PSYCHISME ET HASARD

par Pierre Janin

Revue Parapsychologie n°4, 1977

(Ce texte est l'adaptation, (légèrement augmentée) d'une communication présentée par l'auteur sous le titre "Psychism and Chance" à la 25ème Conférence internationale de parapsychologie, organisée à Copenhague du 24 au 28 août 1976 par la Parapsychology Foundation (New-York), sur le thème : la philosophie de la parapsychologie.)

1. INTRODUCTION

Dans cet essai j'ai l'intention de montrer que les faits parapsychologiques tels qu'on les connaît conduisent, quand on s'efforce d'en rendre compte de façon complète et cohérente, à une hypothèse générale qui concerne l'essence du psychisme et sans doute du même coup l'essence de la vie. J'ai conscience de l'ambition d'un tel propos et du fait que quand on aborde des perspectives aussi vastes, le risque est grand de perdre le contact avec les réalités concrètes et de n'aboutir en définitive qu'à des spéculations théoriques trop générales pour être fécondes. Cependant, si mon point de vue est théorique puisqu'il implique une conception particulière des rapports entre la psyché et le monde physique, il est également expérimental et cela non seulement parce qu'il rend compte de faits objectifs déjà connus, mais aussi et surtout parce qu'il suggère des expériences d'un type nouveau.

Dans les deux directions - théorie et expérimentation - il pourrait avoir des conséquences à long terme non négligeables, à condition bien entendu qu'à suffisamment court terme certaines au moins des expériences nouvelles donnent effectivement des résultats conformes à ses prédictions. C'est donc sans perdre de vue cet engagement délibéré à l'efficacité concrète qu'il nous faut maintenant aborder le vif du sujet.

2. QUELQUES CARACTÉRISTIQUES DES EFFETS PSI

Dans les archives aujourd'hui abondantes de la recherche parapsychologique suffisamment bien contrôlée on trouve régulièrement mentionnés :

(a) en laboratoire, des expériences dont la valeur démonstrative est extrêmement variable, assez peu prévisible dans chaque cas particulier et même fréquemment nulle c'est-à-dire qu'aucun effet psi n'y apparaît ; et dans les cas spontanés, des incidents globalement peu fréquents et pratiquement toujours inattendus. Considérant maintenant les seuls effets psi réellement constatés, on observe :

(b) de simples souhaits visant un certain processus physique en cours et qui s'avèrent avoir un effet concret indéniable sur l'issue de ce processus, cela en l'absence de tout intermédiaire physique décelable : c'est la psychocinèse telle qu'on l'observe habituellement en laboratoire ;

(c) des évènements physiques qui violent visiblement les lois de l'inertie et de la gravitation par exemple quand des objets, parfois très lourds, se déplacent " sans cause ", mais non sans une relation souvent assez claire avec des conflits psychologiques chez une ou plusieurs des personnes concernées par l'incident : c'est la psychocinèse spontanée ;

(d) des représentations mentales, chez une personne, qui reflètent correctement :

- ou celles d'une autre personne en l'absence de toute communication sensorielle de l'une à l'autre : c'est la télépathie;

- ou des données objectives inaccessibles par les voies sensorielles connues : c'est la

clairvoyance ;

- ou des évènements futurs : c'est la prémonition (ou précognition). L'ensemble de ces trois types de phénomènes, auxquels on peut aussi ajouter la rétro-cognition c'est-à-dire la connaissance paranormale du passé constituent ce qu'on appelle les percipiences (1), spontanées ou expérimentales, et qui peuvent se produire à l'occasion à des distances très grandes et en dépit d'obstacles matériels considérables.

On peut dire, en résumé, que les effets psi sont des interactions entre un sujet et lemonde extérieur qui, de façon caractéristique, (1) surviennent rarement et de façon assez imprévisible, (2) sont indépendantes des supports physiques connus et (3) transgressent les limites spatio-temporelles habituelles. Ces deux derniers points distinguent nettement les effets psi des processus déterministes (physico-chimiques) ordinaires qui régissent l'ensemble du monde matériel autour de nous. Mais cette description est encore incomplète; il faut y ajouter les faits suivants, moins souvent notés peut-être :

(1) . Les anglo-saxons parlent d'ESP : Extra Sensory Perception, perception extra-sensorielle. Le mot "percipience" nous paraît meilleur parce que, contrairement à " ESP " il n'implique aucune hypothèse a priori sur la nature du phénomène.

 

(e) Dans les résultats expérimentaux obtenus en psychocinèse de laboratoire, ainsi que dans ceux des expériences de percipience classiques dites à "choix forcé " (2) on constate fréquemment que psi a eu des effets irréguliers dans le temps, ou inversés, ou déplacés par rapport au but visé. Les effets irréguliers dans le temps sont appelés effets de position ; ce terme veut dire que quand on examine isolément de petites tranches d'essais extraites de la série complète des essais d'une expérience donnée, on constate assez souvent que le taux de réussite psi est très variable selon la position de ces tranches dans la série complète ou dans une subdivision de celle-ci : classiquement, il est meilleur au début qu'à la fin, quoique ce ne soit pas toujours le cas (voir par exemple le cas historique des effets de position dans les premières expériences de psychocinèse, dans L.E. RHINE 1970). Pour décrire les formes les plus connues de ces variations internes de la réussite on a forgé les termes de " déclin ", "courbe en U ", " effet de variance ". Les effets psi inversés sont ce qu'on appelle le psi-missing, autrement dit le ratage systématique : le sujet par exemple souhaite obtenir plus de pile que de face dans une série de lancers de pièce, et c'est en fait l'inverse qui se produit et de façon statistiquement significative. Enfin on parle d'effets de déplacement quand le sujet réussit systématiquement sur un but distinct de celui qu'il vise consciemment : par exemple il devine correctement non pas la carte ESP qu'on lui présente, mais la suivante, ou la précédente.

Ces diverses manifestations indirectes de psi, souvent appeIées effets secondaires parce qu'elles ne correspondent pas au but premier de l'expérience, sont fréquentes ; mais ce ne sont certainement pas les seules qui existent : si les chercheurs n'en ont guère rapporté d'autres c'est vraisemblablement parce qu'elles sont moins faciles à déceler. En effet, en affinant à peine le traitement statistique des résultats on a pu mettre en évidence des combinaisons des types simples entre eux : des déclins sur effets de variance par exemple (voir entre autres CARPENTER 1967) ; il n'y a pas, en fait, de limitation de principe à une investigation dont le but serait d'en découvrir des types nouveaux (JANIN 1975). Or ce qui est important pour nous ici, c'est que le phénomène de l'effet secondaire en général semble lié de près à des facteurs psychologiques précis chez une ou plusieurs des personnes concernées par l'expérience. Ainsi on a montré que le psi-missing apparaissait de préférence chez les sujets hostiles au fond à l'idée même des effets psi (voir l'excellente revue des travaux de SCHMEIDLER et Mc CONNELL (1958) et de plus de 20 autres publications sur le sujet dans PALMER 1971), ou dans un contexte psychologique défavorable (voir par exemple ANDERSON et WHITE 1958) ; pour le déclin ou la courbe en U il est généralement admis qu'ils traduisent des fluctuations de l'intérêt des sujets à l'égard de la tâche à accomplir, un manque d'intérêt trop marqué pouvant même faire déboucher un déclin dans un psi-missing ; et au niveau des effets de variance aussi, divers chercheurs ont observé une relation significative entre la variabilité des résultats et certains facteurs psychologiques chez les sujets (voir par exemple CARPENTER 1969, JONES et FEATHER 1969, RANDALL 1974). Enfin, si les choses sont moins claires pour les corrélats psychologiques des effets de déplacement, on constate tout de même que ces effets semblent caractéristiques de certains sujets dans certaines conditions : voir par exemple le cas de Basil Shackleton ou de Gloria Stewart dans les expériences célèbres de Soal (voir SOAL et BATEMAN 1954).

(2) On parle de " choix forcé" (" forced choice ") dans une expérience de percipience lorsque la cible de chaque essai consiste en un élément isolé tiré d'un lot très limité d'éléments connus d'avance : par exemple, un symbole ESP choisi parmi 5 possibles : il est " forcé " de désigner l'un de 5 symboles, ou l'un de dix chiffres, etc. Par opposition, dans une expérience à " choix libre (" free choice ") la cible peut être très complexe: c'est un objet, un dessin, etc., qui n'appartient pas à un ensemble défini d'avance et sur lequel le sujet est " libre " de donner toutes impressions, approximations, détails, etc. qu'il juge adéquats.

Résumons-nous : dans toute expérience de percipience à " choix forcé" (2) ou de psychocinèse sur cibles classiques, l'effet psi attendu est un effet direct c'est-à-dire une percipience exacte ou une psychocinèse réussie sur la cible proposée ; dans la pratique l'ensemble des réflexions qui précèdent, compte tenu du fait que seuls certains effets secondaires ont été jusqu'ici systématiquement étudiés par les chercheurs, montre que prévus ou non dans le plan expérimental des facteurs psychologiques greffent très régulièrement leurs effets psi propres sur les effets psi directs : ceux-ci subissent donc une sorte de " parasitage " psychologique.

( f ) L'autre trait important des effets psi est le suivant : dans bien des expériences à " choix libre " réussies et aussi dans bon nombre de percipiences spontanées le " message ", reçu n'est pas un décalque exact de l'information objective contenue dans la cible ce qu'on y trouve, c'est une ou plusieurs des significations attachées à cette cible en termes linguistiques psi transmet donc des signifiés plutôt que des signifiants. Ce point a été reconnu depuis longtemps par divers auteurs, en particulier par des psychologues aujourd'hui en fin de carrière tels que SERVADIO ou EHRENWALD (voir les courts articles de ces auteurs dans AMADOU 1955, et pour des études plus développées EHRENWALD 1955 et EISENBUD 1970). D'autres chercheurs aussi comme WARCOLLIER (1921) ou SIDGWICK (1924). VASSILIEV (1963), qui sans être psychologues ont néanmoins longuement fréquenté les phénomènes psi, ont très tôt reconnu la prééminence ou du moins l'importance de leur caractère significatif par rapport à leur contenu informatif. Cet aspect essentiel est pourtant ignoré de beaucoup de chercheurs actuels - sans parler de la foule des néophytes - qui continuent à raisonner comme si la télépathie ou la clairvoyance étaient une sorte de téléphone ou de télévision perfectionnés. Or il n'en est pas ainsi, du moins dans de nombreux cas. Donnons un exemple. Dans le rêve prémonitoire fameux où un Pharaon de l'Egypte ancienne vit sept vaches grasses sortant du Nil, bientôt suivies de sept vaches maigres, ce dont il s'agissait en fait, c'était d'années d'abondance et de disette et non pas de vaches. On comprend facilement bien sûr comment le passage des unes aux autres était pour ainsi dire tout tracé vu les conditions qui prévalaient à l'époque en Egypte :

chaque année le niveau de la production agricole était lié de près à celui de la crue du Nil, donc en somme à ce qui "sortait" du fleuve. Mais, aussi justifié et pour ainsi dire" évident" que soit ce raisonnement il faut bien voir ce qu'il implique, à savoir que l'information-cible - années d'abondance suivies d'années de disette - fut en fait transmise au rêveur sous la forme de contenus informatifs différents du contenu de départ, et dont le lien avec celui-ci se place au niveau des significations. Ainsi les vaches grasses suivies de vaches maigres signifient l'abondance suivie de disette ; la montée successive des vaches sur la rive du Nil signifie le rythme annuel des crues du fleuve. Donc le processus psi dans ce rêve apparaît centré sur les significations, et pas sur l'information apparemment transmise. On constatera facilement que cette conclusion s'applique en fait et très généralement à toutes les percipiences spontanées qui comportent au moins un élément nettement déformé ou transposé par rapport aux données objectives, c'est-à-dire à la grande majorité d'entre elles sinon à la totalité ; et on verra par surcroît qu'elle est valable aussi dans divers exemples de psychocinèse spontanée : dans plus d'un poltergeist il est assez clair, comme divers chercheurs dont ROLL (1974) l'ont montré, que les incidents décousus qui se succèdent : coups dans les murs, objets déplacés, incidents électriques, ..., sont au fond autant de manières d'exprimer une intention - donc une signification - sous-jacente : par exemple une hostilité, inavouable ouvertement, d'un enfant à l'égard d'une des personnes adultes impliquées dans la situation.

Ces deux derniers traits examinés en (e) et (f), qui caractérisent les effets psi dans une perspective plus psychologique que ne le faisaient les précédents, peuvent être résumés ainsi : quand il sont dirigés vers des cibles très strictement définies les effets psi attendus sont facilement parasités par des effets dûs à des facteurs psychologiques chez les participants, et quand ils se manifestent plus spontanément ils transmettent des significations, pas des informations. Ces deux caractéristiques sont bien entendu absentes des processus déterministes ordinaires : ceux-ci ne dépendent pas de la personnalité ou des humeurs des observateurs, et sont incapables de créer par eux-mêmes des informations nouvelles ayant à coup sûr un rapport significatif avec l'information donnée dans leurs conditions initiales : seul un sujet vivant peut décider s'il y a ou non une relation significative entre deux contenus informatifs. Un système déterministe comme un ordinateur par exemple est certainement capable en principe de transformer l'information " sept vaches grasses sortant d'un fleuve " en cette autre information " sept années d'abondance " ; pourtant cela ne veut pas dire que l'ordinateur soit sensible à la relation significative qui mène de l'une à l'autre, mais simplement qu'il a été programmé pour accomplir cette tâche particulière chaque fois qu'elle se présente : de toute évidence, il est par lui-même incapable de découvrir aucune des autres significations que la même information de départ pourrait avoir dans d'autres évènements psi où elle apparaîtrait.

En conclusion de l'ensemble des réflexions de ce paragraphe on peut dire que les effets psi présentent cinq caractéristiques principales, dont les quatre dernières en tout cas s'éloignent très nettement de ce qu'on attendrait de processus déterministes, et dont tout modèle explicatif satisfaisant doit pouvoir rendre compte simultanément :

(1) ils sont relativement rares et imprévisibles ; 

(2) ils se produisent en l'absence de tout support physique connu ;

(3) en laboratoire, ils sont régulièrement l'objet d'une sorte de parasitage psychologique émanant des participants ;

(4) spontanés, ils véhiculent des significations plutôt que des informations.

 

3. QUELQUES CARACTERISTIQUES DU PSYCHISME

J'appelle psychisme ce que tout individu perçoit d'habitude comme formant la source intérieure et personnelle de ses sentiments, pensées, représentations imaginaires, souhaits, volontés, souvenirs, craintes, etc., une partie au moins de ces divers contenus ou activités psychiques pouvant être inconsciente à un moment donné. Par rapport à "psychique", il semble que le mot " psychologique " se réfère à des tendances relativement isolées et constantes, à des lignes de force, chez tel ou tel individu, de l'activité intérieure plutôt qu'à celle-ci en tant que telle : Le mot "subjectivité" semble assez proche de " psychisme " mais d'une acception plus étroite dans la mesure où il peut paraitre exclure les contenus inconscients. Notons que rien dans cette définition du psychisme ne nous interdit d'en attribuer un aux animaux et même aux plantes, bien que les faits qu'on peut invoquer à l'appui de cette hypothèse soient nécessairement d'une nature plus indirecte que dans le cas des êtres humains.

Une propriété caractéristique du psychisme est celle de tendre à concrétiser ses contenus, ou en tout cas une partie d'entre eux, sous la forme de paroles, de mimiques corporelles, ou d'actions sur le monde matériel environnant. En fait l'existence même du psychisme - à part chez l'observateur lui-même - est essentiellement déduite de telles manifestations concrètes. Et pourtant celles-ci ne sont pas vraiment des preuves d'activité psychique : un robot muni d'un haut-parleur d'où sortiraient, enregistrés sur bande magnétique, les mots " Je suis triste " ne serait sûrement pas vraiment triste ; par conséquent d'un point de vue strictement physique et objectif un contenu psychique en tant que tel est une notion vide de sens, ou au mieux un pari inutile. Et il est de fait que la philosophie scientifique la plus répandue aujourd'hui repose sur la supposition matérialiste - le plus souvent tacite - que la réalité est ce qui peut être décrit en termes d'objets ou de processus physiques, et donc que les contenus psychiques et le psychisme en tant que tels, qui ne peuvent pas être ainsi décrits, n'ont pas droit au statut de données réelles. Plus précisément tout ce qui est psychique tend à être considéré comme le simple épiphénomène d'un processus sous-jacent qui, lui est bien purement objectif et déterministe, et qui consiste vraisemblablement dans l'une au moins des nombreuses séries d'interactions physiologiques en cours à l'intérieur du corps et spécialement celles qui ont lieu dans le cerveau.

Or, il faut le rappeler ici, toute interaction déterministe (1) a un support physique, (2) peut être répétée régulièrement, (3) se conforme à des lois spatio-temporelles bien définies, et (4) n'est pas influençable par les significations dont elle est éventuellement porteuse du point de vue de l'observateur : elle véhicule de l'information et s'en tient strictement à cela. On peut alors se demander dans quelle mesure l'activité psychique porte effectivement la marque du processus déterministe sous-jacent qu'on lui suppose. En ce qui concerne d'abord (1) le support physique : la vie psychique comme telle ne pouvant certainement pas être identifiée à des intéractions physico-chimiques dans la matière nerveuse - une idée ou un sentiment sont une chose, un échange d'électrons entre cellules nerveuses en est une autre - il est difficile de savoir si on doit ou non lui attribuer un support matériel, sauf à tomber dans le préjugé courant du psychisme-épiphénomène, que précisément nous remettons en question ici. En ce qui concerne maintenant (2) la question de la reproductibilité : la vie psychique est-elle répétable, c'est-à-dire avons-nous exactement les mêmes sentiments, les mêmes idées, les mêmes désirs, etc., quand les circonstances extérieures sont exactement les mêmes ? Là encore il est difficile de répondre, car les circonstances extérieures sont-elles jamais exactement les mêmes ? Et de plus, comment savoir exactement si telle activité psychique est " la même " qu'une autre ? On ne voit pas bien comment on pourrait, en pratique, tester en toute rigueur la reproductibilité des phénomènes psychiques. Rien n'émerge donc clairement jusqu'ici de la confrontation entre la vie psychique et le processus déterministe supposé sous-jacent.

Mais sur les deux autres points les réponses sont moins ambigües : au niveau (3) des limitations spatio-temporelles, on observe en effet que si chaque individu doué de psychisme est nécessairement localisé quelque part dans l'espace et dans le temps, ce qu'il pense, ressent, souhaite, imagine, etc., peut en fait se trouver n'importe où : près ou loin, accessible ou inacessible, dans le présent, le futur ou le passé, et même aussi - et c'est sans doute le cas le plus fréquent - dans un " lieu " spatio-temporel essentiellement flou et indéterminé. Ainsi, et même si on remarque que dans le cas particulier de la perception ordinaire et du raisonnement sur les objets matériels présents, l'activité psychique obéit exactement aux contraintes d'espace et de temps du monde physique, on est obligé d'admettre que dans le cas général elle échappe à ces contraintes.

Venons-en pour terminer (4) à l'opposition signification - information, au sujet de laquelle on remarquera ceci : tout raisonnement rationnel efficace est analogue au travail d'un ordinateur qui consiste en somme à traiter sans rien y ajouter ni en retrancher un certain ensemble d'informations données au départ. Nous avons tous plus ou moins bien appris à faire cela en mathématiques. Mais le seul fait que nous ayons eu à l'apprendre montre bien que quand on la laisse à ses lois propres l'activité psychique ne se conforme pas d'elle-même aux règles du raisonnement rationnel : elle tend en effet constamment à ajouter, à mélanger, ou même à substituer des contenus informatifs nouveaux à ceux qui lui sont donnés au départ, et cela non pas en suivant les voies rationnelles du traitement de l'information, mais en suivant les significations mises en jeu par cette information, significations qui sont particulières à chaque psychisme individuel. Prenons un exemple : on vous présente une poignée de cerises. Cela pourrait évoquer pour vous – supposons le - des souvenirs de cueillette dans le cerisier du jardin familial ; de là vous passeriez à l'image d'un cerisier en fleurs au printemps ; des fleurs de cerisiers vous glisseriez alors aux fleurs en général, etc. Or, du point de vue des contenus informatifs le lien est inexistant entre les deux maillons extrêmes de cette chaîne : la poignée de cerises, et les fleurs en général. Par contre la continuité est claire au niveau des significations : c'est l'idée ou le sentiment, éveillés en vous par la poignée de cerises, de la fécondité du règne végétal dans son ensemble. Naturellement ce n'est là qu'un exemple d'enchaînement significatif parmi une multitude d'autres possibles, et dont le choix dépend entièrement, en définitive, des dispositions intérieures de chaque sujet particulier, c'est-à-dire des significations dont il se trouve être porteur à l'instant particulier où on lui montre la poignée de cerises : chez un sujet d'humeur sombre la poignée de cerises aurait pu évoquer un cageot de cerises abîmées vues le matin au marché, d'où diverses images de gaspillage, d'où l'évocation d'ennuis d'argent, etc. De toute évidence, expliquer ces divers processus psychiques exclusivement en termes des contenus informatifs de départ nous laisserait bien loin du compte.

Deux conclusions s'imposent ici. La première est que l'activité psychique comme telle ne porte décidément pas la marque d'un processus déterministe qui lui serait sous-jacent ; bien plutôt, elle semble se développer à l'écart des règles habituelles des interactions déterministes, en particulier indépendamment de l'espace et du temps et en fonction non pas de contenus informatifs mais de significations. On remarque ici que ces deux traits caractéristiques du psychisme ont, par ailleurs, été mentionnés plus haut comme caractérisant également les phénomènes psi ; il y a donc très probablement - et ce sera la deuxième conclusion - une relation étroite entre psychisme et phénomènes psi ; autrement dit la recherche d'un modèle théorique rendant compte des phénomènes psi exige vraisemblablement qu'on s'attaque aussi au problème général de la nature du psychisme. Les développements du prochain paragraphe montreront qu'il en est en effet bien ainsi.

    4. LE PROBLEME DE L'INTERACTION PSYCHO-PHYSIQUE

Le psychisme ne peut donc pas, raisonnablement, être considéré comme le sous-produit de processus déterministes. Cependant il exerce certains effets sur le monde physique. Quelle est donc la nature de sa relation avec la matière ? On peut le problème de la façon suivante :

(a) Du point de vue de l'expérience objective, le monde physique est une donnée irréductible et existe de son propre droit. Les objets physiques en tant que tels sont localisés de façon non équivoque dans le temps et dans l'espace et les processus physiques sont conservateurs de l'information, en ce sens qu'ils n'engendrent pas de contenus informatifs autres que ceux impliqués dans leurs données initiales. A première vue, le spectre tout entier de notre expérience de la réalité pourrait sembler résulter d'un genre ou d'un autre de donnée physique extérieure : tel ou tel état particulier de la matière, telle ou telle onde, particule, champ de forces, etc. A une extrémité de ce spectre la vie et le psychisme seraient alors - et c'est le point de vue matérialiste - le produit de ces arrangements ou processus physiques particuliers que sont le corps, le système nerveux, les sens, l’activité physiologique du cerveau, etc. Mais nous venons de voir qu'il est en fait impossible de rendre compte complètement, dans une perspective purement physique, de certaines au moins des caractéristiques de l'activité psychique.

(b) En effet, et maintenant dans la perspective exactement symétrique de l’expérience subjective, le psychisme est lui aussi une donnée irréductible existant de son propre droit. L'activité psychique en tant que telle concerne essentiellement des significations, et pour cette raison, est constamment créatrice d'informations nouvelles ; sauf exceptiion elle n’est pas clairement liée par des contraintes de temps ou d'espace. A première vue, penser que le spectre entier de notre expérience de la réalité peut être considéré comme le fruit d'un mode ou d'un autre de l'activité psychique : la mémoire, l'imagination, la volonté, etc. A une extrémité de ce panorama de réalités psychiques le monde matériel apparaitrait alors - et c'est la position de la philosophie idéaliste radicale, celle de Berkeley par exemple - comme le produit de cette activité psychique particulière qu'est la perception. Mais, ici comme plus haut, nous nous heurterions à une objection insurmontable, à savoir que les processus matériels ont des caractéristiques qui sont beaucoup plus rigides que celles de l'activité psychique en général.

(c) Puisque, en somme, l'expérience fondamentale de la vie psychique et celle du monde physique ne peuvent pas être ramenées l'une à l'autre, une perspective théorique correcte doit nécessairement les inclure l'une et l'autre. Cela veut dire que nous devions admettre le dualisme institué par Descartes entre deux données, deux réalités essentielles, deux substances indépendantes : l'esprit (ou psychisme) d'un côté, la matière de l'autre ? Cela paraît difficile à soutenir eu égard au fait qu'on ne voit pas ce que pourrait être une activité psychique qui s'exercerait tout à fait indépendamment de tout corrélat matériel : pour que l'entité supposée la plus immatérielle puisse être objet d'expérience, il faut bien la médiation du corps physique d'au moins une personne, ne serait-ce que pour qu'elle nous en parle ; et inversement, on ne voit pas non plus ce que pourrait être un système supposé " purement physique " s'il n'y a pas au moins un psychisme sinon pour l'observer, du moins pour y penser. Autrement dit, adopter le point de vue dualiste cartésien reviendrait à ignorer ce fait que même dans les cas les plus extrêmes la matière et le psychisme ne se présentent jamais séparément. Qu'au contraire ils agissent en complicité constante est d'ailleurs un fait d'évidence quotidienne : en permanence le monde matériel intervient dans l’activité psychique par l'intermédiaire des sens, tandis qu'inversement le psychisme tend en permanence à laisser sa marque dans l'environnement matériel, essentiellement par le biais de l'action musculaire. La position la plus raisonnable, dans ces conditions, consistera donc à reconnaître un statut équivalent et symétrique à la vie psychique et au monde physique, pôles opposés de notre expérience de la réalité, le corps de chacun de nous constituant à la fois le point central d'où psyché et matière émanent simultanément, et le nœud obligé de toute interaction psycho-physique nous concernant.

(d) Ce point de vue a un certain nombre de conséquences. La première est la suivante :

contrairement aux interactions uniquement physiques, une interaction psycho-physique aura nécessairement un contenu significatif et non pas seulement informatif. C’est bien le cas en effet : la perception - passage du physique au psychique - même sous ses formes les plus simples est déjà une interprétation de la réalité physique qui la déclenche ; la couleur rouge par exemple n'est pas dans la nature, c'est notre interprétation d'une certaine vibration électromagnétique qui n'a pas en soi de couleur spécifique. Inversement, si l'action concrète - passage du psychique au physique - modifie les contenus informatifs de notre environnement c'est qu'elle tend à les réorganiser en vue de nouvelles significations.

La seconde conséquence est double. Considérons n'importe quelle interaction psychophysique ordinaire : elle est, en pratique, le fait de notre appareil sensori-moteur. Par conséquent, du point de vue de son contenu informatif maximum et de son efficacité concrète elle aura nécessairement les limites de nos sens d'une part, et de nos aptitudes physiques d'autre part : nous ne percevrons qu'une certaine gamme de radiations électromagnétiques ou de vibrations sonores, et dans le sens moteur notre force et notre habileté n'iront pas au-delà de certaines limites. Par ailleurs, la localisation spatio-temporelle de cette interaction sera nécessairement celle du corps sensori-moteur : c'est un fait que toutes nos perceptions et toutes nos actions sont " ici et maintenant ", au même titre que nos yeux, nos oreilles, nos muscles, etc.

Ceci nous mène à une troisième et importante conséquence. Dans l'hypothèse où une interaction psycho-physique se produirait sans impliquer les voies sensori-motrices (je ne dis pas sans impliquer le corps), sa charge de significations n'aurait plus à se plier, pour aboutir à une expression concrète, aux nécessités correspondantes c'est-à-dire aux limitations des sens et de l'action musculaire d'un côté, et à l'obligation de présence spatio-temporelle de l'autre. Le pôle physique d'une telle interaction hypothétique pourrait donc parfaitement (1) se trouver hors des domaines sensoriels usuels : des rayons X pourraient être " vus, des infra-sons " entendus ", des objets microscopiques clairement "distingués ; (2) représenter une performance impossible du point de vue de l'action musculaire ordinaire : des objets lourds pourraient être manoeuvrés, des tâches très compliquées menées à bien ; (3) et enfin, être situé autre part que le corps sensori-moteur dans l'espace et dans le temps : des objets ou évènements passés, futurs, ou lointains pourraient être " perçus " ou faire l'objet d'une " intervention "matérielle.

De toute évidence, ce dont nous parlons ici est plus qu'une simple hypothèse - il arrive effectivement que des objets ou évènements lointains soient " perçus ", - par clairvoyance - ou " influencés " - par psychocinèse ; que des évènements futurs ou passés soient l'objet de précognition ou de rétrocognition ; et que des tâches concrètes difficiles ou apparemment impossibles soient néanmoins menées à bien, dans certains cas de poltergeist par exemple. Arrive-t-il aussi que des rayons X ou des infra-sons, par exemple, soient directement " perçus " ? C'est peut-être difficile à savoir en pratique, parce qu'à supposer que cela se produise on ne pourrait pas décider si c'est en vertu d'une extension inhabituelle des aptitudes sensorielles normales, ou bien à cause d'un facteur authentiquement paranormal : sans doute est-ce là la raison pour laquelle la parapsychologie classique ne s'est pas penchée sur le problème.

Notons enfin que du point de vue adopté ici l'interaction motrice avec des évènements futurs ou passés n'est pas moins logique que la psychocinèse ordinaire sur des évènements contemporains. Des deux, c'est la PK dans le passé qui est sans doute la plus difficile à concevoir. Et pourtant, deux chercheurs ont, tout récemment, obtenu chacun de leur côté des résultats positifs dans des essais de psychocinèse rétroactive (JANIN 1975, SCHMIDT 1976).

L'ensemble de ces réflexions nous amène donc à proposer pour les phénomènes psi en général la définition suivante :

Les phénomènes psi sont des interactions psycho-physiques normales, analogues dans leur essence à celles dont nous avons l'habitude, mais qui contrairement à celles-ci se produisent sans utiliser notre appareil sensori-moteur et échappent donc à ses limitations.

Il est maintenant facile de concevoir comment, dans ces interactions psycho-physiques particulières, l'absence de toute limitation et de tout " centrage " sensori-moteurs revient à permettre la manifestation de contenus psychiques plus diversifiés et plus complexes que dans la perception et la motricité ordinaires : de là le caractère " chargé de sens " qu'ont fréquemment les perspiciences ou psychocinèses spontanées ; de là aussi, quand il ne s'agit pas de psi spontané mais d'expériences de laboratoire mettant en oeuvre des tâches psi pratiquement vides de significations (ESP à " choix forcés " et PK classique), l'apparition régulière, dans les résultats, de significations " parasites " liées à des facteurs psychologiques chez les individus concernés, sous la forme des fameux effets " secondaires ".

Dernière et importante conséquence de la conception selon laquelle des statuts égaux et symétriques doivent être accordés à l'activité psychique d'un côté et aux objets et processus physiques de l'autre : dans une telle perspective cela n'a pas de sens de rechercher le véhicule physique d'une interaction psycho-physique, puisque celle-ci est par essence le lien qui rejoint un pôle du genre physique à un pôle du genre non physique. Autrement dit - et ceci permet de rendre compte d'une caractéristique de plus des effets psi - dans notre perspective la question du support physique d'une interaction psycho-physique, même si elle se produit à travers des années detemps et des milliers de kilomètres d'espace, est un faux problème qui n'a donc pas à être résolu.

On remarque ici que cette assertion vaut pour toutes les interactions psycho-physiques en général, qu'elles se produisent par l'intermédiaire des canaux sensori-moteurs comme dans la plupart des cas, ou hors de ces canaux comme dans les évènements psi. Le fait que seuls les évènements psi, et pas les évènements sensori-rnoteurs, sont d'habitude considérés comme problématiques du point de vue du support physique reflète simplement le préjugé courant - combien profondément enraciné - selon lequel la réalité ultime, psychisme inclus, est d'essence physique. Je ne prétends pas que la conception défendue ici en lieu et place de ce préjugé soit facile à admettre et réponde immédiatement à toutes les questions ; j'estime cependant plus sain de raisonner en termes d'une énigme unique dans l'ensemble des interactions psycho-physiques - c'est-à-dire, dans la totalité de nos relations avec la réalité, qu'elles empruntent ou n'empruntent pas les canaux sensorimoteurs - que de postuler une réalité exclusivement physique qui semble expliquer sans problème la partie de notre expérience liée aux sens et à la motricité, mais nous laisse du même coup devant une devinette quasi-insoluble en ce qui concerne l'autre partie, à savoir les évènements psi : entre une énigme cosmique et un rébus dans un ghetto je pense qu'il vaut mieux choisir l'énigme cosmique, car c'est seulement au niveau de ce qui est à la fois universel et contradictoire que l'on peut espérer trouver des hypothèses de travail vraiment utiles. Prenons le cas de la physique relativiste : elle repose sur un principe de base selon lequel la vitesse de la lumière est constante dans tous les systèmes de référence. Du point de vue du bon sens mécanique élémentaire ce postulat est une contradiction en soi ; et pourtant il s'est avéré être un instrument de travail extrêmement fécond : une vérité se cachait donc dans la contradiction. Dans une autre domaine, lorsque la Mécanique ondulatoire postule la nécessaire association entre onde et particule, en dépit de l'expérience courante qui voit une claire différence de nature entre de l'énergie radiante et un corps matériel il nous faut bien reconnaître qu'elle a raison, en dernière analyse, de poser une unité derrière la différence. Ces exemples nous montrent la voie à suivre : parce que nous ne pourrons jamais réduire notre expérience de la réalité ni exclusivement en termes de processus ou objets physiques, ni non plus exclusivement en termes d'activités psychiques, et parce que de toute évidence il existe des interactions psycho- physiques, il nous faut admettre qu'il y a une unité sous-jacente par delà l'apparente irréductibilité ou dualité entre vie psychique et monde matériel, unité qui rend compte à la fois de leur indissociabilité et de leur interaction ; autrement dit et pour simplifier, il nous faut admettre que la réalité est psycho-physique par essence.

Ceci n'est pas autre chose qu'une proposition de solution au problème vieux comme le monde des relations entre l'esprit et la matière ; ou plus exactement, c'est une proposition tendant à montrer qu'il n'y a problème que tant que la question est mal posée. Si l'on part d'une expérience divisée de la réalité - mon esprit d'un côté, mon corps et le monde matériel de l'autre - le divorce est a priori et tout mariage ultérieur pose effectivement un problème. Si au contraire on part, comme nous le suggérons ici, de l'idée d'une réalité unique ayant deux aspects nécessairement complémentaires : l'un du genre matériel ou physique, l'autre du genre psychique ou spirituel, alors le problème esprit-matière n'est plus le reflet d'une incompatibilité quasi-désespérée exigeant pour la recherche de sa solution éventuelle une grande dépense de réflexion savante : il devient, beaucoup plus simplement et beaucoup plus humblement, un problème de rencontre, d'interaction réciproque, si possible d'harmonisation quotidienne, entre les circonstances extérieures de notre vie et notre attitude à leur égard qui est au fond leur symétrique dans le psychisme. Au sens le plus vaste du terme jungien, c'est un problème de synchronicité entre ce que je suis à l'intérieur et ce qui m'arrive ou ce qui s'offre à l'extérieur. " Je suis dans une rue sale ", dit le Dr. LARCHER (dans FAVRE 1976). " Pourquoi suis-je dans cette rue sale ? Qu'y a-t-il en moi qui provoque cette vision ? Le monde est un miroir qui me renvoie mon portrait ". On pourrait ajouter : " Et par le biais duquel je peux donc le cas échéant exercer une action concrète sur moi-même ". A condition de ne pas craindre que des questions personnelles se posent là où on n'a pas l'habitude d'en rencontrer, on peut adopter cette attitude " équidistante " (à mi-chemin, en somme, entre psychisme pur et matière pure) partout et donc aussi en science. La matière par exemple est faite de particules de taille infinitésimale, électriques ou non, pesantes ou non. Pourquoi la matière est-elle ainsi faite ? Qu'y a-t-il en moi qui corresponde à cette vision ? En quoi cette donnée extérieure reflète-t-elle aussi une composante de ma vie psychique ? Et en quoi suis-je moi-même modifié quand j'agis sur de la matière hors de moi ?

On pressent peut-être ici quelles conséquences immenses le postulat d'une réalité psycho-physique par essence peut entraîner pour la science, pour la psychologie, pour la philosophie de la connaissance ; et surtout quelles perspectives il ouvre au développement d'une discipline synthétique dont la vocation serait d'éclairer les choix préalables de toutes les autres. Une réflexion plus approfondie, qui ne sera pas tentée ici, devrait permettre d'exprimer ce postulat de façon plus souple et de l'adapter aux différentes modalités particulières de l'interaction entre l'homme et le monde. Dans le reste de ce travail je voudrais simplement montrer en quoi il peut d'abord, nous aider à faire la lumière sur ce qui reste encore obscur dans les phénomènes psi, et ensuite, nous suggérer une nouvelle direction d'expérimentation.

 

5. LE GÉNIE DANS LE DÉ

Dans le paragraphe précédent nous avons pu rendre compte de quatre des cinq caractéristiques principales des évènements psi, à savoir l'absence de support physique, l'indépendance par rapport à l'espace et au temps, le fait qu'ils soient chargés essentiellement de significations et pas d'informations, et la tendance, pour les effets psi de laboratoire, à subir le parasitage de facteurs psychologiques. Ainsi, seules la rareté et l'imprévisibilité relatives de psi restent encore à comprendre : ce sera l'un des buts du présent paragraphe.

Le geste le plus banal quand nous décidons de le faire, la traduction quasi-immédiate de simples représentations mentales en paroles, le déchiffrage instantané des significations contenues dans l'écriture, etc., sont autant d'interactions psycho-physiques ; tout comme, par ailleurs, n'importe quel évènement psi. Mais quelle différence entre celui-ci et ceux-là !

Quelle " machine " psycho-physique incroyablement efficace qu'un esprit dans un corps, quand on compare aux effets qu'elle produit ceux, ridiculement faibles et capricieux, de ce même esprit " agissant " sur un dé dans une expérience classique de psychocinèse, ou même les incidents tout à fait exceptionnels, bien que plus impressionnants, observés dans les poltergeists ! De toute évidence la rareté et l'imprévisibilité ne sont pas caractéristiques des interactions psycho-physiques entre un homme et son propre système sensori-moteur.

Comment rendre compte de ce fait ?

Une différence aussi énorme entre deux effets dont la nature essentielle est en principe la même signifie certainement quelque chose, et je voudrais m'efforcer de montrer quoi en me servant d'un apologue. Imaginons un petit génie - une sorte d'être humain en miniature - en train de dormir à l'intérieur d'un dé à jouer creux. Chaque fois qu'on lance le dé le génie s'éveille instantanément, et c'est lui qui doit décider laquelle des 6 faces sera orientée vers le haut lorsque le dé s'arrêtera de rouler. Imaginons aussi que ce génie du dé est doué de facultés psi - télépathie et PK - parfaites ou en tout cas très bonnes - il peut par télépathie connaître la face souhaitée (le cas échéant) par l'utilisateur du dé, ce qui influence ou n'influence pas sa décision ; cette décision une fois prise et quelle qu'elle soit, c'est par une psychocinèse exercée sur le dé encore en mouvement qu'il obtient que la face voulue se trouve finalement en haut lorsque le dé s'arrête. Puis notre génie se rendort jusqu'au prochain lancer.

On constatera facilement que du point de vue des effets observables ce dé habité par un génie est parfaitement équivalent à un dé ordinaire, parce que (1) lorsque le dé est employé comme simple source d'évènements aléatoires les décisions imprévisibles du génie aboutissent au même résultat concret que le comportement imprévisible d'un dé ordinaire, et (2) dans une expérience de psychocinèse, mettre un génie dans le dé revient simplement à transférer du sujet au génie la responsabilité de l'effet PK éventuellement observé : au lieu que le sujet s'efforce avec plus ou moins de succès d'influencer le dé, c'est maintenant le génie qui conforme plus ou moins ses décisions au souhait du sujet.

Or l'intérêt de l'apologue repose précisément sur cette redistribution des responsabilités. Dans la perspective classique le sujet était seul avec un objet matériel, tandis qu'ici il a un partenaire, un vis-à-vis, un compagnon : le génie du dé. Avec un dé de pure matière la motivation du sujet était en somme le désir d'accomplir, grâce à une sorte de " force psychique ", quelque chose qui ressemblait à une performance athlétique, tandis que lorsqu'il y a un génie dans le dé l'accent est mis non plus sur la force mais sur l'aspect psychologique de la situation : plus précisément, sur l'espèce de dialogue qui peut s'établir entre le sujet et le génie.

Supposons que l'expérience réussisse : cela voudra dire, allégoriquement parlant, que pour une raison ou une autre le génie a décidé de tenir compte du souhait du sujet : par exemple parce que celui-ci lui était sympathique au départ, ou parce qu'il a su le convaincre de l'aider à réussir. Supposons au contraire que l'expérience échoue : dans la perspective classique on dira que la " force psychique " supposée du sujet n'a pas eu les effets voulus ; mais comme personne ne sait rien de cette soi-disante force ni comment l'appliquer au juste, en pratique c'est une interprétation qui ne nous apprend absolument rien sur les vraies raisons de l'échec. Quand on appuie dans le noir sur un bouton qui n'allume pas la lumière il est impossible de savoir pourquoi ce n'était pas le bon. Au contraire si le dé est habité par un génie l'échec de l'expérience peut véritablement nous apprendre quelque chose : il indique que le sujet a déplu au génie, ou qu'un dialogue fructueux n'a pas pu s'établir entre eux. Or il s'agit là de constatations qui peuvent donner matière à un progrès : le sujet peut en effet s'efforcer d'avoir une meilleure attitude générale, d'être plus disponible au dialogue, et cela même avec un vis-à-vis imaginaire. Finalement, autant la rareté et l'imprévisibilité relatives de psi restaient essentiellement inexpliquées dans la situation classique sujet + dé inanimé, autant elles reçoivent un sens plausible lorsqu'on imagine le dé habité par un génie : les phénomènes PK sont rares et imprévisibles non pas simplement " parce que c'est comme çà ", mais parce que les sujets en général se trouvent rarement et de façon imprévisible dans l'état psychologique qui rend possible un minimum de communication positive avec le " génie " des cibles visées.

On notera que cette conclusion rejoint les observations faites par de nombreux chercheurs sur les conditions favorables à la manifestation expérimentale de psi. On a en effet trouvé qu'une meilleure réussite aux tests parapsychologiques était assez régulièrement associée à des facteurs qui, d'une façon plus générale, paraissent nettement favorables à la communication et au dialogue avec autrui.

Citons en particulier : une attitude ouverte à l'égard de l'idée même de psi, par opposition à une attitude méfiante ou hostile (voir une revue d'ensemble des travaux sur la différence entre " moutons ", et " chèvres " dans l'article déjà cité de PALMER 1971) une certaine attirance pour la cible donnée à la tâche psi (FREEMAN 1969, RAO 1962) une relation affective positive entre sujet et expérimentateur ou entre agent et percipient (voir par exemple le travail déjà cité d'ANDERSON et WHITE 1958 sur une série d'expériences dans des écoles , ainsi que les travaux de FISK et WEST1956, NASH 1960 et 1968, RICE et TOWNSEND 1962) ; une personnalité extravertie, l'absence relative de traits névrotiques, une bonne adaptation sociale (voir l'ensemble de l'étude de KANTHAMANI et RAO, 1971, 1972, 1973, qui inclut une revue détaillée de la littérature sur la question) ; et enfin, divers états de relaxation ou d'hypnose plus ou moins prononcés (voir les travaux de Casler, Fahler, Braud, Honorton et d'autres auteurs, dont on trouvera la bibliographie dans ROGO 1976).

L'objection selon laquelle la plupart des résultats évoqués ici furent obtenus dans des expériences de percipience et ne s'appliqueraient donc pas à la psychocinèse, seule concernée par l'idée du génie dans le dé, ne tient pas en fait parce que ce génie-dans-le-dé est facilement transformable en un génie dans-les-cartes-ESP (ou dans toute autre cible qu'on voudra), qui conserverait par rapport au sujet la même position stratégique de l'intermédiaire qui peut faire réussir l'expérience s'il le veut bien. On peut donc considérer qu'il existe des justifications expérimentales assez substantielles à l'idée que le problème de la réussite dans une expérience psi quelle qu'elle soit est au fond le problème du dialogue à établir entre le sujet et la cible.

Pourtant, si la raison pour laquelle les effets psi expérimentaux sont habituellement faibles est maintenant plus claire, par contre celle pour laquelle l'efficacité de l'interaction esprit-matière qui passe par notre appareil sensori-moteur est si immensément plus grande et plus fiable, est encore obscure. Il existe cependant des exemples de cas intermédiaires -entre l'efficacité quasi nulle et le bon fonctionnement quasi permanent - qui peuvent nous suggérer une réponse. On estime généralement que lever un bras à volonté est une expérience qui va de soi : sûrement s'il s'agit de votre volonté et de votre bras, mais moins sûrement si vous voulez appliquer votre volonté au bras de quelqu'un d'autre. Imaginons un inconnu à côté de vous dans l'autobus ou dans le train, sur qui vous décidez de tenter une expérience d'interaction psycho-physique : vous souhaitiez silencieusement qu'il lève son bras. C'est la situation classique de l'expérience PK où on essaie d'agir au moyen d'une " force psychique ". Supposons que rien ne se passe en fait, ce qui paraît assez probable vous n'aurez, somme toute, pas réussi à exercer votre " force psychique ". Vous souvenant alors de l'apologue du génie dans le dé, vous vous apercevez que dans cette situation particulière, le génie-dans-le-dé c'est en pratique cet homme-dans-son-corps, c'est-à-dire un – " génie " d'une espèce très familière avec lequel vous pouvez même avoir un dialogue réel, pas seulement imaginaire. Vous adressez donc la parole à l'inconnu, lui demandant de lever son bras. Comme il ne vous connaît pas et ne va probablement pas entrer dans votre jeu si facilement, il y a peu de chances pour qu'il accède à votre demande, en tout cas dans l'immédiat. Supposons pourtant que vous ayez un sourire engageant et un ton de voix à la fois aimable et impérieux, et que de son côté l'homme soit d'un naturel confiant, ou impressionnable, ou bien enclin à la plaisanterie, et par conséquent qu'il lève le bras comme vous le lui demandez : votre expérience sera alors une réussite, et la situation ressemblera fort ici encore à ce qu'elle est dans une expérience classique de parapsychologie : le lien qui s'établit entre le sujet (vous) et la cible (l'homme) est en somme le résultat d'une sorte de pari à court terme, que vous avez lancé quand vous avez choisi d'adresser la parole à l'inconnu, et que vous avez d'autant plus de chances de gagner que vous êtes plus doué pour les relations publiques c'est-à-dire confiant dans la réussite, extraverti, ouvert, détendu, etc.

Mais l'histoire peut aussi être racontée d'une autre façon. Une relation " instantanée " comme celle qu'on vient d'imaginer ne serait sans doute pas très durable : un inconnu auquel on demanderait, à chaque rencontre, de lever son bras sans autre explication n'y consentirait bientôt plus : dès votre deuxième tentative sans doute il se fera prier pour vous obéir ou même refusera de le faire ; ainsi déclinent et finissent par disparaître un très grand nombre de réussites initiales en parapsychologie ; c'est peut-être même la première loi assez régulière qu'on ait jamais observée dans la recherche psychique : dès 1880 il en a été fait mention (RHINE 1969). Mais il pourrait en être autrement si au lieu d'être un pari-minute, votre expérience était essentiellement un projet à long terme, prenant la forme d'une relation moins précipitée, plus personnelle, avec un dialogue patiemment construit et renouvelé entre l'homme et vous au sujet de vos buts, du sens de sa participation, de votre intérêt commun à la réussite de vos essais, du problème général des interactions psycho-physiques, etc. : en supposant que vous avez un interlocuteur suffisamment réceptif et que vous faites preuve de la persévérance voulue, il se pourrait bien que votre tentative débouche sur une collaboration fructueuse avec cet homme, entraînant des interactions psycho-physiques entre vous et lui bien plus nombreuses et variées qu'un simple lever de bras et se faisant d'ailleurs dans les deux sens : aussi bien de vous vers lui que de lui vers vous. Remarquons en passant que pour en arriver là, s'il est souhaitable de croire à la réussite de votre projet et d'éprouver des sentiments positifs à l'égard de votre partenaire, il n'est pas forcément nécessaire d'être extraverti, socialement adapté, détendu, etc. : l'idéal dans ce domaine dépend de ce que le partenaire requiert, et on pourrait à la limite imaginer des cas où vous réussirez d'autant mieux que vous serez introverti, marginal et inquiet.

Le second enseignement de notre apologue est donc le suivant : ce qui sépare un effet psi faible et irrégulier entre un sujet et une cible extérieure à lui, et une interaction psycho-physique intra-corporelle hautement efficace chez ce même sujet, c'est la différence qu'il y a entre une rencontre rapide et superficielle où l'un des partenaires tente de s'imposer, et une complicité ou un compagnonnage patiemment élaborés qui supposent un minimum de reconnaissance et d'acceptation réciproque. Et ici comme plus haut le détour par l'apologue nous ramène en fait à la simple réalité : comme nous pouvons facilement nous en rendre compte ou nous en souvenir, le moindre mouvement volontaire de notre corps, la moindre signification que nous percevons à travers la parole ou l'écriture sont effectivement le résultat de complicités longuement élaborées entre notre psychisme et notre corps sensori-moteur, celles en particulier qui se forgent dans l'enfance, au cours d'apprentissages innombrables où tant bien que mal les désirs et l'instrument corporel se sont progressivement adaptés l'un à l'autre.

Cette conclusion appelle une question. Dans la littérature parapsychologique on trouve un assez grand nombre d'expériences qui ont été faites de façon telle qu'au moins un certain degré d'apprentissage y était possible : toutes celles, en somme, dans lesquelles le sujet a eu connaissance des résultats partiels et pouvait donc tenter de modifier sa façon de faire pour améliorer ses performances par la suite ; c'était, en particulier, l'idée de base du travail de TART (1966,1975) et des tentatives de HONORTON (1970,1971). En termes de notre apologue, il y a bien en effet une débauche de dialogue entre le suje tet le génie-dans-le-dé dès lors qu'à chaque essai le sujet voit quelle réponse est donnée à son souhait. Mais alors, pourquoi Ies expériences de ce type n'ont-elles pas réussi nettement mieux que les autres ? A mon sens, parce que le dialogue rendu possible par ce " feedback " reste en fait très sommaire : dans le cas de le PK sur un dé, le génie n'a en fait que six " mots " pour s'exprimer - les 6 faces du dé - de sorte que l'interlocuteur en est réduit à des conjectures bien incertaines sur le sens des réactions du génie lorsque celui-ci répond, mettons 3, puis 2, puis 6 à un souhait d'obtenir des 5 : si l'apprentissage des facultés psi en laboratoire n'a donné jusqu'ici que bien peu de résultats c'est vraisemblablement pour une raison de cet ordre. Par contre, quand l'expérience consiste à essayer d'agir non pas sur un dé mais sur le bras d'un homme, le gamme des réponses possibles de cet homme à votre demande de lever son bras - outre le fait de le lever effectivement - est virtuellement infinie, et sauf exception chacune de ces réponses a un rapport proche ou lointain, positif ou négatif, mais toujours significatif, avec votre souhait ; et c'est précisément pour cette raison qu'un dialogue peut s'instaurer avec l'homme et aboutir éventuellement à des échanges psycho-physiques régulièremen efficaces entre vous et lui.

Il reste à transposer cette conclusion en termes de parapsychologie expérimentale pour que puisse s'établir le compagnonnage ou la complicité nécessaires à une interactior psycho-physique efficace entre un sujet et une cible extérieure à lui, il faut que par rapport au souhait du sujet le comportement de la cible (en psychocinèse) ou son contenu informatif (en percipience) présentent une gamme très large et très nuancée de significations possibles. On voit ici à quel point les cibles classiques des expériences de percipience à " choix forcés " et de psychocinèse sont loin de satisfaire à cette condition : qu'il s'agisse de cartes : cartes ESP, cartes-horloge, etc., ou d'objets mouvants tels que pièces de monnaie, dés, billes dans des diviseurs mécaniques, etc., toutes présentent une gamme très restreinte (5 symboles ESP, 2 faces de pièce, 6 faces de dé, ... ) de significations sans aucune nuance (les symboles ESP ou les deux côtés d'une pièce n'ont rien de commun entre eux, ce sont des significations tout d'un bloc) ou avec des nuances très sommaires (on peut à la rigueur considérer que dans un dé, la signification " 6 " est la combinaison de significations " 4 " et " 2 ", ou " 5 " et " 1 ", ou " 3 " et " 3 ", et que ces diverses possibilités constituent autant de nuances pour signifier la même chose ; mais comme on voit, cela ne va pas bien loin). Il aurait pu en être tout à fait autrement dans les expériences de percipience à " choix libres " qui ont constitué la matière principale de toute la recherche psychique avant l'avènement de la parapsychologie quantitative vers 1935, et qu connaissent un regain de faveur aujourd'hui : leurs cibles sont en effets des objets, images ou photos, parfois même accompagnés d'une sonorisation (MOSS 1969) ; ce sont donc des cibles complexes très riches en significations possibles. Mais en pratique, aucune de ces expériences n'a jamais été conçue en vue d'un apprentissage qui aurait permis au sujet d'améliorer son score par un patient travail d'essais et erreurs. Peut-être la méthode d'entraînement à la télépathie pratiquée par MARCOTTE (1969) fait-elle exception, mais en manque l'exposé complet assorti de résultats chiffrés qui pourrait éventuellemer convaincre les personnes n'ayant pas accès à son enseignement. Tout compte fait donc dans son ensemble la parapsychologie n'a pas trouvé la voie de l'expérience régulièrement efficace que pourtant tous les parapsychologues appellent de leurs voeux. Que pourra donc être une telle expérience ?

6. DIALOGUE AVEC LE HASARD

Imaginons un petit véhicule autopropulsé qui se déplace au hasard, par exemple selon une ligne brisée dont les segments rectilignes successifs ont des longueurs aléatoires et font entre eux des angles aléatoires (tracé du type 1), ou bien selon une ligne courbe dont 1 rayon de courbure varie au hasard (tracé du type 2). Grâce à une pointe traceuse fixée au véhicule on peut obtenir un enregistrement graphique de sa trajectoire (Figure 1).

 

 Figure 1. Trajectoires de tychoscope.

 

Un tel véhicule à marche aléatoire peut être appelé tychoscope (du grec tycho : hasard, et scope : voir) car il permet de "voir le hasard" soit dans son comportement à chaque instant imprévisible, soit après coup sous la forme d'un enregistrement de sa trajectoire qui récapitule tous les hasards successifs. Un tel enregistrement peut être appelé tychogramme. Quelques exemplaires de tychoscopes (avec tracés du type 1) ont été construits ; ce sont des appareils mûs par un moteur électrique et ayant la taille approximative d'un verre à boire.

La gamme des comportements possibles d'un tychoscope est très large : par exemple dans le cas d'un tracé de type 1, au niveau local - celui des " mots " du langage du tychoscope - chaque direction nouvelle peut faire avec la précédente un angle quelconque entre 0 et 360 degrés, et les longueurs des segments rectilignes successifs sont aléatoires dans un intervalle assez grand : par exemple, 0 à 30 millimètres autour d'une valeur moyenne de 15 mm. A fortiori, à un niveau plus général - celui des " phrases " du langage du tychoscope - la variété des trajectoires qu'il peut emprunter pour aller d'un point à un autre, se déplacer dans une direction donnée ou en suivant un chemin donné est pratiquement infinie. Par ailleurs, chacun de ses mouvements successifs est une contribution plus ou moins directe et plus ou moins importante à son déplacement total -, autrement dit, à tout sujet qui souhaite obtenir un certain type particulier de déplacement le tychoscope propose à chaque instant une " réponse " tirée d'un répertoire virtuellement illimité et qui, d'une façon ou d'une autre, a toujours une signification par rapport à la tâche à accomplir.

Or, ces caractéristiques sont précisément celles qu'on a réclamées plus haut pour la cible d'une expérience permettant l'apprentissage progressif d'une interaction psychophysique régulièrement efficace (ici, en psychocinèse) : un tychoscope est une cible PK dont le comportement présente une gamme très large et très nuancée de significations possibles. On peut donc dès maintenant tenter l'expérience en question : il faut simplement mettre le tychoscope en marche sur une table ou à terre, avec les réglages de la vitesse et des autres caractéristiques de sa marche estimés les plus favorables, et entreprendre de dialoguer avec lui. Par exemple on lui demande de se comporter d'une certaine manière bien définie mettons : se diriger dans une direction donnée, ou rejoindre un certain point, ou franchir une ligne dans une certaine zone, etc. On voit alors comment son déplacement répond en fait à cette demande, on s'efforce de comprendre quelles peuvent être les raisons qu'a le génie-dans-le-tychoscope de répondre de cette façon, on infléchit la demande ou l'attitude en conséquence, etc. Le tychogramme peut être enregistré si une étude ultérieure du détail de la trajectoire est jugée utile. Mais qu'on ne s'attende pas à des résultats faciles, rapides et garantis : en général une communication ou une complicité réelles et durables requièrent pour s'établir des efforts, du temps, de la disponibilité et de l'imagination ; et parfois aussi elles ne s'établissent pas. Beaucoup de personnes ont su apprivoiser des oiseaux, dresser un chien, apprendre à parler une langue étrangère ou à jouer d'un instrument de musique, parvenir à des échanges efficaces avec des individus très différents d'elles-mêmes ; mais tout le monde ne s'y essaie pas, et parmi ceux qui s'y essaient tous ne réussissent pas. L'entreprise visant à installer durablement un compagnonnage psycho-physique nouveau entre soi et son propre corps ou entre soi et d'autres êtres est donc toujours un peu un pari. Dans le cas de l'apprivoisement du tychoscope cela sera d'autant plus vrai que personne ne l'a jamais encore jamais tenté ni a fortiori réussi. La seule certitude concrète qu'on puisse avoir au départ est que puisque la psychocinèse existe, le tychoscope ne peut pas rester tout à fait hors d'atteinte du désir de " dialogue " de l'apprivoiseur. Le reste, c'est-à-dire le passage de la simple influence PK sporadique à l'interaction régulière,est une tâche dont pour l'instant seule une conviction essentiellement théorique promet la réussite. La moindre des choses sera donc de s'y engager sans impatience.

Venons-en pour terminer à la question fondamentale qui se profile derrière l'idée même de l'apprivoisement du tychoscope. Qu'est-ce qu'un tychoscope ? Un dispositif matériel conçu pour se comporter de manière aléatoire ; et pourtant on a des raisons de penser que ce comportement pourrait dans certains cas perdre en partie ce caractère aléatoire pour se mettre à exprimer des significations à savoir les réponses du génie-dans-le-tychoscope aux sollicitations de l'expérimentateur. Un objet qui peut ainsi réagir à des contenus psychiques n'est certainement pas classable dans la catégorie des objets physiques ordinaires : il est, littéralement, quelque chose de psycho-physique. Il y a donc quelque chose de commun avec notre corps-avec tout corps vivant d'ailleurs- qui, on s'en souvient, est l'objet psycho-physique parexcellence. Or le corps humain est doué de psychisme : faut-il conclure que tychoscope serait lui aussi doué de psychisme, et qu'il posséderait en somme une forme de vie élémentaire ? Cette idée était tacitement impliquée déjà quand nous avons parlé de l'apprivoiser comme un animal ; elle n'aurait pu être qu'une façon imagée de parler, mais les remarques faites ici montrent qu'elle est probablement plus que cela. Allons un peu plus loin : ce qui distingue un tychoscope d'un objet physique ordinaire, c'est son comportement aléatoire. Or, des dés en mouvement, des pièces de monnaie qu'on vient de lancer, des billes qui roulent sur des surfaces inégales, des générateurs de nombres au hasard en fonctionnement, etc., sont aussi des objets à comportement aléatoire ; il en est également ainsi, on le sait, des particules élémentaires qui interagissent en permanence au sein de toute matière. Sous ce rapport le tychoscope ne diffère donc pas en principe de n'importe quel objet inanimé - dans l'un comme dans l'autre le hasard est à l'oeuvre. Si la question de la présence d'un psychisme s'est posée pour le tychoscope et ne semble pas se poser pour la matière inanimée, c'est qu'il y a pour nous, observateurs, une énorme différence d'échelle entre les manifestations du hasard subatomique dans l'infiniment petit et les manifestations macroscopiques du hasard du tychoscope. Autrement dit, parler de psychisme ou de vie élémentaire à propos du tychoscope implique que la différence de base entre un être vivant et un objet inanimé serait simplement que dans le premier le hasard est observable dans le détail de ses manifestations, alors qu'il ne l'est pas dans le second, du moins dans les conditions habituelles. Quant aux sources ordinaires d'évènements aléatoires : dés, pièces de monnaie, billes, .... où le hasard se manifeste au coup par coup, elles seraient en quelque sorte douées de psychisme intermittent.

S'il y avait dans ces conceptions une part de vérité une voie entièrement nouvelle s'ouvrirait à la recherche : celle d'une étude directe du psychisme et de la vie sur des modèles quasi vivants (ou réellement vivants ?) faits de main d'homme, dont le tychoscope n'est évidemment que l'exemple le plus simple, mais qui tous seront comme lui construits avec des pièces mécaniques et des composants électroniques élémentaires. Peut-être l'entreprise a-t-elle malgré tout un précédent : l'homunculus, petite créature vivante plus ou moins artificielle qui joua un rôle important dans les préoccupations des alchimistes, n'est-il pas en un sens l'ancêtre du tychoscope ? En tout cas le désir de créer la vie à volonté à partir de la matière, de ses propres mains et hors du sein de la femme, c'est-à-dire en la comprenant et en maîtrisant du même coup une énigme majeure de l'univers, est vraisemblablement né le jour même où pour la première fois l'homme accéda à la conscience. Si l'apprivoisement du tychoscope, en réussissant, démontre effectivement l'existence d'une connivence de fond entre le psychisme vivant et le hasard physique, il ouvrira la voie à une approche enfin concrète et non plus seulement spéculative de la plus vieille question du monde, et tiendra en somme la promesse essentielle de l'homunculus alchimique considéré comme symbole de l'accès aux forces créatrices de vie. Sans doute alors le chercheur médidatif qui, désireux de marcher le long des chemins proposés ici à l'expérimentation, engagera la dialogue avec le hasard, aura-t-il raison d'esperer découvrir dans cette rencontre avec un nouveau Sphinx quelques vérités particulièrement précieuses.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

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