LE CORPS ABSENT : LES EXPERIENCES AUX FRONTIERES DE LA MORT

par Pascale Catala,

Cahiers de l'Imaginaire, Editions Montpellier III, juin 2006


Les NDE (Near Death Experiences) ou EMI en français (Expériences de Mort Imminente) ont été popularisées depuis une vingtaine d'années, surtout aux Etats-Unis où elles font maintenant partie des lieux communs, et dans une moindre mesure en France où elles suscitent encore nombre polémiques.
Rappelons qu'il s'agit d'expériences relatées a posteriori par des sujets ayant été à l'agonie ou dans le coma, plus généralement dans un état de santé critique où leurs fonctions vitales étaient gravement atteintes (insuffisance cardiaque ou respiratoire, EEG plat, etc.). Ces sujets font état d'un vécu riche, difficilement communicable, teinté très positivement pour la plupart. Alors que les témoignages se multiplient, les implications métaphysiques de ces phénomènes inspirent de nouvelles théories ou croyances sur la nature de la conscience, le rapport corps/esprit, l'"après-vie", déchaînant des polémiques entre tenants du matérialisme pur et dur et partisans d'un dualisme spiritualiste.
Dans cet article nous proposons de réexaminer les EMI en mettant en lumière l'imaginaire extrêmement riche lié à ce phénomène.

Caractéristiques des EMI


L'expérience proprement dite regroupe plusieurs phases (qui ne se retrouvent pas toutes chez tous les sujets). Je reprendrai ici la classification de Daniel Maurer en 11 étapes :

1/ Diagnostic de "mort"
Suite à un traumatisme physique sévère, le sujet perd conscience et rentre dans le coma. Cependant, il réalise qu'il est mort, quelquefois en ayant conscience du diagnostic posé par les médecins qui ont essayé de le sauver ou qui l'entourent en salle de réanimation. Ex : "On ne peut plus rien pour lui, il est mort".

2/ Bien-être
Il y a totale disparition de la douleur : les malades en phase terminale qui ont souffert dans leur corps pendant de longues semaines, ou les accidentés qui ont subi un choc incroyablement douloureux, sont instantanément et complètement libérés de leurs contraintes corporelles. Le corps, vécu comme véhicule de la souffrance, semble être "déconnecté" de l'instance pensante, la conscience. Une sensation de bien-être, de calme et de paix envahit le sujet. L'enveloppe corporelle, atrocement abîmée, lamentable, n'est plus vécue comme le support de la pensée.

3/Vécu auditifs
Sons agréables (musiques…) ou quelquefois désagréables. Ou bien sensation de silence absolu.

4/ Décorporation
Le sujet a l'impression de flotter à distance de son corps, le plus souvent au-dessus. La conscience semble "détachée", libre, elle peut "voler", traverser murs et toits. Il y a prise de connaissance sensorielle de l'environnement (salle d'opération, hôpital, personnes sur les lieux de l'accident, etc.) qui peut concerner tous les sens (sauf le toucher) mais principalement la vision. La vision est très spéciale : il y a conscience à la fois de l'ensemble et des détails, des éléments proches et très éloignés ; on parle de "vision à 360 °" ; même les aveugles de naissance "voient" . Il peut y avoir acquisition paranormale d'information, c'est-à-dire que les sujets relatent des événements qui se révèlent exacts après vérification (détail de l'appareil de réanimation, etc.)

5/ Parcours dans un lieu sombre
Le plus souvent, il s'agit d'un tunnel ou d'un entonnoir. Cette phase est souvent vécue comme inquiétante, mais le tunnel lui-même apparaît comme tout à fait réel.

6/ Rencontre avec des "présences"
Le sujet ressent la présence d'êtres décédés ou de "guides" qui donnent du sens à son aventure.

7/ Lumière
Ascension vers une lumière incroyablement attirante, ou un être de lumière.

8/ Fusion dans la lumière et amour inconditionnel
Il peut y avoir sensation de fusion avec le cosmos et de savoir universel. La plupart du temps, cette fusion dans la lumière est vécue comme une rencontre avec une entité spirituelle, le plus souvent non personnifiée, mais pouvant dans certains cas être identifiée à Jésus, Bouddha, la Vierge, Allah, etc.

9/ Panorama de vie et jugement
Le sujet assiste à une revue de sa vie où la notion de temps disparaît pour faire place à la notion d'enchaînements de causes et effets. Une présence quelquefois ironique mais bienfaisante commente et accompagne cette revue critique. On a ici une idée de morale absolue, universelle, qui permet d'évaluer parfaitement tous les événements de la vie passée.

10/ Point de non-retour
Apparaît alors une frontière, réelle, imagée ou symbolique (une rivière, un pont …) et l'injonction de faire un choix : continuer vers la lumière ou revenir dans son corps. Les sujets réalisent alors qu'ils ont encore beaucoup d'événements à vivre sur terre et choisissent de revenir. La "reconnexion" avec le corps est très pénible, et perçue comme un rétrécissement, une viscosité, avec une réduction du champ perceptif et des capacités intellectuelles. Le corps est ressenti comme trop étroit, limité, pesant, douloureux, une enveloppe de souffrance, un "vêtement trop petit", un corps-prison. Psychologiquement, la conscience elle-même paraît également "à l'étroit".

11/ Changements de comportements ultérieurs
Revenus de leur coma, les sujets racontent leur expérience mais se heurtent souvent à l'incompréhension. Dans leur vie apparaît un changement complet de philosophie, d'attitude existentielle. Le plus souvent, les personnes deviennent plus humanistes, ont soif de connaissances, n'ont plus peur de la mort.

LES ENJEUX DE LA RECHERCHE


1 - Bref historique


Les premiers scientifiques à s'intéresser au phénomène EMI ont été Albert Heim et Sir William Barrett. Heim a recensé des cas d'alpinistes ayant fait des chutes de montagne, et a révélé la clarté d'esprit et la revue de vie panoramique qui pouvaient advenir dans ces circonstances ; Barrett étudia dans une optique spirite les visions de décédés que pouvaient relater certains patients gravement atteints ou revenus du coma. Dans les années 60, Osis et Haraldsson, également connus pour leurs travaux de parapsychologie, étudièrent les apparitions de décédés dans les instants précédant la mort, toujours dans une perspective survivaliste. Cette première étude statistique de grande ampleur du vécu de la conscience spécifique de l'agonie évitait toutefois les références explicites à la théorie spirite.
Après quelques autres essais isolés, ce fut le philosophe et médecin Raymond Moody qui inaugura vraiment la recherche sur les EMI par la publication de son étude dans un ouvrage nommé "La vie après la vie" , et dont le titre même révèle l'hypothèse sous-jacente d'une forme de survie de la conscience. C'est à Moody que l'on doit la classification paradigmatique de l'EMI en différentes phases.
On voit donc que la recherche sur ce domaine a été initiée par des recueils de témoignages à tendance apologétique de la survie après la mort, enquêtes à retentissement phénoménal auprès du grand public. On ne s'étonnera donc pas des attaques et critiques matérialistes qui ont suivi, juste retour de balancier.
Plus tard, le psychiatre Kenneth Ring et également le cardiologue Michel Sabom ont eux aussi conduit des enquêtes indépendantes sur des patients ayant approché la mort. Ils trouvèrent tous deux, bien que par des méthodes différentes, un taux d'EMI d'environ 40 % parmi les expériences relatées par les ex-comateux. Dans ces études, alors que K. Ring s'est intéressé avant tout à l'aspect clinique, émotionnel et perceptif, Sabom lui s'est attaché à vérifier les connaissances que pouvaient avoir acquis les malades des appareils de réanimation lors de la phase de "décorporation" (vérification qui s'est révélée positive). D'autres travaux comme ceux de Melvin Morse (avec des enfants) et d'Elisabeth Kübler-Ross sont restés célèbres. Aux Etats-Unis, le sujet "NDE" est fréquemment choisi pour les mémoires de fin d'études. En France, seules huit thèses de médecine ont été soutenues sur les EMI, mais il faut signaler l'existence de IANDS-France, organisme enquêtant sur le sujet. Enfin, les récentes expériences du cardiologue néerlandais Van Lommel, publiées dans "The Lancet", ont remis les EMI à la mode. Le taux d'EMI trouvé parmi les comateux étudiés par Van Lommel est cette fois de 18%. Le professeur conclut après cette enquête de huit années : "Cette expérience extrême nous oblige à repenser la localisation de la conscience. Est-elle vraiment dans le cerveau ?"

On peut donc constater que, bien que conduits par des scientifiques reconnus, ces recueils de témoignages ne sont jamais vraiment effectués indépendamment de l'interprétation sous-jacente concernant le problème ontologique de la survivance, le "voyage de l'âme".
A la mort-néant, conception implicitement acceptée par nos civilisations occidentales, ils veulent opposer la mort-passage, idée autrement plus attirante pour notre psychisme ayant du mal à concevoir la disparition définitive de notre précieux Ego.

2 - La position des matérialistes

La réaction des scientifiques matérialistes a été immédiate : ils ont commencé par contester la sincérité des témoignages en parlant de fabulation ou de déformation des faits, de mythomanie collective. Puis sont apparues les comparaisons avec les maladies mentales (épilepsie, dépersonnalisation, psychoses délirantes, héautoscopie, schizophrénie, etc.) qui évidemment ne cadraient pas avec les récits étant données les différences entre les symptômes psychiatriques connus et le vécu d'EMI. On invoqua ensuite les "explications" psychologisantes (désir ou certitude d'immortalité, reviviscence de la naissance) qui, bien que plausibles, ne pouvaient rendre compte à elles seules de l'existence d'un tel phénomène. Actuellement ces types d'explications ne sont plus invoqués que par les "pro-NDE" comme contre-exemples, pour les balayer en montrant leurs absurdités. Enfin, depuis une quinzaine d'années, à l'ère du déploiement des neurosciences, les hypothèses concernant le dysfonctionnement cérébral foisonnent (dus au choix à l'hyperoxie ou l'hypoxie, aux drogues anesthésiques, à la production d'endorphines lors d'un stress majeur, à l'hypercapnie, à la libération d'hypothétiques endopsychosines analogues à la kétamine, …).
On peut remarquer d'ailleurs à quel point ces hypothèses sont emblématiques d'une pensée réductionniste. Certes, la démarche cartésienne amène le scientifique à décomposer un problème important en plusieurs petites parties plus faciles à comprendre. Mais un scientifique qui, après avoir trouvé une explication plausible au sein de son propre champ disciplinaire à l'une de ces parties, prétend avoir élucidé la totalité d'un phénomène et lui avoir ôté tout caractère énigmatique, se place incontestablement dans une position réductionniste. Il y a là, à la fois un besoin irrépressible de réaffirmation du matérialisme, et une hostilité envers les "énigmes" de toutes sortes, mais plus encore celles pouvant être utilisées par les partisans du spiritualisme. Au lieu de s'interroger sur le phénomène et d'essayer de le décrire et de le cerner du mieux possible, le scientifique matérialiste verra un enjeu majeur en l'exposition hâtive d'une théorie mettant en jeu le cerveau et ses illusions (puisque pour lui rien n'existe d'autre que le cerveau). Ayant montré qu'un cerveau d'un comateux subit des transformations électro-chimiques capables d'induire des hallucinations , il pense avoir ainsi réduit à néant toute prétention d'attribution de valeur ontologique au vécu des EMI. Il s'attachera donc à l'étude approfondie du métabolisme du cerveau en situation de stress, ainsi que des voies neuronales et sensorielles, et cela pourra aller très loin puisqu'on va jusqu'à "expliquer" l'apparition du "tunnel" par des actions différentielles sur les cellules rétiniennes.
On peut remarquer que l'hypothèse du "tout onirique" n'a en vérité pas besoin d'être justifiée par tous ces détails neurologiques, dont l'abondance n'est symptomatique que d'un présupposé positiviste matérialiste. Selon cette hypothèse, le vécu de l'EMI pourrait correspondre simplement aux rêves provoqués en général par un processus d'agonie et reflétant une conception innée, profondément archaïque, de l'au-delà. Si l'on fait un parallèle avec le rêve nocturne : on ne peut prouver que le contenu du rêve nocturne ne correspond pas à un "voyage réel", simplement en analysant les zones du cerveau activées ou les tracés EEG. Ce n'est que par recoupement du contenu de rêve avec la réalité de veille que l'on fait une distinction rêve subjectif/réalité. Cette distinction est d'ailleurs très dépendante des préjugés culturels puisque dans les "Dream Cultures", on considère l'expérience du rêve nocturne comme une réalité.
Il est certain que plusieurs traits des EMI ressemblent d'assez près aux effets constatés de certaines substances sur le cerveau, ou à des stimulations de zones cérébrales spécifiques : analgésie, sentiment de bien-être, déconnexion sensorielle, visions lumineuses, sentiment de toute-puissance, sentiment de décorporation …
Cependant, quand on envisage sans a priori la globalité du phénomène, il est facile de se rendre compte que l'action de ces substances chimiques sur le cerveau ne peut pas fournir d'explication complète de tout ce qui est ressenti : grande joie intérieure/sérénité, visions cohérentes et générales, extrême sensation de réalité, acquisition paranormale d'information, effets transformateurs à long terme … De plus, on ne constate pas dans tous les cas d'EMI des apports (ou déficits) de ces substances (kétamine, gaz carbonique, oxygène, morphine, etc …). Ce sont donc principalement sur ces points que les spiritualistes construiront leur contre argumentation.

3 - La riposte des spiritualistes


L'enjeu des spiritualistes est de montrer que la conscience n'est pas simplement un épiphénomène de l'activité cérébrale, mais a également une activité et une existence autonomes (âme, esprit, périsprit, corps astral, etc., selon les tendances). Il faut donc parvenir à la démonstration de l'existence de phases d'indépendance cerveau/conscience, et quelle meilleure occasion que ces instants de "mort cérébrale" où le cerveau n'est plus fonctionnel mais où les patients rapportent un vécu psychique ?
A noter qu'en toute rigueur, il est impossible de démontrer cette indépendance cerveau/conscience : d'une part, l'imperfection de nos instruments de mesure ne permet pas d'affirmer, tant que le sujet n'est pas mort, que l'activité cérébrale est inexistante ; d'autre part, on ne peut conclure avec certitude à la simultanéité du vécu de la NDE et de l'activité minimale du cerveau.

Pour montrer que la thèse exclusivement onirique ne tient pas, les spiritualistes invoquent surtout la phase de "décorporation" des EMI, c'est-à-dire celle où, bien que les systèmes sensoriels ne fonctionnent plus, le sujet peuvent prendre connaissance d'informations de leur environnement. A ce propos, les témoignages les plus fréquemment cités, parce qu'ils ont mis en jeu plusieurs personnes et ont été (plus ou moins) vérifiés, sont ceux de malades ayant aperçu pendant leur EMI des chaussures dans des lieux inattendus (rebord de fenêtre ou toit de l'hôpital). Ce que K. Ring commente en ces termes : "Je me demande qui s'amuse à disposer ainsi des chaussures dans les endroits les plus incongrus des hôpitaux pour déranger le corps médical !". M. Sabom, lui, rapporte un cas où le patient a affirmé qu'un des chirurgiens n'avait pas de chaussons et avait reçu du sang sur une de ses chaussures.
Etranges démonstrations, donc, qui font dépendre l'existence de l'âme à l'observation de chaussures, à une misérable petite "tennis shoe" désormais éminemment célèbre ! Bien évidemment, les "sceptiques" ont profité de l'occasion pour démolir les témoignages de ces dérisoires histoires de chaussures, focalisant le "débat NDE" sur la fiabilité et l'honnêteté des témoins en ce qui concerne ces détails.
Le point de vue ontologique se repose donc beaucoup sur la recherche de "preuves" de la perception d'informations réelles lors de la phase dite de décorporation, alors que logiquement cette possibilité de perception d'information ne prouve pas grand chose sur l'entrée dans l'au-delà.
Remarquons au passage combien le champ lexical des survivalistes est, depuis l'apparition du spiritisme, à l'époque du plein essor du positivisme, saturé de termes relevant de la preuve (argument, testimonial, test, expérience, objectif, factuel, prouvé, objet permanent …) . Seulement ces "preuves" ne prouvent pas ce qu'elles sont censées prouver, mais seulement qu'il se produit des événements difficiles à expliquer scientifiquement.

Le second argument des spiritualistes est la différence absolue de vécu entre les expériences hallucinatoires (dues à des drogues, des déficits cérébraux, des troubles psychiatriques …) et les EMI, affirmée par certains patients ayant connu les deux types de visions. L'expérience au seuil de la mort est ressentie comme éminemment structurée, cohérente, dont le sens paraît tout à fait limpide, comme dans les expériences spirituelles, c'est-à-dire à l'opposé du délire. De plus, le niveau de "vividité" (l'impression de réalité) est très élevé, et la succession des phases et de ses différents éléments est très typique (pourquoi un corps qui flotte, un tunnel, une lumière, etc ?). Même la sceptique Susan Blackmore admet que l'expérience de l'EMI diffère des hallucinations et a une spécificité propre.
Enfin, le dernier argument le plus cité est qu'on connaît maintenant de nombreux cas d'expériences typiques des EMI qui se produisent alors que le patient n'est pas à l'agonie, dans un état de santé tout à fait normal. Ces cas sont invoqués pour nier l'hypothèse des hallucinations engendrées par le cerveau en train de mourir. Cependant, cet argument prêche en lui-même contre l'approche spiritualiste qui fait du détachement de l'âme et du corps la cause des EMI. Il faut bien reconnaître en effet que la méditation, le tantrisme, la respiration holotropique, et d'autres pratiques "spirituelles" peuvent elles aussi provoquer des expériences très ressemblantes .

Les EMI dans la fiction

Le tableau le plus connu évoquant les EMI est "l'Ascension vers l'Empyrée", un des panneaux du polyptyque de Jérôme Bosch "Les Visions de l'au-delà". Il montre un tunnel au bout de laquelle une belle lumière semble attirer des êtres éthérés.
Dans la littérature, la poésie, le théâtre, l'opéra …, les descriptions d'agonies sont nombreuses, et une "musique céleste" est souvent citée, comme dans "La mort d'Isolde" de Wagner. Mais les ressemblances avec les EMI sont beaucoup plus lointaines.
Par contre, les EMI ont été choisies comme sujet même de roman par Bernard Werber, dans "Les Thanatonautes". Le mythe "du voyage de l'âme après la mort" qui sous-tend l'approche spiritualiste des EMI devient ici source d'inspiration infiniment riche. Dans cette fiction, le "territoire des morts" est exploré comme un territoire géographique, spatial (d'ailleurs il est localisé dans un trou noir au milieu de la Voie Lactée) possédant plusieurs régions séparées par des "murs" (analogues aux murs du son). Les "Thanatonautes", terme plus téméraire que celui consacré d'"expérienceur", sont donc les explorateurs de la mort, partant à la conquête d'horizons lointains. Les conséquences sociales de leurs visions de l'au-delà sont abondamment développées, dépendant de la coloration positive ou négative de leurs découvertes successives. Cette "pérégrination" autour du mythe, non dénuée d'humour, s'inspire évidemment aussi du "Livre des esprits" d'Allan Kardec, le fondateur de la philosophie spirite, ainsi que de tous les écrits traditionnels (Livre des morts Egyptien, Tibétain etc.).

Dans l'univers cinématographique, on pourra remarquer en particulier le film "Que le spectacle commence", de Bob Fosse, qui reprend les différentes phases de l'agonie mises en évidence par E. Kübler-Ross.
Le film "L'expérience interdite", qui fut très apprécié aux USA, brode autour du même thème que "Les thanatonautes" : les NDE provoquées. Plus récemment, le film "Au-delà de nos rêves" donne une vision très picturale de l'au-delà, paradis ou enfer, avec également le thème du suicide qui est souvent repris par les chercheurs sur les EMI. Cette œuvre, montrant bien comment la subjectivité pourrait "organiser" et créer la réalité, illustre brillamment un processus que l'on vit fréquemment dans le rêve lucide.
L'immense succès commercial "Le sixième sens", après avoir évoqué brièvement la phase de décorporation, nous emmène dans le monde des "esprits désincarnés", fantômes cherchant désespérément à communiquer avec les vivants.

Et la liste pourrait évidemment s'allonger …
On peut, a posteriori, retrouver dans d'innombrables récits, depuis Platon, ou Thespesios de Soles (au 1er siècle après Jésus-Christ), des traces d'EMI. Mais les EMI sont elles-mêmes sources d'inspiration pour l'art, la littérature, etc.

Le symbolisme des EMI

On retrouve principalement dans les EMI, comme chez les mystiques, une symbolique lumineuse et ascensionnelle, qui renvoie au désir, au manque, au besoin de retour fusionnel aux origines de la vie, mais aussi aux figures divines, célestes.

Citons quelques expressions fréquemment rencontrés :

Myriade d'étoiles, brillance, rayonnement, clarté, splendide lumière, atmosphère lumineuse, explosion radieuse, chaleureuse, majesté, être de lumière, doré, soleil, phosphorescent, transparence, feux d'artifices, blancheur, clarté merveilleuse et attirante, brillante mais pas aveuglante, lumière mille fois plus puissante que le soleil

Obscurité totale, entonnoir, spirale, aspiré, tunnel, sombre, trou noir, gouffre

Vers le haut, légèreté, flottement, ascenseur, quintessence, sublimation, voler, attraction, quête, voyage, ciel

Détachement affectif, spectateur, valeur, morale, jugement

Vitesse vertigineuse, hors du temps, espace illimité, compréhension globale, cosmos, univers, connaissance, fusion

Amour, communion, bonté infinie, unité, paix, sérénité

Apparitions, présences, guides, accueil

Rivière, barque, dernière marche, frontière, portail, aspiration, happé

On remarquera que si certains des témoignages rappellent les mythologies traditionnelles (Egyptienne : le Dieu Osiris et la pesée des âmes, Grecque : traversée du Styx, interdiction de se retourner, spiritisme : les âmes accueillantes etc.), il y a peu de descriptions des caractéristiques monothéistes du paradis et de l'enfer (nuages, prairies, sources claires, jeunes filles, anges, démons, flammes, tortures ...).
Si les sujets d'EMI, dans leurs récits a posteriori, emploient des images, il faut insister sur le fait que l'EMI est d'abord ressentie globalement, comme dans une expérience mystique, et que tous les sujets insistent sur l'aspect incommunicable de leurs visions.
Pour approfondir ce type d'approche anthropologique et symbolique, il faut se reporter tout d'abord à l'œuvre incontournable de Louis-Vincent Thomas sur la mort , et en particulier à son analyse des visions culturelles de l'au-delà. Il ne faut pas oublier que si, dans notre civilisation matérialiste, l'après-mort n'existe pas (fin du corps, de la matière), dans toutes les autres civilisations, la non-vie est impensable, non conceptualisable, d'où la présence obligatoire de représentations de l'au-delà.

Les témoins d'EMI, dotés du titre de gloire d'"Expérienceurs", changent radicalement de vision du monde après leur retour du coma. L'expérience laisse en eux une trace extrêmement profonde.

Après la parution de l'ouvrage de Moody, une image stéréotypée de l'expérienceur est apparue : ouverture à la "spiritualité", insatiable curiosité intellectuelle, amour du prochain, intérêt pour une cause humanitaire qui fait sens dans son destin, changement de valeurs, perte de la peur de la mort, etc …
On mentionne des changements corporels et intellectuels, des améliorations au niveau de la concentration, de la mémorisation, de la résistance physique. Il est également souvent signalé des phénomènes paranormaux (dons de guérison ou de prédiction …). Ceci n'est pas sans rappeler les témoignages des "contactés" par les extra-terrestres ("abductees") ou les grands mystiques.

Cependant aujourd'hui, cette vision idéalisée est écornée par des études cliniques plus objectives . Il arrive que le sentiment d'amour universel ne soit pas perçu comme un affect positif par l'entourage, mais plutôt à l'inverse comme de l'indifférence. La nostalgie de l'EMI est parfois si importante (union cosmique, infini, communion …) que le retour à la vie devient souffrance, le sujet a du mal à reconstruire les limites de son moi et devient parfois trop perméable aux autres. On constate souvent une inadaptation à la vie professionnelle et familiale (nombreux cas de divorces). Les phénomènes paranormaux sont difficilement intégrés dans la vie du sujet, qui n'y a pas été préparé et ne sait pas les interpréter. Certains expérienceurs manifestent une inflation du moi pouvant aller jusqu'à une dérive mégalomaniaque, d'autant plus que l'engouement actuel pour la recherche sur ces expériences a hyper valorisé ces témoins.
Le docteur Jourdan met en garde contre les tentatives de récupération sectaires de ces sujets fragilisés et vulnérables, qui ont tendance à se retrouver entre eux et à se complaire dans une ambiance élitiste (ils se représentent comme des miraculés) et une atmosphère paranoïaque (on ne peut pas les comprendre, les médecins ne les croient pas, etc).
Il est vrai qu'en France, l'attitude de la plupart des médecins, éduqués dans un contexte de matérialisme pur, est assez froide : l'accompagnement aux mourants est rudimentaire, le développement des services de soins palliatifs est encore balbutiant, le médecin n'est pas vraiment quelqu'un à qui on peut se confier facilement.
La mort étant surtout considérée par le médecin comme l'échec de sa pratique médicale, elle est repoussée comme l'ennemie suprême. Beaucoup de patients ayant vécu une EMI se plaignent du manque d'écoute et d'humanisme de la part du corps médical.

Cependant le traumatisme initiatique que constitue l'EMI peut être intégré positivement si la réaction psychologique consécutive à l'expérience se situe dans la lucidité, l'ouverture et l'acceptation. Beaucoup de patients entreprennent une thérapie ou au moins un certain travail psychologique personnel.


VOIES D'APPROCHE ACTUELLES

1 - les enquêtes statistiques
On pourrait se poser la question de l'utilité actuelle de refaire des enquêtes alors que de nombreuses études ont déjà confirmé les travaux précurseurs de Moody. L'intérêt résiderait peut-être dans l'élargissement de l'ensemble des cas étudiés à tous les cas où il y a perte de conscience, si brève soit-elle, et au recensement de tous les vécus, quels qu'ils soient, pas seulement ceux correspondant à l'EMI type. En effet, toutes les précédentes études ont repris le schéma de Moody, et les enquêtes consistent à repérer uniquement les vécus correspondants à ce que l'on cherche. Il serait intéressant de savoir quels types de visions peuvent avoir les patients, quels ressentis, quelles angoisses etc., de façon à établir un tableau statistique complet. Michèle Choquet, une sociologue québécoise, a élaboré une grille d'entretien type destinée à chaque témoin de NDE dans tous les pays, de façon à déceler par exemple les variations culturelles.


2- le refus du réductionnisme
Malheureusement encore actuellement, on trouve fréquemment dans les médias des déclarations de "spécialistes" de telle ou telle discipline (neurologie, psychanalyse, psychiatrie etc.) se sentant autorisés à donner une explication péremptoire et définitive de la question, alors qu'ils n'en connaissent que très peu d'éléments. Des voix s'élèvent contre ce type de pratique et contre le réductionnisme qui conduit le plus souvent à la conclusion du "circulez, il n'y a rien à voir". En France, la parution en première page du Monde d'un article sur l'étude néerlandaise de l'Hôpital d'Arnehm est un indice d'une évolution des mentalités sur ce sujet et de la réhabilitation de ce phénomène en tant qu'objet d'étude légitime et spécifique.

3 - la phénoménologie de l'agonie
En s'intéressant plus finement à l'approche clinique et à l'étude phénoménologique des cas d'EMI, sans préjuger d'une interprétation (matérialiste ou spiritualiste) mais en approfondissant les significations profondes de ces expériences pour les patients, les chercheurs aujourd'hui sont en passe d'obtenir un tableau plus riche et surtout plus nuancé du phénomène.
Un autre versant de cette approche serait la poursuite de l'étude comparative du symbolisme en jeu dans les EMI, dans une perspective junguienne ou durandienne.

4 - étude plus générale des "états modifiés de conscience"
C'est par une étude plus globale sur la conscience et surtout sur ce qu'on appelle ses "états modifiés" que l'on arrivera à replacer l'EMI dans son cadre naturel. En particulier, l'avancée des recherches sur l' "OBE" (Out of Body Experience) permettrait d'élucider ce problème de la conscience "flottante" capable d'acquérir des informations réelles sur l'environnement. L'OBE est une expérience subjective relativement fréquente (environ 17 % de la population l'a connu, le chiffre variant selon les enquêtes), qui ressemble de très près à la phase 4 des EMI. Les sujets ont l'impression de quitter leur corps physique qu'ils voient au-dessous d'eux, flottent dans des paysages semblant tout à fait réels, et peuvent "voir" ce qui se passe autour d'eux sans l'intermédiaire de leur corps, de leurs organes sensoriels. Des recherches ont été effectuées dès les années 70 (Osis, Tart, Palmer …) et on a tenté de savoir s'il pouvait y avoir acquisition systématique d'informations pendant cet état. On a également enregistré en laboratoire les variations de l'EEG des sujets. Les résultats n'ont pas été très clairs et on s'est aperçu que les sujets, même entraînés, avaient du mal à contrôler leur expérience. Ceci n'a pas permis de conclure, et surtout de répondre au questionnement principal : y a-t-il vraiment un déplacement de la conscience dans l'espace physique, ou bien s'agit-il plutôt d'une vision onirique re-fabriquée mais intégrant des éléments réels (mais par quel canal ?). On continue donc à s'interroger et on se demande quelles autres hypothèses pourraient être formulées.
Dans le cadre de l'étude des EMI, le médecin Sam Parnia, de l'université de Southampton, a ainsi équipé une salle de réanimation de cibles cachées destinées à tester l'acquisition d'information par OBE (encore peu de résultats à l'heure actuelle).

D'autre part, en comparant également les EMI avec les expériences de type "Kundalini" ou à d'autres états obtenus par des techniques de méditation ou des drogues, on pourrait relativiser et mettre en perspective chaque élément du vécu, sans a priori métaphysique.
On est très loin d'avoir effectué cette étude en détail, étude dont on a pu croire que l'on pourrait faire l'économie, quand on est passé prématurément à la vision ontologique après avoir recueilli quelques prétendues "preuves" (informations obtenues pendant la phase d'OBE). C'est tout l'enjeu des "sciences de la conscience" que d'élucider cette intrication de l'objectif et du subjectif.

5 - approche neurobiologique
La recherche inspirée des neurosciences, dont les progrès extrêmement rapides à l'heure actuelle sont susceptibles d'éclairer le phénomène EMI, est bien sûr à poursuivre en parallèle. On pourra citer par ex. les hypothèses du Dr Jourdan sur le système limbique et l'hippocampe en particulier, ou les explorations des effets de la kétamine sur les récepteurs NMDA.

6 - spéculations théoriques
Enfin rien n'interdit d'introduire des hypothèses hardies telles que celle d'une cinquième dimension (Dr Jourdan), qui permettrait d'envisager d'un autre point de vue temps et espace ; ou à l'opposé les hypothèses de mort du cerveau et d'angoisse de la perte du "soi" de Susan Blackmore . Le point le plus important étant, malgré les difficultés de trouver des conséquences testables, de ne jamais perdre de vue qu'il ne s'agit que d'hypothèses, et que l'on est encore loin d'avoir tous les éléments permettant de conclure et de clore le dossier.

Date de rédaction de l'article : 2002

BIBLIOGRAPHIE :

[1] Blackmore S., "Near-Death Experiences : In or Out of the Body ?", in : Nickell J., Kan B., Genoni T., 1996, The Outer Edge, CSICOP.
[2] Grof S., "La psychologie transpersonnelle", Le Rocher, 1988.
[3] Maurer D., "La vie à corps perdu", Les trois monts, 2001
[4] Mercier S. (dir), "La mort transfigurée", Belfond, 1992.
[5] Mercier S.," L'expérience au seuil de la mort", Prétentaine, n°7/8, oct 1997.
[6] Moody R., "La vie après la vie", Robert Laffont, 1977.
[7] Nau J-Y. ,"Ce long tunnel obscur qui mène aux frontières de l'au-delà", in "Le Monde", 19.12.01
[8] Vincent-Thomas L., "Mort et ontologie", in : Encyclopédie philosophique universelle, Tome 1, Paris, PUF, 1989.
[9] Ring K., "Sur la frontière de la vie", Robert Laffont

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