D'un APPORT possible de la théorie lacanienne à une THEORISATION de la PARAPSYCHOLOGIE

par Pascal Le Maléfan

Revue de Parapsychologie n°20, 1986

(Texte rédigé d'après le contenu d'une communication faite à l'IMI le 19.11.83)

 

"Ainsi tel un manoir livré au Poltergeist, je vis sans vivre, lieu de hantises qui ne m'intéressent plus, quoiqu' elles se passionnent encore et se refassent tumultueusement en un fébrile dévidement que je ne puis analyser."

Extrait du poème "Vieillesse de Pollagoras" de Henri Michaux ( 1949)

 

 

Résumé. L'intention de cet article est d'utiliser des éléments de la théorie lacanienne à une théorisation du champ parapsychologique. En premier lieu sont examinées les différentes approches que LACAN et les divers théoriciens proches de sa pensée ont pu faire en ce domaine. En second lieu des propositions théoriques sont faites, à partir de concepts lacaniens et en comparaison des formulations les employant pour décrire des problématiques spécifiques (hystérie de conversion). Dans ce sens, ce qui semble important est de ne pas oublier que tout sujet "psi" est avant tout un sujet subissant la loi du signifiant, mais ayant le "pouvoir" de signifier, de métaphoriser singulièrement son désir. En dernier lieu, le mot de "transréalisme" est avancé pour montrer que cette métaphorisation peut être étendue à d'autres champs (autres que ceux de la psychopathologie ou de la parapsychologie). Il indique un rapport différent de l'objectif et du subjectif, incluant l'effet possible de l'un sur l'autre.

Summary. The aim of this article is to use elements of the theory of Jacques LACAN to theorize in the field of parapsychology. At first the different approches of LACAN and his disciples will be examined. Next, theorical proposals using Lacan's concepts will be made comparing the application of these concepts to the description of specifics problems (such as hysterical conversion). Along these lines it is important not to forget that every subject "psi" is above all subject to the law of the "signifiant", but endowed with the possibility to "signifier" and to metaphorize his desires in his own personal manner. Finally the word "transrealism" is suggested to show how this process of metaphorization can be extensed to other fields (other than psychopathology and parapsychology). This term indicate a different relation between the objective and the subjective standpoints, including their possible interaction.

 

PRELIMINAIRES

Il s'agira moins dans ce texte d'une exposition des positions de LACAN par rapport à la problématique parapsychologique, que d'un essai sur les possibilités qu'offre la théorie lacanienne en tant que telle de permettre une interrogation sur cette même problématique. D'un autre côté, il sera proposé un apport à partir de cette théorie (1) puisque nous partons du constat que dans la recherche faite de nos jours en parapsychologie, on ne peut plus faire comme si la démarche lacanienne n'existait pas. De ce fait, on pose cette recherche en termes historiques, et ceci doublement : d'une part parce que la parapsychologie est dans une position (historique et dynamique) où elle fait limite à des savoirs actuels, et d'autre part parce qu'elle propose le dépassement de ces savoirs (2). La psychanalyse, fût-elle lacanienne, n'échappe pas à cette règle. La parapsychologie, en somme, ne peut être réduite en des explications psychanalytiques, même si celles-ci aiguillonnent de façon pertinente et permettent d'expliquer en partie ce qui se passe. Dire dépassement veut dire simplement que l'objet de la parapsychologie en tant que science n'est pas le même que celui de la psychanalyse. Pour essayer de clarifier cette position, je dirai tout de suite que cet objet, non pas l'espace inconscient donc, mais l'espace des effets-que-peut-produire-un-individu-en-dehors-des-modes-de-production-reconnus (3). Il s'agit ainsi d'un dépassement de notions fondamentales comme celles de sujet et d'objet, d'intérieur et d'extérieur, même dans leurs sens psychanalytiques, et qu'il faut en parler autrement (de ces notions et de leurs rapports) pour comprendre les effets pouvant surgir et qui intéressent la parapsychologie. C'est un travail rhétorique. On sait que la psychanalyse elle aussi en son temps, étant une limite/limitation de savoirs, a dû inventer (emprunter) un autre langage et surtout une nouvelle syntaxe (4).

En tout état de cause, même s'il existe une nouvelle métaphorisation permettant de rendre compte des phénomènes (des effets) parapsychologiques, je pense que la psychanalyse pourra toujours en dire quelque chose, même si ce nouveau savoir, en partie, lui restera étranger car différent. Avant donc de voir ce que"peut dire" la théorie lacanienne sur ces effets, voyons ce que LACAN lui-même a perçu et dit du domaine qui nous intéresse.

 

Ecrits et dits de LACAN sur l'occulte

 

Pour reprendre la distinction du départ, un inventaire des positions de LACAN sur la parapsychologie risque d'être décevant. Il ne fait allusion en effet essentiellement qu'à la télépathie, mais ceci dès ses premiers séminaires.

Se prononçant sur les positions de FREUD par rapport à ce phénomène, il avance quand même une proposition capitale : si, dans une cure analytique, il y a une manifestation télépathique, elle est le résultat d'un apport intersubjectif (entre l'analyste et ses différents analysants) et est effet d'un discours sur un autre. L'explication supposée serait celle d'une "résonance dans des réseaux communicants de discours" produisant, au niveau phénoménologique, une coïncidence de propos (entre les propos d'un sujet et des faits dont il ne peut être informé, mais qui ont un lien avec l'analyste). Toujours en prenant en compte le contexte d'une cure, LACAN note que dans le cas où la coïncidence inclurait un acte, elle signifierait littéralement un passage à l'acte portant sur le cadre et la relation thérapeutiques.

Tout ceci renvoie en fait à sa thèse selon laquelle l'inconscient du sujet c'est le discours de l'autre, ce qui est une des premières formulations de la théorie lacanienne en tant que telle - elle indique d'une façon mathématique,et cela en se tenant à FREUD, que l'inconscient c'est l'autre lieu, l'autre scène du sujet, là où il n'est pas, et que cette division s'est constituée par le réseau des différentes identifications dont l'inconscient, justement, reste la trace. Dans ce sens en effet la télépathie illustre ce postulat : littéralement, au moment de la manifestation télépathique, le sujet "coïnciderait" avec l'autre, il serait I'autre*.

* Il resterait seulement à savoir pourquoi (pourquoi à ce moment, pourquoi sur tel propos ou tel acte), et à l'interpréter dans le transfert.

LACAN en reste à une proposition qu'on retrouve chez MERLEAU-PONTY sur ce même phénomène, et qui est elle-même en filiation, si l'on peut dire, avec une pensée allant de DESCARTES à PROUST en passant par MAUPASSANT (5). Cette convergence donc ne semble pas étonnante.

La première position, citée de LACAN, date de son rapport au congrès de Rome en 1953 intitulé "Fonction et champ de la parole et du langage". La même année, dans son séminaire sur "Le moi dans la théorie freudienne", il reparle de la télépathie, toujours à partir des positions de FREUD. Il reprécise qu'il s'agit de"surgissement en même temps" chez deux sujets, "dans un même cercle de discours", de tel acte symptomatique ou de tel souvenir . Son intention encore une fois ici est claire : le sujet étant un être parlant, c'est-à-dire soumis à la loi du signifiant le conditionnant, tout phénomène produit à son niveau implique des structures de langage (6).

C'est dans son séminaire de 1973, intitulé "Les non-dupes errent", au cours de la séance du 20 novembre , qu'il s'étend le plus sur la question. Il s'agit pour lui d'interroger l'intérêt que FREUD avait pu porter à ce problème.( *)

C'est par souci d'objectivité, dit-il, que FREUD s'y intéressa, qu'il erra du côté de l'occulte considérant que tout fait devait être étudié par la science. Mais d'ajouter quand même que FREUD avait jugé que l'inconscient n'était pas l'occulte, qu'il n'y avait rien de commun entre l'occulte et le rêve. Donc, si télépathie il y a (l'occulte ici est encore ramené essentiellement à la télépathie), c'est de l'ordre de la communication, précise LACAN dans son commentaire, par "fil spécial", un message à prendre en compte comme tout autre message de la vie diurne. Toujours commentant (**) il propose d'expliquer ce phénomène par repérage du désir produit par le rapport de l'inconscient de l'"occultiste" avec l'inconscient du sujet. LACAN va alors plus loin, suivant sa propre théorisation, en précisant qu'il n'y a rien là d'extraordinaire puisque le sujet est toujours solidaire, par structure, d'un autre. L'inconscient, dit-il, n'exclut pas la reconnaissance du désir de l'autre comme tel, qu'il y ait communication de réseau à réseau (7), pour peu que l'attention du sujet soit ailleurs et que la "communication" concerne un être avec lequel on est attaché comme le souligne FREUD.

(*) Cette intervention fut provoquée par un des élèves de LACAN ayant souhaité qu'il en parle (communication personnelle de Jean-Claude MALEVAL)

(**) A propos des textes suivants, "Psychanalyse et télépathie", "Rêve et télépathie", "La signification occulte des rêves"

 

Il apporte pourtant ici une précision qui corrobore quelque peu mon propos du début sur les limites auxquelles la parapsychologie amène tout savoir.

" ... il s'agit tout de même de deux choses dans ces prétendues informations télépathiques : il y a le contenu de l'informatior et puis il y a le fait de l'information. Le fait de l'information, c'est à proprement parler ce que FREUD repousse. Il veut bien l'admettre comme possible mais dans un monde avec lequel il n'a strictement rien à faire" (8) On distingue bien là que parapsychologie et psychanalyse n'ont pas le même objet (9), et LACAN d'ailleurs en indique la différence " "l'occultisme" a à faire avec la "technique du corps", c'est-à-dire avec un autre corps capable "de quelque chose de beaucoup plus calé que ce que connaissent les anatomo-physiologistes" "(10). Je reviendrai plus loin sur cette différence et sur le corps (donc le sujet) qui sont en jeu.

Dans la position qu'il énonce ici de FREUD, et qui je crois peut être considérée comme sienne, il semble en recul sur ce qu'il a dit ou écrit en 1953 où il avait opéré une esquisse de formalisation du phénomène. En fait, il s'arrête bien là à la limite de sa théorisation et, sans doute, je le répète, à la limite de toute théorisation psychanalytique du fait même qu'il faudrait changer d'objet d'étude. Il n'est d'ailleurs pas le seul à faire ce constat. W. GRANOFF et J.M. REY dans leur ouvrage "L'occulte : objet de la pensée freudienne" (11) en viennent à peu près à la même proposition. Dans un premier temps ils montrent, au travers du jeu entre des langues différentes, comment le fait télépathique s'inscrit dans un rapport au langage circulant entre deux sujets en position de transfert ; ils proposent de plus de rapprocher ce processus de celui de la dénégation. Puis, en final, il y a cette proposition énigmatique et à la fois logique : "... le comment des transports de lieu en lieu ne relève pas d'un domaine où l'analyse comme discipline trouve accès". Et encore plus loin :"Le passage, le transit, le voyage - "Comment ça passe ?", "Est-ce que ça passe ?" - n'est-ce pas là une question sans cesse renaissante dans le discours de l'inquiétude humaine, devant son angoisse, devant son sort ? L'enseignement de FREUD n'est-il pas que l'analyse ne peut pas traiter de cette question ? " (12).

La question qu'on peut se poser en passant en revue ces prises de position, est de savoir à quoi sert, à la psychanalyse en tant que telle et aux analystes en particulier, le fait de séparer, de cliver (au niveau théorique) les phénomènes télépathiques de leur mode d'apparition. Ceci comporte l'hésitation à pouvoir dire que le "comment" recouvre le "pourquoi", ou en tout cas qu'ils ne peuvent être dissociés. C'est bien ce qu'estime René MAJOR dans le numéro de la revue CONFRONTATION consacré à la télépathie (13). Dans son "avant-tout" on entrevoit ce que cette question du "comment" et du "pourquoi" pourrait impliquer. "Pour nous, cependant, les questions les plus essentielles restent à aborder. Elles concernent la manière dont ces messages sont véhiculés, le fait qu'ils parviennent ou non au destinataire, leur mode de passage par le transfert ou hors Ie transfert . Ce qui impliquerait de revoir notre conception du transfert et de l'interprétation." Il y a là à gager que cette révision comporte un risque que la psychanalyse n'est peut-être pas capable de supporter sinon, encore une fois, en se dépassant elle-même. En tout cas, on peut tout simplement dire qu'actuellement, concernant la télépathie dans ses rapports avec l'expérience analytique, existe un reste au niveau de la théorisation, et en même temps une limite qui, peut-être, est à inférer, comme l'a noté F. ROUSTANG, du problème de la "transmission de pensée" dans son rapport à la doctrine psychanalytique et à sa propre transmission (14).

Selon cet auteur, la télépathie, cette transmission immédiate comme il l'a définie, met en avant un fantasme de manipulation par l'autre dans un rapport au pouvoir et au désir ; elle révèle la puissance magique du langage ; elle révèle qu'un discours peut avoir des effets. De plus, ajoute-t-il, la cure est un lieu idéal pour ce genre de surgissement, et, sans doute, elle est (la télépathie comme forme de discours) une condition nécessaire à toute relation transférentielle.

La question qu'il pose en fin de compte est bien de savoir si la psychanalyse dans son essence et dans ses corollaires (ses institutions et les rapports au maître qu'elles induisent) ne s'efforce pas de dénier, d'occulter tout transfert immédiat que de toute façon relation transférentielle et institutions impliquent. Le problème sous-jacent là est celui de pouvoir formaliser en quoi tout phantasme télépathique produisant un effet de télépathie est en rapport avec un phantasme de liaison symbiotique à "I'Autre" produisant le même effet. Ce point touche à une éthique de la psychanalyse. Il touche également à la limite de validité de celle-ci , à son point aveugle, à son ancrage à l' hypnose et à la suggestion, à son "destin si funeste". Enfin il touche encore à ce qui est au centre de toute transmission possible de la psychanalyse, donc à sa survie.

On peut comprendre dès lors qu'îl y ait une mise à distance d'élaborée, chez LACAN et on l'a vu chez d'autres, entre un "comment" et un "pourquoi" dans une réflexion sur la télépathie. Il serait pourtant tout aussi funeste de croire que la psychanalyse ne peut rien en dire et qu'elle n'est pas capable d'en rendre compte dans sa pratique comme dans sa théorie. Seulement, comme je l'ai déjà dit, il en irait d'une reconsidération de ses principes et d'une acceptation qu'il y a là un autre savoir (un autre objet) qui lui fait limite et avec lequel elle peut maintenir des articulations. De l'autre côté il serait tout aussi funeste pour la parapsychologie cette fois de croire qu'elle pourrait se passer de la psychanalyse.

 

Perspectives

Pour l'apport dont j'ai parlé, outre le fait qu'en suivant la théorie lacanienne on en soit venu à dire que la télépathie était de l'ordre des phénomènes du discours, il resterait à voir en quoi celle-ci -mais aussi les autres phénomènes psi comme la précognition ou la clairvoyance- fait partie du fonctionnement psychique. En fin de compte, il resterait à savoir en quoi pour un sujet (ou un groupe), les effets psi de nature psychique sont signifiants et à quelle constitution du signifiant elles se rapportent.

Il y a fort à parier que de telles questions passent par une reconsidération de l'utilisation que fait un sujet de son corps, de sa manière de se le représenter. On trouve déjà cette ouverture dans le terme "communications extrasensorielles". Mais avant de supposer un autre support de communication, en dehors de ceux connus, il serait tout aussi intéressant de supposer un autre "usage" des réseaux de sensation-perception, de supposer donc une "reconnection" différente apportant un contenant et un contenu singuliers , le "corps plus calé" de LACAN cité plus haut. D'ailleurs, n'est-ce pas ce qui se vérifie dans les cas spontanés ?

Dans sa thèse pour le doctorat de troisième cycle en psychologie (15) "Phénomènes télépathiques et fonctionnement psychique" Djouher SI -AHMED laisse entrevoir également cette possibilité. Lors des expériences qu'elle a menées elle a noté que c'est bien à partir d'une sensation différente (le "sensorium de base"), relative au schéma corporel , qu'il y a possibilité de détection, chez le percipient, d'un changement permettant l'élaboration d'un contenu télépathique. Elle précise en outre que la circulation de ce contenu doit "être considérée et traitée pour elle-même" (P. 353). Ici donc est encore mis en avant l'objet même de la parapsychologie. Il ne faut pourtant pas oublier que "ces effets" sont toujours le résultat d'un contexte, donc qu'il y a un sens qui est produit et qui est signifiant. C'est sur ce sens et sur son émergence que la psychanalyse aura toujours quelque chose à dire et à apporter.

L'effet, la représentation, et la psychocinèse.

Ce qui semble important à ce point d'exposé est bien la notion d'effet (16). Je veux dire très précisement les effets produits par le discours étant donné que tout discours révèle qu'un sujet est d'abord un être parlant en rapport avec d'autres êtres parlants. C'est également un jeu qui peut être un jeu de mort ; c'est là d'ailleurs un des effets les plus patents du discours. Le travail de Jeanne FAVRET-SAADA sur la sorcellerie nous en donne la mesure (17). Il s'agit bien d'effets dans ce cas, et d'effets produits car il y a énonciation et prise dans un discours, celui de la sorcellerie. Je ne saurais mieux dire qu'en citant cette phrase tirée du chapitre "Quand la parole c'est la guerre" (18)

"Je soutiens aujourd'hui qu'une attaque de sorcellerie peut se résumer ainsi : une parole prononcée dans une situation de crise par celui qui sera plus tard désigné comme sorcier est interprétée après-coup comme ayant pris effet sur le corps et sur les biens de celui à qui elle s'adressait, lequel se dénommera de ce fait ensorcelé" (19).

Dans une autre partie de son livre, J. FAVRET-SAADA cite un cas où la mort fut la conséquence -l'effet- du discours liant l'ensorcelé à son ensorceleur. Ceci est une situation extrême, mais elle montre assez que le verbe (ou le signifiant) peut avoir une action ... à distance. Il y a là toute une problématique de la représentation, de l'organisation signifiante du monde pour de tels sujets. Comment en effet comprendre cette réalisation pour laquelle les explications en termes de suggestion ou de pensée magique ne suffisent pas ? C'est-à-dire, comment comprendre et donner vraiment son sens à ce type d'effet ? C'est là qu'intervient sans doute la nouvelle métaphorisation évoquée plus haut.

Si maintenant, par le biais de l'effet, on s'interroge sur les sujets dits "psi" (20) qui ont cette particularité de produire des actions physiques sur leur extérieur, quelles suppositions pouvons-nous faire sur leur représentation, leur mode d'organisation signifiante du monde ? Pour essayer de baliser cette investigation, il me semble qu'il y a là un parallèle à faire avec la question de la représentation dans la conversion hystérique. Et ceci pour deux raisons au moins. D'une part parce que la conversion hystérique est un effet qui a sa propre logique, renvoyant à une représentation particulière et irréductible. D'autre part parce que les cas de phénomènes de psychocinèse peuvent être interprétés comme une conversion sur l'extérieur (*), vu l'incidence métaphorique évidente qui cause ou accompagne leur émergence comme l'attestent assez les travaux de BENDER, OWEN, TIZANE ou FODOR (21).

C'est-à-dire que, à l'instar de l'hystérie de conversion, les effets présents sont une métaphore symptomatique en liaison avec l'éprouvé psychique d'un sujet. On peut encore ajouter à cela l'hypothèse de D. Scott ROGO selon laquelle les situations de RSPK proviendraient "d'une dynamique familiale".

 

(*) qui n'est pas nécessairement hystérique.

(NDLR. RSPK = Recurrent Spontaneous PK (W.G. Roll = Poltergeist)

 

Il me semble que dans les trois exemples pris ici (sorcellerie, hystérie, psychocinèse) deux catégories qui organisent notre représentation sont en jeu : l'intérieur et l'extérieur. L'apport de LACAN est bien d'avoir montré que tout sujet a à faire avec son désir inconscient dans un jeu de signifiants. Ceci, encore une fois, produit des effets : la parole, l'acte, le symptôme. De la même façon, l'intérieur et l'extérieur nous sont représentables, préhensibles par l'accrochage signifiant - ce qui signifie justement qu'il y a inscription, lecture, chiffrage, métaphorisation de cet intérieur et de cet extérieur (*).

Aussi, si l'hypothèse d'une psychocinèse peut être retenue, elle introduit à un rapport singulier entre l'intérieur et l'extérieur. Ce rapport, ici, n'est pas simplement phantasmatique - même si un "phantasme de psychocinèse" est sans doute nécessaire à la production d'un effet de PK mais également objectif. Ce que je veux dire là, c'est que tout se passe comme si "l'extérieur" en jeu dans la psychocinèse était ce que je nomme le hors-corps, c'est-à-dire ce avec quoi objectivement (**) nous entretenons une certaine distance, ce avec quoi l'on est à distance et sur lequel on peut agir. Le dépassement que j'ai proposé s'opère exactement ici : le sujet et l'objet (l'intérieur et l'extérieur) en parapsychologie diffèrent du sujet et de l'objet en psychanalyse car ils incluent l'effet patent (22), notamment sur le hors-corps.

Métaphorisation, hors-corps et transjection

La difficulté dans ces questions est de savoir si cela est vraisemblable ou invraisemblable car il y est question d'une causalité. En tout cas, en gardant le parallèle fait avec l'hystérie, on peut dire qu'au temps où elle a fait "sensation" (à la fin du XIX ème siècle à la Salpétrière), il s'agissait également d'un rapport à la causalité. Causalité de la vision : ces corps adoptant des positions impossibles ; causalité de la sensation : ces mêmes corps "pervertissant la sensibilité" eu égard à l'imaginaire du corps ambiant (***).

(*) En regard, selon LACAN, d'un rapport à ce qu'il appelle la jouissance.

(**) L'étymologie d'objet est bien "ce qui est placé devant".

(***) La lecture et la vue de l'Iconographie de la Salpétrière sont ici conseillées. On peut également se reporter aux ouvrages de G. Didi-Huberman, aux éditions Macula, portant sur ces questions (nombreuses photos) : "L'invention de l'hystérie", 1983 ; "Le démoniaque dans l'art", 1985 (qui est une réédition accompagnée d'un commentaire d'un ouvrage de Charcot et Richet).

 

Il a fallu un dépassement - celui de la psychanalyse, pour "dépasser" ce procès. L'épistémologie freudienne a bien montré que l'hystérique métaphorisait avec son corps propre, usait différemment de son rapport à celui-ci, et que ceci nécessitait qu'on l'interprète. LACAN, en disant, comme je l'ai déjà noté, qu'il n'y a de réalité pour un sujet que celle construite en relation avec une structuration de son désir dans le langage dont le rapport spéculaire au corps est la pierre de touche, a permis de proposer (23) que le désir de l'hystérique, comme la prise de son corps dans le signifiant, se sont faits à partir d'un corps en mouvement. Tout simplement, ceci signifie que dans l'hystérie une métaphorisation possible se fait dans l'ordre du mouvement, que ce qui est signifiant c'est le mouvement.

Ce que l'on pourrait avancer maintenant, à la suite de cette mise en parallèle, pour cet autre rapport à la causalité qu'est la psychocinèse, c'est que le hors-corps est signifiant pour les sujets producteurs de ces métaphorisations. Dans son séminaire sur "I'Ethique" (24), LACAN, dans sa lecture du texte de FREUD intitulé "Esquisse pour une psychologie scientifique", donne, peut-être, des éléments pour définir le hors-corps et, en même temps, pour définir l'épistémologie du rapport du sujet à celui-ci. Il y parle de la constitution de ce qui est mobile et immobile, possible à mouvoir et impossible à mouvoir. Ces catégories organisent notre distance par rapport aux objets, la constituent (25). Elles participent sans doute également à la structuration de notre désir, tout autant que le corps en mouvement (26). Ce qu'avance la parapsychologie, d'après les expériences dont elle rend compte, et notamment, celle de la psychocinèse, c'est bien qu'il existe des rapports particuliers entre le sujet et l'objet. Donc, que le mobile et l'immobile, le possible à mouvoir et l'impossible à mouvoir peuvent varier pour un sujet. Ceci revient à dire que ces catégories, dans leur variabilité même, sont signifiantes pour ce sujet. Il en va donc d'une redéfinition du sujet et de l'objet pouvant inclure cet effet : la définition de la modalité de la transjection. Celle-ci veut préciser que l'on considère un champ où le sujet serait en connivence avec l'objet, avec production d'un effet (27), dans un rapport de non-séparabilité, mais dans une perpétuelle tenue à distance ; rapport se concevant comme source de métaphorisation. La question restant en suspens étant bien sûr de savoir ce qui peut déterminer une telle métaphorisation.

A la lecture de nombreux cas de RSPK, on peut s'apercevoir que la modalité de la transjection ne va pas sans ironie de la part de l'objet, ce qui montre d'ailleurs son caractère immaîtrisable. D'autre part, on peut noter également qu'elle est bien un compromis (comme tout symptôme), et qu'ainsi elle "sert" à résoudre une situation conflictuelle.

En définitive, ce que la théorie lacanienne nous permet de dire ici, pour les cas de psychocinèse, c'est que la représentation des sujets chez qui cette possibilité a été vérifiée implique que l'effet sur l'extérieur est conçu comme rapport signifiant au monde. Se pose alors le choix d'un tel comportement et du phantasme auquel il renvoie. Seul un matériel clinique pourrait nous le préciser.

Coïncidences de la transjection. Vers un transréalisme.

Pour conclure j'aimerais faire part de réflexions qui me sont venues de diverses observations faites dans des champs autre que la parapsychologie et qui pourtant, par coïncidence, s'y rapportent. Plus précisément, ces coïncidences se rapportent à la transjection. Celles que je vais citer maintenant se trouvent dans le discours esthétique (mais là n'est pas le seul lieu). Elles ont pour base l'énonciation d'un rapport différent du subjectif et de l'objectif que l'on peut nommer transréaliste.

Le transréalisme serait justement cette "représentation du monde" où le sujet serait en connivence avec l'objet, avec son hors-corps ; connivence rendue possible par une subversion de la sensation, la transjection n'en étant qu'une forme particulière.

En premier lieu on trouve cette modification dans le romanesque : l'écriture exposant et présentifiant une évolution de la distance entre le subjectif et l'objectif. Par exemple chez Théophile GAUTIER ("La cafetière",1654) ou Ernst JUNGER ("Le coeur aventureux") pour l'exposition d'un lien entre l'individu et ce qui l'entoure, avec production d'effet. Chez LE CLEZIO, JUGERSON, pour des textes dits "physiques", provoquant un rapport de sensation avec le lecteur. En second lieu dans l'art photographique chez un Doan MICHAEL où des objets bien réels se "mettent à faire des bonds" (*). En troisième lieu dans la sculpture : d'une part, chez Yves KLEIN avec ses montages où les objets et les corps semblent tenir en l'air ; d'autre part, chez Ellen MARX où l'intérêt est de provoquer une non-séparabilité entre l'observateur et l'objet, créant ainsi, par interaction, l'œuvre. Enfin, en quatrième lieu, dans le cinéma par rapport à ce que le philosophe Gilles DELEUZE, parlant du travail de GODARD, dit de la propension de cet art à tendre vers un point d'indiscernabilité entre le subjectif et l'objectif.

(*) Il s'agit d'une série de photos où l'on voit une petite fille entrer dans une boite en carton et celle-ci faire ensuite des bonds, sans que l'on puisse penser que la petite fille en soit responsable.

J'ajouterai qu'il n'y a pas jusque dans la quotidienneté où la démonstration de ce rapport différent du subjectif et de l'objectif ne nous arrive : certains "spots" publicitaires utilisent allègrement les déplacements d'objets ou les lévitations de corps. Il est bien évident que ceci n'est peut-être qu'un "truc" plus payant qu'un autre en matière de publicité. Il n'en reste pas moins vrai que si, justement, ces "trucs" marchent, c'est qu'ils sont pertinents ! Il serait donc intéressant d'analyser ce type d'images et de montages, et l'imaginaire qu'ils supposent. La manière dont ils sont réalisés a sans doute également son impact avec l'intervention de la vidéo. Ce procédé permet il est vrai d'offrir une autre appréhension (représentation) de l'espace et du temps. Bob WILSON avec ses "clips" vidéo en donne d'ailleurs une bonne mesure, outre le fait qu'on y voit des objets se déplaçant de façon autonome.

Nous sommes là en présence d'un recodage intraculturel , d'une mutation rhétorique s'opérant en l'absence d'orientation consciente, par coïncidence ou simultanéité. Je rappellerai ici que Michel FOUCAULT, dans la préface de son livre " Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines", nomme un tel "travail" souterrain le troisième ordre de toute culture, l'ordre pur (28). Cet ordre ayant une nécessité dynamique : "C'est au nom de cet ordre que les codes du langage, de la perception, de la pratique sont critiqués et rendus partiellement invalides. C'est sur fond de cet ordre, tenu pour soi positif, que se bâtiront les théories générales de l'ordonnance des choses et les interprétations qu'elle appelle" (29). Je dirai donc que la parapsychologie prend part à un tel processus. On pourrait reprendre ainsi la proposition d'André BRETON disant que l'hystérie peut être considérée comme moyen suprême d'expression et dire qu'une théorisation de la parapsychologie est un moyen suprême de repenser l'expression.

Pour opérer cette démarche, l'apport de LACAN qui est de préciser que tous les phénomènes du vécu humain mettent en jeu le désir en tant que phénomène central du rapport au monde, reste capital. Il est également celui, en référence à la tradition hégélienne, de dire que la vérité est toujours ce qui manque à la réalisation du savoir. L'ignorance ainsi permanente produit des engendrements dans la dialectique qu'elle impose dont un, n'étant pas le moindre pour notre propos, est celui de résoudre l'imaginaire pour constituer une nouvelle forme symbolique (30).

 

 

NOTES

1 . Il est évident que l'on n'entend pas utiliser toute la théorie lacanienne, mais seulement quelques concepts-clés ayant une valeur opérationnelle quant au sujet. Pour une approche de cette théorie, nous conseillons l'excellent ouvrage d'Anika LEMAIRE, "Jacques Lacan", aux éditions Pierre Mardaga, no 71, 1977

2. Et non pas sans doute l'intégration à tel ou tel savoir, ce qui serait plutôt une phagocytose !

3. Ce dépassement doit s'appliquer à toute tentative réductionniste, qu'elle soit physicaliste, mystique, etc ... afin de clarifier, à partir des limites/limitations de ces conceptualisations, l'objet de la parapsychologie. D'un autre côté, une réflexion épistémologique sur la recherche en parapsychologie ne peut éviter le débat autour de la nécessité et de la validité de son unité. Le dépassement est-il une somme des savoirs existants ?, la prise en compte d'un savoir poussé à ses limites/limitations ?, une articulation différente entre savoirs ?

4. "L'usage de la parataxe n'est pas fortuit chez FREUD. Si son style en est marqué, c'est qu'il doit porter sur le devant de la scène ce qui caractérise l'infantile, l'archaïque, le psychonévrotique. ( ... ) FREUD ignorait peut-être qu'à force d'écrire sur le rêve qui puisait son énergie dans l'infantile, à force de montrer le lien entre le rêve et les psychonévroses, de chercher à y découvrir quelque chose de "l'héritage archaïque de l'homme", il avait fait opérer à son style, à travers toutes les subtilités de sa syntaxe et en dépit d'elles, une régression parataxique."François ROUSTANG, " ... Elle ne le lâche plus", éditions de Minuit, 1980, p. 35-36.

5. "Ecrits", éd . Le Seuil , 1966, p. 265

6. "Le Moi dans la théorie de FREUD et dans la technique de la psychanalyse, Livre II ", éd. Le Seuil , 1978, p. 112.

7. Séminaire inédit.

8. Ibid. , p. 26.

9. C'est là la thèse que je tiens.

10. Ibid. , P. 27

11 . P.U.F., 1963.

12. Ibid. , p. 240.

13. Cahiers Confrontation, no 10, éd. Aubier, automne 1983.

14. Cf. François ROUSTANG, "Un destin si funèste", éd. de Minuit, 1976.

15. Université Paris X - Nanterre. Directeur de thèse D. ANZIEU.

16. Cette notion est bien centrale en parapsychologie et peut être considérée comme constituant son "objet" de recherche. Je citerai dans ce sens une déclaration faite par P. JANIN dans le no 9 de "La Revue Parapsychologie" (p. 43) "la parapsychologie est la discipline qui s'occupe de l'intervention directe du psychisme hors de l'individu" ...

17. "Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage", NRF, Gallimard, 1977. Folio, coll. "Essais", 1985.

18. Ibid. , p. 20

19. Ibid. , p. 20.

20. Le sujet dit "psi" ne peut et ne doit pas être compris comme un sujet ayant une structure psychique particulière ; il ne peut y avoir ainsi de profil psychologique de tel sujet. L'expérience du fantôme de Philippe, faite à Toronto par Iris OWEN et son équipe dans les années 70, a bien montré justement que n'importe qui pouvait produire des effets. "Philippe, le fantôme", I . OWEN et M- SPARROW, éd? Québec, 1979. Pourtant on ne doit pas sous-estimer, comme je l'ai déjà noté, le caractère signifiant d'une telle particularité chez un sujet. Pour aller un peu plus loin dans la réflexion sur cette question, je conseillerais l'ouvrage de E. GOFFMAN, "Stigmate", éd. de Minuit. 1975, où on trouve un essai sur l'interprétation des particularités d'un individu (comme pour l'alcoolique, le toxicomane ... ) par rapport à sa structure psychique dans une société donnée.

21 . Pour ne citer que les plus connus. Il est intéressant de signaler qu'en septembre 1905, dans un article intitulé : " KARIN : étude expérimentale sur les phénomènes de frappement spontané" se trouvant dans les Annales des sciences psychiques, H. WIJK en est venu à la conclusion que la médiumnité physique était liée au "subconscient" du médium.

22. Dans les travaux des psychanalystes M. TOROK et N. ABRAHAM, s'intéressant à la clinique de l'enfant, on peut mesurer de façon précise -du moins au niveau théorique- la différence entre l'objet de la psychanalyse et celui de la parapsychologie. Ces auteurs en viennent en effet à décrire une situation pathologique au sein d'une famille, concernant un enfant, par l'existence d'un fantôme chez ce dernier. Ce fantôme, installé dans une "crypte" psychique, "d'ordinaire silencieux, ( ) se manifeste de temps à autre, et parfois très bruyamment, sous forme d'idées et de sensations éprouvées par le sujet, ou d'actes qu'il est obligé de commettre (in "L'écorce et le noyau", de M. TOROK et N. ABRAHAM, éd. Aubier-Flammarion, 1978). Ce qui est frappant ici c'est que dans ce schéma emprunté à la parapsychologie (la télépathie y étant incluse puisque ce fantôme est l'expression des conflits d'une autre personne de la famille "transmis" chez l'enfant), il manque seulement la notion d'effet sur le hors-corps. La différence entre les objets réside donc bien là, au niveau de ligne de partage qu'impose l'effet. Ce n'est pas pour cela que les champs s'excluent, ou qu'ils n'ont rien à faire ensemble. Ils se limitent mutuellement, c'est tout. Dire dépassement, alors, revient à dire prise en compte de cette limite : limitation pour décrire un phénomène intéressant des champs quels qu'ils soient.

23. Cf. l'ouvrage de Monique DAVID-MENARD, "L'hystérique entre FREUD et LACAN. Une épistémologie de la conversion hystérique", éd. Universitaires,1984.

24. Séminaire inédit, 1953.

25. Sur ces points qui relèvent de la psychologie génétique, on pourra se reporter à J. PIAGET dans ses "Six études de psychologie" éd. Denoël, coll. "Médiations", n° 27, au chapitre consacré au développement mental, où il explique comment chez l'enfant se construisent ces catégories.

26. On peut penser que lors du stade du miroir décrit par LACAN, le hors-corps est symbolisé : l'enfant et le tiers étant "pris" dans l'image par lui (en relation). Cf l'article de LACAN de 1936 sur la description de ce stade dans les "Ecrits" cités.

27. Cet effet pouvant se concevoir dans les deux sens, à savoir autant du sujet vers l'objet que vice versa, selon le modèle suivant : sujet Ö objet.

28. Les deux autres étant pour FOUCAULT, d'une part, les ordres empiriques et, d'autres part, les théories scientifiques ou les interprétations philosophiques.

29. Ouvrage cité, p. 12, éd. Gallimard, 1966.

30. "Ecrits", p. 798.

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