LE PARADIGME KUHNIEN ET LA PARAPSYCHOLOGIE

Revue parapsychologie n° 7, juin 1979

par Pascal Michel

Le présent article essaie de présenter les conceptions de Kuhn, et de les relier à la parapsychologie de deux façons : d'une part dans l'étude de la place de la parapsychologie parmi les sciences, et d'autre part à l'intérieur même de la parapsychologie, dans l'étude des différents phénomènes qui l'intéressent .

I - La conception de Kuhn

Thomas S. Kuhn est un physicien de formation, qui s'est aperçu, alors qu'il commençait à s'intéresser à l'histoire des sciences, que cette histoire, telle qu'il la découvrait, avait peu de rapports avec ce qu'enseignait alors la philosophie des sciences .

De quinze années de recherches, durant lesquelles il a publié de nombreux articles, s'est dégagée sa conception, qu'il a exposée en 1962 dans un essai : The structure of scientific revolutions , The University of Chicago Press ( traduction française : la structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1972 ) . Cet essai, qui est maintenant un classique pour les historiens des sciences, a amené ceux-ci à utiliser deux nouveaux termes : celui, repris par Kuhn dans une nouvelle acception, de paradigme, et celui, introduit malgré Kuhn, de kuhnien.

Pour Kuhn, l'histoire des sciences est dominée par la notion de paradigme . Un paradigme est un ensemble de découvertes universellement reconnues qui, pour un temps, fournit à un groupe de chercheurs des problèmes type et des solutions . L'histoire de toute science est précédée par une période antérieure au paradigme , durant laquelle plusieurs écoles s'opposent, chacune apportant son explication à un ensemble de phénomènes étudiés par ces écoles.

Puis l'une de ces écoles triomphe. C'est à dire que son point de vue est adopté comme paradigme de la nouvelle science ainsi créée . Les chercheurs font alors ce que Kuhn appelle de la science normale, qui est une tentative opiniâtre et menée avec dévouement pour forcer la nature à se ranger dans les boîtes conceptuelles fournies par le paradigme . Ceci jusqu'à ce que des anomalies soient découvertes . Alors commence une révolution scientifique, qui aboutit au remplacement du paradigme ancien par un nouveau paradigme, sur la base duquel un nouvel épisode de science normale se développe, jusqu'à la prochaine découverte d'anomalies.

L'histoire de la science n'est donc pas une accumulation de faits et de théories se précisant avec le temps par des méthodes de confirmation et d'infirmation, accompagnée d'une lutte contre les erreurs, mythes et superstitions freinant cette accumulation . Qu'est ce qui a donné pendant longtemps l'impression que c'était pourtant ainsi qu'évoluait la science ? C'est qu'on a étudié celle-ci à travers les manuels où chaque génération scientifique apprend la pratique de son métier . Or ces manuels, qui présentent justement aux jeunes chercheurs les paradigmes à partir desquels ils vont faire de la science normale, reconstruisent l'histoire de la science pour la faire rentrer dans le cadre de ce paradigme .

De cette conception de Kuhn résulte un dilemme pour l'historien des sciences . Ou bien on appelle mythes les conceptions des chercheurs de jadis actuellement dépassées, mais les méthodes qui ont conduit à ces mythes et les raisons qui ont fait tenir ceux-ci pour vrais sont celles-là mêmes qui conduisent aujourd'hui à la connaissance ; ou bien on range ces conceptions dans la catégorie des sciences, et il faut se résigner à ce que la science ait contenu des ensembles de croyances absolument incompatibles avec ceux qui sont les nôtres .

Un changement de paradigme est un changement de vision du monde. Les chercheurs qui se basent sur le nouveau paradigme ne voient littéralement pas les mêmes choses que leurs prédécesseurs . Kuhn compare ceci à l'apprentissage des formes, que ce soit chez l'enfant ou chez l'animal ( étude de la perception de la vision ) : on ne voit que ce que l'on a été entraîné à voir. Dans le cas de la science, ce sont les manuels qui entraînent les jeunes chercheurs à voir le monde qui les entoure dans la perspective du paradigme de l'époque, et pas autrement . Des personnes ayant les mêmes stimuli visuels, les mêmes impressions rétiniennes, peuvent voir des choses différentes, avoir des sensations différentes . De même deux groupes de chercheurs ayant des paradigmes différents voient des faits différents : ils vivent dans des mondes différents . La communication entre eux est comparable à celle de membres de groupes linguistiques différents . Pour un chercheur, le passage d'un groupe à un groupe concurrent est une expérience de conversion à une autre foi.

Il s'ensuit évidemment pour Kuhn un certain relativisme : la notion d'une adéquation entre une théorie et une certaine "réalité" est une illusion . Les sciences ne rapprochent pas d'une " vérité".Je fais remarquer que cette relativisation des notions de vérité et de réalité n'implique pas une négation de l'existence d'une réalité objective, de sa primauté et de son indépendance par rapport à la connaissance qu'on a d'elle . Elle implique seulement que les rapports entre le réel d'une part, et son reflet qu'est la pensée d'autre part, ne sont pas d'une simplicité dépourvue de toute contradiction .

Je renvoie au livre de Kuhn, où de nombreux exemples illustrent ces thèses, pour plus de détails sur les mécanismes de l'évolution d'une science.

II - La place de la parapsychologie dans les sciences .

Si l'on entend par parapsychologie l'étude des phénomènes paranormaux, la parapsychologie est-elle, pour le moment, une discipline scientifique ? Autrement dit, la parapsychologie a-t-elle un paradigme ? La réponse est clairement : non .

Pourtant l'école de Rhine, avec l'expérimentation statistique, donne une idée de ce qu'aurait pu être un paradigme en parapsychologie . En effet Kuhn donne deux caractéristiques essentielles d'un paradigme : il est constitué de découvertes d'une part suffisamment remarquables pour soustraire un groupe cohérent d'adeptes à d'autres formes d'activités scientifiques concurrentes, d'autre part ouvrant des perspectives suffisamment vastes pour fournir à ce nouveau groupe de chercheurs toutes sortes de problèmes à résoudre . Ces deux caractéristiques sont vérifiées par la parapsychologie expérimentale statistique . Ce qui fait la valeur d'un paradigme, ce n'est pas tant la profondeur de la découverte que sa capacité à susciter des travaux de recherche . Mais considérons les réponses de Kuhn aux questions suivantes :

- Que se passe-t-il lors de la période antérieure au paradigme ?

L'observation des faits s'effectue au hasard, d'où un fatras qui, premièrement juxtapose des faits qui se révèleront féconds à d'autres faits trop complexes pour être intégrés à aucune théorie avant longtemps, deuxièmement omet ces détails que les scientifiques trouveront par la suite révélateurs, et troisièmement mêle des descriptions réelles à d'autres fantaisistes, par manque de temps et de moyens pour les critiquer. Chacun se sent contraint de reconstruire en partant de zéro, chacun est libre de choisir les observations et les phénomènes appuyant sa théorie, en l'absence d'ensembles standard de méthodes et de phénomènes . L'argumentation est plus faite de réfutation des autres écoles que d'explication de la nature . Enfin, le livre possède un caractère de réalisation professionnelle et de moyen de communication pour la recherche . Le profane peut alors espérer se tenir au courant du progrès en lisant les textes originaux des spécialistes .

- Que se passe-t-il quand émerge le paradigme, quand une école triomphe ?

On assiste premièrement à la disparition graduelle des autres écoles, dont les membres se convertissent au nouveau paradigme ou, s'ils s'accrochent à une vue ancienne, sont ignorés ; deuxièmement à une définition nouvelle et plus stricte du domaine de recherche, et troisièmement à la naissance d'une discipline : créations de journaux spécialisés, de sociétés, apparition de spécialistes, revendication d'une place spéciale dans l'ensemble des études . Le chercheur considère le paradigme comme acquis, s'adresse à ses seuls collègues connaissant le paradigme et comprenant la littérature spécialisée.

On voit que ce qui empêche de parler de discipline scientifique à propos de la parapsychologie dans son ensemble, c'est la présence d'écoles en grand nombre, dont plusieurs dénoncent les limites de l'approche statistique. Il faut cependant remarquer que, d'après Kuhn, chacune des écoles dont la concurrence caractérise la période antérieure à l'établissement d'un paradigme est guidée par quelque chose qui ressemble beaucoup à un paradigme.

La conception de Kuhn permet par ailleurs, de comprendre l'ostracisme dont souffre la parapsychologie de la part des scientifiques : tant que ceux-ci font de la science normale, qu'ils résolvent les problèmes fournis par un paradigme, ils considèrent toute nouveauté fondamentale comme impossible car elle est propre à ébranler leur paradigme . C'est seulement s'ils découvrent des anomalies dans le cadre de la science normale qu'ils s'y intéresseront . Quant à l'espoir qu'une accumulation de " preuves " finira par convaincre les sceptiques, il repose sur une conception erronée de l'évolution des sciences. Seul un paradigme pourra amener des chercheurs à entreprendre un processus de science normale, et le succès d'un paradigme, c'est d'abord une promesse de succès . Le paradigme fournit des énigmes à résoudre par la science normale, et le critère d'une bonne énigme, ce n'est pas qu'elle soit importante ou intéressante en soi, c'est qu'elle donne à chacun l'occasion de prouver son ingéniosité ou son habileté.

III - L'utilisation des conceptions kuhniennes en parapsychologie

Les notions introduites par Kuhn ont constitué, pour l'histoire des sciences, un nouveau paradigme. Il me semble que les différents phénomènes étudiés par la parapsychologie obéissent à un processus analogue à celui de l'histoire des sciences, et qu'il serait donc utile d'utiliser la notion de paradigme à l'intérieur même du champ parapsychologique.

En effet, considérons par exemple les phénomènes que constituent spiritisme et soucoupes volantes . Ils possèdent des " mythes de base " : les morts communiquent avec nous, les extra-terrestres communiquent avec nous, qui ressemblent à des paradigmes . En effet, ces croyances ont suscité un " mythe normal " , analogue à la science normale de Kuhn, avec création de sociétés savantes, de revues spécialisées, élaboration de méthodes d'investigation et de théories, les faits relatés proposant toutes sortes d'énigmes à la perspicacité des chercheurs . Des crises sont apparues, de nouveaux mythes normaux, bâtis sur de nouveaux mythes de base, ont remplacé les anciens, les adeptes circulant entre les différentes écoles. Ce mot de " mythe " n'a pas de caractère péjoratif . Dans une conception kuhnienne, la physique scolastique du Moyen -âge, aujourd'hui complètement périmée, n'est ni plus ni moins mythique que la théorie de la relativité actuelle .

Les conceptions de Kuhn suggèrent donc une étude des phénomènes paranormaux sur un nouveau plan, le plan historique . Mais, de plus, une telle approche est d'autant plus indiquée que la parapsychologie se heurte à des phénomènes comme l'effet d'expérimentateur, à savoir au fait que les phénomènes psi se déroulent conformément à l'attente de ce dernier . Ce que l'approche de Kuhn a de choquant pour un épistémologue classique, cette relativisation des concepts de vérité et de réalité, est justement ce qui doit intéresser le parapsychologue qui voit ces deux concepts vaciller dans les faits qu'il étudie . Et s'il est ridicule pour la parapsychologie de chercher, pour s'imposer dans le monde des sciences, à s'intégrer dans le modèle épistémologique prékuhnien en utilisant ses concepts ( accumulation des faits, preuves expérimentales des théories, infirmation ou confirmation des hypothèses), celà l'est d'autant plus que les propriétés des phénomènes psi eux-mêmes conduisent, indépendamment des recherches de Kuhn, à une remise en cause de la façon de concevoir les rapports de l'homme avec la réalité . En fait , plusieurs parapsychologues ont déjà aperçu ceci, et insistent sur une approche historique des phénomènes psi .

Quant aux " phénomènes objectifs " observés en parapsychologie, il faut insister sur le fait que toute théorie essayant de les expliquer, aussi séduisante soit-elle, aura les mêmes caractéristiques que les théories ayant circulé ou circulant à l'heure actuelle dans les sciences : ce sera une vision du monde, qui se sera imposée par sa capacité à susciter des recherches et non par sa plus ou moins grande adéquation avec la réalité .

Sur quels fondements cette étude historique peut-elle être bâtie ? Toujours par analogie avec les conceptions de Kuhn, deux directions de recherche sont possibles, dont je ne donne ici qu'un bref aperçu et que j'espère développer dans de prochains articles .

D'abord une étude proprement historique des interactions complexes qu'ont entre eux les différents mythes . Par exemple l'étude de la façon dont le mythe de base " sujet tordant les petites cuillères " est apparu, s'est greffé sur divers mythes préexistants, en modifiant l'attitude des groupes qui les soutenaient : groupe parapsychologie expérimentale classique expériences de Bender, Hasted, intérêt accru de nombreux physiciens groupe soucoupes volantes ( Uri Geller est un " contacté "), accroissement de l'importance des sectes de contactés, etc ...

Ensuite une étude de la structure même des mythes de base soutenant les diverses tendances . Kuhn, à propos des paradigmes des disciplines scientifiques, ne parle que de physiologie de la perception, mais une étude plus approfondie nécessite une approche psychanalytique, c'est à dire une étude de l'articulation symbolique des expériences de mode imaginaire qui forment la " vision " que chacun a du monde . Une telle approche s'impose d'autant plus en parapsychologie que les phénomènes qu'elle étudie ont un rapport très étroit avec ceux étudiés par la psychanalyse, tant par leur contenu que par leur forme .

Ces deux approches, diachronique et synchronique, de la structure des phénomènes dits paranormaux ne sont pas indépendantes, mais articulées comme s'articulent en linguistique syntagme et paradigme, et elles nous diront jusqu'où le réseau symbolique étend son emprise .

 

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