), p. 150), ou "sommeil ambuliste" (p. 89), Puységur a aussi forgé le terme de "somnambulisme magnétique" (p. 384). Devenu ainsi "somnambule", le malade est apparemment endormi, mais peut converser avec celui qui l'a magnétisé. Le somnambule décrit l'origine et l'évolution de sa maladie, et les remèdes à apporter. Il donne souvent l'instant exact de sa guérison (p. 68), parfois à long terme (p. 82). Il peut aussi donner des prescriptions pour d'autres malades, et plus généralement manifester diverses facultés sur lesquelles nous reviendrons. Le somnambule peut aussi avoir des convulsions, ou se lever, marcher et accomplir diverses actions, telles qu'écrire une lettre, souvent en gardant les yeux fermés (p. 286). Une fois sorti de l'état magnétique, le malade ne se souvient de rien de ce qu'il a prédit ou fait pendant sa crise (p. 74). La susceptibilité à être magnétisé diminue peu à peu avec le rétablissement de la santé (pp. 149, 166). Ou bien, si cette susceptibilité demeure, elle s'accompagne d'une diminution des capacités liées à l'état magnétique (pp. 75, 116). Un malade peut tomber en crise magnétique loin du magnétiseur, soit spontanément, soit après induction par le magnétiseur. Puységur considère ces magnétisations de loin comme dangereuses (p. 164). Il remarque qu'un intervalle de temps plus ou moins long, qui précède le moment de tomber en crise, est parfois oublié par le malade (p. 266). Enfin, Puységur note qu'on ne peut être magnétisé malgré soi (pp. 33, 152-153).

Les prescriptions faites par les somnambules ne sont pas en désaccord avec la médecine du XVIII e siècle : diète, tisanes, bouillon d'herbes, purges, saignées. Afin de donner une idée de cette médecine voici selon un somnambule, la liste des maladies qui peuvent facilement être communiquées, par un malade qui en souffre, à un somnambule en état magnétique : "l'épilepsie, le scorbut, la diarrhée, paralysie froide, goutte sciatique et cataleptique, gale, humeurs froides et tous les maux vénériens" (p. 336). Nous reviendrons sur l'attitude de Puységur face à la médecine.

Si Puységur rapporte beaucoup de descriptions détaillées des cures entreprises, il essaye aussi d'émettre des hypothèses théoriques. Les hypothèses de nature métaphysique seront examinées plus loin. Nous verrons également les positions épistémologiques de Puységur. Contentons-nous pour l'instant de remarquer que pour lui "les effets produits par le magnétisme animal sont physiques" (p, 199), et voyons quelles sont les hypothèses physiques qu'il propose. Pour Puységur, il existe un "mouvement continuel dans un fluide universel" (p 16). Ce mouvement de fluide universel contient un "principe vital" (p. 243) le "phlogistique" (p 394). L'air, le phlogistique, l'électricité, le magnétisme minéral ou animal ne sont que des modifications de mouvement (p. 20), des effets très simples de mouvement (p 216), de plus grands mouvements du fluide universel (p 238 et 239). Puységur précise sa théorie en donnant des exemples. Ainsi les végétaux, pour former et entretenir leur organisation, modifient une partie du fluide universel, et cette partie modifiée n'est autre que "l'air déphlogistiqué" découvert par les chimistes (p. 18). L'éther est quant à lui "une des substances la plus approchée du fluide universel" (p. 393). Considérons le mouvement produit en mettant le doigt dans un verre d'eau et en tournant - "ce mouvement est précisément ce que j'entends par le mot électricité" (p. 238). L'homme peut être tenu pour une "machine électrique animale" (p. 9). C'est une "machine électrique parfaite" (p. 10). Magnétisme animal et électricité présentent donc les mêmes "phénomènes" - attraction, répulsion, chargement et déchargement (p. 168).

Puységur, dans ses hypothèses physiques, emprunte beaucoup aux théories de l'électricité alors en vigueur. Ce n'est qu'au cours du XIX e siècle que la théorie physique de l'électricité prendra la forme sous laquelle nous la connaissons aujourd'hui. Les hypothèses théoriques émises par Puységur ne doivent donc pas nous étonner. D'ailleurs, recourir à des domaines de la science encore peu connus et très discutés, pour réduire des phénomènes paranormaux à des processus physiques, est devenu une tradition qui se perpétue encore de nos jours, comme l'a montré Michel Duneau (2).

III - Le paranormal dans les cures

Nous n'entrerons pas dans la discussion qui consiste à vouloir séparer, dans ce que rapporte Puységur, ce qui est paranormal de ce qui ne l'est pas. Nous considérerons successivement les capacités de réponse à la pensée du magnétiseur, et de "vision", puis l'attitude de Puységur en face de ces capacités et des phénomènes analogues rapportés par la tradition ou par d'autres magnétiseurs.

Le "hasard", selon Puységur (p. 20), a fait que le premier malade qu'il a traité présente un état de somnambulisme "parfait" (p. 20). Ceci se passe en mai 1784. Ce malade s'appelle Victor, est âgé de vingt-trois ans (p. 26), et présente déjà les nombreuses facultés des somnambules. Il tranquillise Puységur, le conseille, ordonne des traitements (p. 27). De plus, écrit Puységur, "je n'ai pas besoin de lui parler ; je pense devant lui, et il m'entend, me répond" (p. 29). D'autres somnambules "approchent de son état, mais aucun ne l'égale" (p. 27). Parmi les nombreux malades, après Victor, qui présentent des facultés particulières en état de somnambulisme, Puységur retient Joly, dix-neuf ans (p. 54), et Viélet , trente-six ans (p. 83), qui viennent chacun trouver Puységur en octobre 1784. Ainsi Joly répond à des questions posées "ni par écrit, ni vocalement, mais mentalement et sans aucune expression des muscles du visage" (p. 137). Puységur insiste sur le fait que de nombreux somnambules sont capables d'agir d'après la pensée de quelqu'un (p. 392), de répondre à sa simple pensée (p. 406). Il précise que cette capacité est fort différente de celle qui consisterait à deviner la pensée de quelqu'un (pp.207, 392).(A l'exception de Hans Driesch, peu de chercheurs, au XX e siècle, insistent sur une telle distinction (3). Les somnambules possèdent, en plus des capacités de diagnostic, de prescription, et de réponse à la pensée de quelqu'un, la capacité de "vision" (pp. 116, 386). C'est-à-dire qu'avec les yeux hermétiquement fermés, ils marchent, évitent les obstacles, lisent et écrivent (P. 286).

Pour expliquer spécifiquement ces capacités, dans le cadre des hypothèses physiques déjà vues, Puységur invoque une "mobilité magnétique" (pp. 207, 406), un "sixième sens" (p. 74), la présence "d'autres nerfs" que ceux déjà connus (P. 286), un "rapport intime avec le magnétiseur" (p. 210). Nous reviendrons sur les hypothèses de nature métaphysique également invoquées.

Puységur est particulièrement préoccupé par les relations que pourraient avoir les phénomènes qu'il décrit avec les phénomènes de divinations qui sont rapportés par la tradition ou par certains magnétiseurs. Il écrit que "personne n'est plus éloigné que moi de croire aux sortilèges et aux divinations" (P. 72). Il ne faut pas "renouveler les anciennes erreurs des oracles et des sibylles" (p. 406). Pour lui, il n'y a "rien de surnaturel" (p. 72), il ne s'agit pas de "prédiction", mais tout simplement de "sensation" (p. 72). Il adopte le terme de "préssensation" pour décrire ces capacités (pp.74, 203, 386). Il fustige aussi les magnétiseurs qui prétendraient apprendre, grâce aux somnambules, ce qui se passe dans la lune (pp. 155, 406), dans les palais des Rois (p. 155), ou dans la tête d'autres personnes que le magnétiseur (p. 156). De tels magnétiseurs n'obtiennent que les réponses qu'ils désirent obtenir (p. 156), car le somnambule ne voit alors que "les folles idées que son magnétiseur a dans la tête" (p. 406). Ce "soi-disant état de divination" n'est donc que le résultat d'une "dépendance absolue" envers le magnétiseur (p.390). Par conséquent, le magnétiseur doit se garder de telles chimères, ne viser qu'à guérir et faire du bien (p.400), et chercher à ce que le somnambule utilise plutôt ses capacités à se connaître lui-même (pp. 155-156).

Cependant, Puységur ne se contente pas de rejeter en bloc les phénomènes rapportés par la tradition, de les opposer à un magnétisme où rien n'est surnaturel. Il remarque aussi que les phénomènes du magnétisme permettent de considérer sous un jour nouveau "les merveilles de l'Antiquité, les erreurs de la magie, l'art menteur de la sorcellerie et de la divination". "Toutes ces choses, dis-je, ont une base de vérité à laquelle il est impossible aujourd'hui de ne pas croire" (p. 389).

IV - L'hostilité de la société envers le magnétisme

Considérons maintenant ce qu'écrit Puységur sur l'attitude de la société face à lui-même et au magnétisme. Cette attitude possède beaucoup de ressemblances avec celle de la société du XXe siècle face au paranormal.

Puységur se plaint de ne trouver "dans tous les savants physiciens, médecins et autres", qu'un "éloignement incroyable" à vouloir l'entendre (p. 369). Ainsi, le "Journal de Paris", qui a rendu compte d'un livre critiquant le magnétisme, refuse de publier une réponse de Puységur (pp. 43-44). Même dans les milieux populaires, le magnétisme n'est pas bien vu. Ainsi, certains ont honte d'être somnambules, et l'on se moque, dans leurs villages, de ceux qui l'ont été (pp. 256-7 et 262).

Surtout, Puységur connaît deux échecs cuisants, alors qu'il veut rendre publics les faits en présentant des malades en état de somnambulisme. Le premier échec concerne Victor (pp. 172 à 169). Celui-ci est présenté dans un salon à un groupe de personnes, d'abord surprises et intéressées, mais dont l'opinion est retournée par un incrédule survenu pendant la démonstration. Puységur accepte de s'absenter pour laisser le groupe examiner à son aise le somnambule. Ce dernier se plaindra par la suite à Puységur des sévices qu'il a alors subi, sans pour autant que le groupe soit convaincu. Le second échec fait beaucoup plus de bruit : "on a trop entendu parler des phénomènes que présentait à Paris, l'hiver dernier, le somnambulisme de la nommée Madeleine" (p. 205) (il s'agit de l'hiver 1784-1785). Il se répand que Madeleine devine la pensée de chacun, si bien que la maison de Puységur à Paris devient un lieu public, où l'on vient comme au spectacle (P. 207). Mais les spectateurs n'y voient qu'un tour dont il faut découvrir le truc. Madeleine voit les yeux fermés : "On dit qu'elle y voyait. Je mis un bandeau sur les yeux ; on prétendit qu'elle voyait par-dessus le bandeau" (p. 207). Si bien qu' "enfin il arriva ce que j'avais très bien pressenti ; c'est que l'opinion des mécréants l'emporta sur le petit nombre de gens qui, croyant à ma probité, croyaient au somnambulisme de Madeleine. Les journaux s'égayèrent" (p. 208).

Malgré le développement du magnétisme en province (pp. 190-196), malgré la multiplication de phénomènes analogues à ceux décrits par Puységur (pp.190-196), on dit à Paris, en 1765 , que la mode du magnétisme animal est tombée, qu'on n'en parle plus (P. 385).

Parmi les autres éléments d'information fournis par Puységur sur l'attitude de la société face au magnétisme, on peut remarquer ceux ayant trait à l'exemption d'un service militaire. Ainsi le père de Joly demande à Puységur de trouver un emploi pour son fils, maintenant que ce dernier n'a plus de raison de santé pouvant l'exempter de la milice (p. 167). Plus tard, un soldat réussit à rentrer au pays, en le demandant sous état magnétique, grâce au soutien de Puységur, et malgré la "froideur" et l' "ironie" de ses supérieurs hiérarchiques (pp. 403 à 405).

V - Puységur face à l'hostilité de la société

Considérons maintenant l'attitude de Puységur face à l'hostilité qu'il rencontre : nous verrons successivement l'idée que Puységur se fait de l'avenir, le type de lecteur qu'il vise, et la position épistémologique qu'il adopte. Ici aussi, certaines ressemblances avec l'attitude des parapsychologues actuels s'imposent.

Croire à des lendemains qui chantent est une consolation que peu d'auteurs se refusent, dans le domaine du paranormal . Ainsi Puységur annonce que la découverte du magnétisme "sera glorieuse pour le règne sous lequel elle s'est manifestée" (p. 83). Toutefois l'échec qu'il subit, fin 1784, lors de la présentation de Madeleine à Paris, semble l'amener à une certaine prudence. Certes, "une vérité est une vérité, et tôt ou tard son flambeau perce les nuages de l'erreur, de l'ignorance, ou de l'envie" (p. 209). Et quant aux "Commissaires, Académiciens, et autres", s'ils n'avouent pas "aujourd'hui qu'ils se sont trompés totalement dans le jugement qu'ils ont porté sur le magnétisme animal", alors "ils se dévoueront nécessairement à I'improbation future, et, laisseront, de leur connaissance en physique, l'idée la plus désavantageuse" (p. 215). Mais : "la conviction générale n'est pas près de s'étendre, je le sais bien ; peut-être est-ce l'affaire de plus d'un siècle" (p. 209). Ailleurs, Puységur parle de "plus d'une génération pour amener les hommes à croire" au magnétisme (p. 233). Il pense que "dans cinquante ans peut-être", les progrès de la physique auront permis de dépasser ses réflexions sur les hypothèses physiques (p. 253). Malgré cette prudence, Puységur reste confiant, et la dernière phrase de sa conclusion célèbre le triomphe futur du magnétisme animal : "cette époque, quelque éloignée qu'elle soit, arrivera, nous n'en pouvons douter le temps seul l'amènera" (p. 391).

Comme on vient de le voir, l'échec que, l'hiver 1784, Puységur a subi l'amène à une certaine prudence. Un des effets de cette prudence semble être sa volonté de restreindre l'éventail de personnes auquel il s'adresse. Dans l'avant-propos de la "Suite des Mémoires pour servir, etc.", il précise qu'il n'écrit pas pour le public (p. 202), qu'il ne "prétend écrire au reste que pour les magnétiseurs" (p. 203). Un chercheur dans une discipline marginale peut choisir de s'adresser à trois types de lecteurs - la communauté scientifique, le grand public, ou les autres chercheurs de son domaine. Son choix peut être stratégique ou tactique. Ici , Puységur semble penser, comme en témoignent aussi ses choix épistémologiques, qu'un repli sur soi de la communauté des magnétiseurs doit précéder, pour le préparer, un nouvel affrontement avec la société : "Que votre science se perfectionne dans la solitude et dans le secret, de manière à paraître avec tous ses avantages, quand elle trouvera l'occasion favorable de se produire au grand jour" (p. 189).

La position épistémologique de Puységur se caractérise par une croyance en les "faits". Certes, il regrette qu'il lui ait "fallu tout conclure sans débats ni contradictions" (p. 369), reconnaissant par là une certaine importance à la discussion. Mais pour lui : "un fait prouve plus que tous les raisonnements possibles ; c'est là, je pense, un axiome que personne ne peut contredire" (p. 199). Il faut donc "accumuler des faits, avant que d'entreprendre d'établir une théorie définitive" (p. 201). Le magnétisme "se prouvera de lui-même, par une suite insensible de faits" (p. 189), par "la multiplicité des faits et des expériences répétées" (p. 199).

Une telle position épistémologique n'est pas surprenante pour l'époque. En effet, quand Puységur écrit ces lignes, quatre ans seulement se sont écoulés depuis que Kant a inauguré une critique du "fait". Cette critique se développera avec Whewell, Duhern, Quine, pour atteindre de nos jours une importance certaine, avec Feyerabend et avec les écoles de sociologie des sciences inspirées de Kuhn. Selon ces derniers, les rapports d'observation n'ont aucun statut si ce n'est dans le contexte théorique dans lequel ils sont produits ; faits et théories sont des constructions sociales, entre lesquelles il est vain de vouloir établir une distinction. Cette critique de la notion de "fait" est évidemment controversée. Elle permet cependant, à notre avis, d'expliquer pourquoi c'est avec si peu d'effets que le magnétisme, puis le spiritisme, puis la parapsychologie, ont accumulé des faits. Sans cette critique du "fait"', sans les positions épistémologiques qui soutiennent cette critique, le désintérêt de la quasi-totalité de la communauté scientifique pour la grande quantité de faits paranormaux collectés depuis des centaines d'années, resterait difficilement compréhensible.

VI - Les présupposés philosophiques de Puységur

Très souvent, les chercheurs dans le domaine du paranormal ont tenté de mettre en rapport leurs croyances philosophiques avec les phénomènes observés. Ainsi ils pensent trouver, dans les phénomènes, des preuves à l'appui de leurs croyances. Ou bien, ils se proposent d'expliquer les phénomènes à l'aide d'arguments empruntés à leurs croyances. Le plus souvent, ces croyances philosophiques sont de nature spiritualiste, au sens philosophique du terme, c'est-à-dire qu'elles sont opposées au matérialisme. Puységur participe déjà d'une telle entreprise. Nous allons successivement le voir défendre le concept de "volonté", attaquer la médecine au profit d'un "art" de guérir, et pr8ner l'existence de "mystères" qu'on doit admettre sans pouvoir les expliquer.

Pour Puységur, le magnétisme s'inscrit dans un combat de nature philosophique. On peut même ajouter : de nature métaphysique, puisqu'il s'agit de défendre, contre le "matérialisme", des concepts tels que la "volonté libre". Ainsi, "le plus grand argument des matérialistes tombe nécessairement, s'il est prouvé que l'homme est doué d'une volonté libre, capable d'agir à son gré sur la matière" (p. 248). Ce concept de volonté permet, selon Puységur, de rendre compte de la capacité qu'ont des somnambules d'agir selon la pensée du magnétiseur. Ainsi, quand, par cette volonté, "l'on parvient à faire mouvoir un être magnétique, il ne se passe alors rien de plus étonnant que dans l'opération ordinaire de nos gestes. Je veux prendre un papier sur une table, j'ordonne à mon bras et à ma main de le prendre" (p. 210). Faire "obéir d'après la volonté" un somnambule, cela "n'a rien de plus merveilleux que l'opération particulière de notre volonté sur nous-mêmes" (p. 213). On trouve donc déjà chez Puységur, pour expliquer certains phénomènes paranormaux, un argument qui n'a de sens que dans le cadre d'une position philosophique de nature spiritualiste. Cet argument sera souvent repris par la suite, par exemple par Gasparin, qui écrit : "Quand vous m'aurez expliqué comment je lève la main, je vous expliquerai comment je fais lever ce pied de table" (4).

Ce combat contre le matérialisme est indissociable, pour Puységur, d'un combat contre la médecine : "matérialisme à l'égard de l'âme", et "médecine ordinaire à l'égard du corps", "tous deux tendent à notre destruction" (p. 159). La médecine est "funeste et chimérique" (p 148) , c'est une "superstition" (p. 233). Avec le magnétisme, il ne suffit pas d'avoir des "connaissances théoriques", il faut aussi "payer de sa personne" puisque le succès dépend de "la perfection plus ou moins grande de la machine électrique animale" du magnétiseur (p. 71.). Avec le magnétisme, guérir ne peut plus être une science, mais devient un art (p. 391).

Comme c'est le cas chez de nombreux auteurs, l'hostilité au matérialisme et à la médecine scientifique s'accompagne, chez Puységur, d'une croyance en l'existence de "mystères" inexplicables. Ainsi le magnétisme animal "est, de même que la végétation, la digestion, la reproduction, etc., un des mystères de la nature que nous ne devons que reconnaître et admirer, sans espérer pouvoir jamais le bien comprendre ni l'expliquer" (p. 382). Pour Puységur, comme, plus tard, pour certains spirites et parapsychologues, le but n'est donc pas tant d'expliquer les phénomènes étudiés, que de faire en sorte que "nos savants arrivent au point d'admettre des phénomènes et des vérités qu'ils ne peuvent expliquer" (p. 391).

VII - Les contradictions apparentes de Puységur

Le lecteur de ce qui précède aura été surpris peut-être de trouver affirmées par Puységur des propositions apparemment contradictoires. Ces contradictions apparentes pouvant être rencontrées, de nos jours, sous des formes quasi identiques à celles qu'elles ont chez Puységur, il nous semble intéressant de les mettre en évidence. Nous verrons ensuite ce que l'on peut penser de l'existence de telles contradictions.

Comme nous l'avons vu, pour Puységur, d'une part, les effets du magnétisme animal sont physiques (p. 199). L'homme est une "machine électrique animale" (pp. 9, 71). Or, d'autre part, Puységur fait l'apologie de la "volonté", opposée aux actions "machinales" (p. 211). De même, d'une part, Puységur critique l'imperfection des connaissances en physique des Académiciens (p. 215), appelle au débat avec les physiciens (p. 369) et au perfectionnement des sciences (p. 391). Or, d'autre part, il croit à l'existence de "mystères" que l'on doit admettre sans pouvoir jamais les expliquer (pp . 382, 391). Une telle attitude se retrouve chez de nombreux chercheurs dans le domaine du paranormal . Pour ces chercheurs, le paranormal est un phénomène naturel, susceptible d'explications physiques, mais, dans le même temps, c'est un phénomène qui fait appel à des concepts, telle la volonté, irréductibles à tout mécanisme. De même, pour ces chercheurs, les scientifiques doivent se pencher sur le paranormal et l'étudier, mais, dans le même temps, les scientifiques ne pourront qu'admettre les phénomènes sans pouvoir les expliquer. En résumé, pour eux, le paranormal relève de la physique tout en la transcendant, donc est du ressort des physiciens sans que ceux-ci n'en puissent rien dire.

Une autre contradiction apparente de Puységur, que l'on retrouve aussi chez de nombreux chercheurs, concerne le statut des phénomènes paranormaux qui n'entrent pas directement dans le cadre de ses propres recherches. Puységur refuse de croire aux sortilèges, aux divinations (p. 72), et aux "anciennes erreurs des oracles et des sibylles" (p. 406). Mais il pense aussi que le magnétisme permet de donner une "base de vérité" à tous ces phénomènes (p. 389). Rejeter le paranormal que l'on n'a pas directement étudié, et, dans le même temps, se proposer de l'expliquer par le paranormal directement étudié : une telle attitude se retrouve chez de nombreux chercheurs. C'est l'attitude de nombreux parapsychologues vis-à-vis de l'ufologie. C'est plus généralement l'attitude que tendent à avoir les unes pour les autres les multiples disciplines sœurs qui étudient le paranormal.

Comment expliquer de telles contradictions apparentes ? Nous nous contenterons de faire deux remarques. D'abord, de nombreux chercheurs assument les attitudes que nous avons décrites, sans les considérer comme contradictoires. Ceci semble indiquer que, loin d'être des erreurs superficielles, ces attitudes sont inhérentes aux prémisses épistémologiques, voire métaphysiques, de ces chercheurs. Le débat serait alors réduit à des confrontations d'actes de foi. Remarquons ensuite que soutenir des positions qui semblent se contredire est peut-être le lot commun, comme l'indiquent des travaux tels que celui de Paul Veyne (5).

VIII - Conclusions et perspectives

Le Marquis de Puységur a fait paraître un autre ouvrage sur le magnétisme animal en 1807 (6), tandis que les Mémoires pour servir, etc. ont connu deux rééditions, en 1809 et en 1820. Le magnétisme animal, quant à lui, est resté une discipline marginale, et a continué de présenter des phénomènes paranormaux jusqu'à ce qu'il se dissolve peu à peu, alors que ses thèmes sont récupérés par le spiritisme, l'hypnotisme ou, plus tard, la parapsychologie.

Peut-on faire remonter l'origine de l'étude moderne des phénomènes paranormaux à Puységur ? Ce qui est sûr, c'est que l'on trouve, en 1784, non seulement des phénomènes paranormaux, mais aussi toute une suite d'événements qui se reproduiront au cours des années, jusqu'à nos jours. Ainsi, l'on a vu que Puységur trouve, par hasard, des sujets présentant des phénomènes paranormaux, et qu'il procède à quelques expériences. Puis il propose des hypothèses physiques qui feront sourire les générations futures, hypothèses associées à des considérations philosophiques anti-matérialistes. Il présente quelques sujets au public, rencontre l'incrédulité, multiplie, mais en vain, les précautions expérimentales. Les journaux se moquent, appuyés par les autorités académiques, et le public reste hostile ou indifférent. Si bien que déçu, mais convaincu de se battre pour une cause qui ne peut que triompher, Puységur appelle au développement, aidé par une littérature spécialisée, d'une communauté de chercheurs dont le premier but doit être l'accumulation des faits.

Tout ceci , comme on l'a vu, est décrit dans l'ouvrage de Puységur, et c'est pourquoi nous avons pensé pouvoir nous limiter à l'étude de cet ouvrage pour exposer notre propos. Ce propos est principalement, nous le rappelons, de dégager des constantes dans l'étude du paranormal . Nous pensons que l'analyse d'autres documents de l'époque ne pourraient que renforcer ce propos. A titre d'exemple, le rapport de la commission chargée par le roi, en 1784, d'étudier le magnétisme animal peut être comparé aux nombreux rapports défavorables qui le suivront jusqu'à nos jours. Le terme employé dans ce rapport pour rendre compte des phénomènes est celui de "pouvoir de l'imagination" (Puységur y fait allusion, p. 214). Ce terme est utilisé dans le rapport d'une façon qui peut être comparée à ce que l'on appellera plus tard "suggestion", puis "transfert". Enfin, notons qu'à l'époque certains savants ont refusé de s'associer à ce rapport : déjà, quelques scientifiques reconnus étaient séduits par une discipline marginale.

Cela fait donc maintenant deux siècles que les chercheurs confrontés au paranormal tentent en vain de faire admettre celui-ci . D'autres siècles vont-ils s'ajouter aux deux qui nous précèdent ? Cela se peut, puisque de nos jours les parapsychologues ne font que répéter les vains procédés de Puységur et de ceux qui lui ont succédé. Ni une accumulation de "faits" qui ne convainquent que les convertis, ni une élaboration d'hypothèses physiques mal fondées, ni un a priori philosophique anti-matérialiste déplacé, n'ont pu pendant deux siècles, ni ne pourront sans doute à l'avenir faire sortir l'étude du paranormal de sa position de réprouvée.

Si l'histoire de la recherche sur le paranormal devrait permettre d'éviter de répéter les erreurs passées, elle fournit aussi, par son étude, un point d'appui pour les recherches à venir. En effet, si l'on prend comme objet d'étude cette histoire elle-même, on découvre de nombreuses constantes, tant au niveau des phénomènes qu'à celui de leurs conséquences sociologiques. Ces constantes, déjà présentes, comme on l'a vu, dans les premiers ouvrages de Puységur, permettent de supposer l'existence d'un mécanisme commun aux diverses formes de paranormal. Parce qu'ils permettent de mieux cerner ce mécanisme, les ouvrages de Puységur, et de tous ceux qui lui ont succédé depuis, restent d'actualité.

 

 

Références bibliographiques.

1. A.M.J. CHASTENET de PUYSEGUR, Mémoires pour servir à l'histoire et à l'établissement du magnétisme animal, suivies de : Suite des mémoires pour servir à l'histoire et à l'établissement du magnétisme animal, Londres, 1786.

2. Michel DUNEAU, Aspects historiques des rapports entre la parapsychologie et les sciences exactes, Parapsychologie n° 7, juin 1979, pp. 11-18.

3. Seymour H. MAUSKOPF and Michael McVAUGH, The Elusive Science Origins of Experimental Psychical Research, The John Hopkins University Press, Baltimore and London, 1980, p. 128.

4. Agénor de GASPARIN, Des tables tournantes, du surnaturel en général et des esprits, E. Dentu, Paris 1854; deuxième édition, 1855, tome premier, p. 96.

5. Paul VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Seuil, Paris, 1983.

6. A.M.J. CHASTENET de PUYSEGUR, Du magnétisme animal, considéré dans ses rapports avec diverses branches de la physique générale, Desenne, Paris, 1807.

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