INTERVIEW R.D.

 

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R. D., qui souhaite garder l'anonymat, est un jounaliste auteur d'un documentaire sur la médiumnité. Rédigeant un livre sur la précognition, il s'est entretenu à plusieurs reprises avec François Favre. Le texte suivant est un extrait de l'interview, réalisé en avril 2001. Le journaliste récapitule d'abord ce qu'il pense avoir compris des prémonitions d'après les explications de François Favre. Il essaie ensuite, en discutant avec lui, de situer ces phénomènes dans le cadre général du modèle du circuit psi, et compare ce dernier avec d'autres approches scientifiques ou philosophiques.

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RD : Plusieurs médiums professionnels m'ont prédit que je rencontrerai bientôt la femme de ma vie, que je surnomme temporairement Marion. Et contre cette espérance, tu m'as mis en garde de diverses façons. D'abord en affirmant avec force que, vu les cas spontanés incontestables, les prémonitions heureuses n’existent pas (les prémonitions ne servent littéralement, dis-tu, qu’à "prévenir"). D'autre part, tu soulèves la question de savoir si ces prémonitions sont vraies au sens parapsychologique ou illusoires.

Au départ, consciemment, j'étais convaincu qu'il s'agissait de prémonitions. Mais tu m'as rétorqué que des psychosociologues matérialistes estimeraient que je veux simplement produire inconsciemment l’événement réel correspondant et que tout cela rentrerait selon eux dans le schéma causal habituel. Veux-tu bien d'abord rappeler ce que les parapsychologues appellent "prémonition vraie" ou, plus exactement, précognition ?

FF : C'est la représentation d’un événement futur que le sujet ne pouvait rationnellement prévoir et n'a pu provoquer, normalement (avec son corps, par un ordre, etc.) ou paranormalement (par action magique ou "PK").

RD : Tu m'as cité un cas que je trouve très évocateur. Un journaliste new-yorkais, en 1884, était menacé de se faire virer de son journal pour alcoolisme. En état d’ivresse, il fit un rêve qu’il pensa "réel", tant les images dont il se souvenait étaient nettes. Il avait vu un volcan entrer en éruption sur l’île Krakatoa et causer des dégâts considérables. Il rédigea immédiatement un papier circonstancié qu’il donna à sa direction, laquelle n’en crut pas un mot puisqu’il était incapable de donner ses sources. On décida de le virer définitivement. Mais il devint néanmoins célèbre car effectivement, quelques heures plus tard, le volcan entra en éruption et fit 40.000 morts. Apparemment, il s'agit d'une vraie précognition ; mais tu déclares que les choses sont loin d'être aussi simples.

FF : Oui. Evacuée dès l’annonce de la prémonition, l’île n’aurait pas connu autant de morts. Dans certains cas, on peut même empêcher la cause de l'accident. Ce qui n'est pas le cas ici : empêcher une éruption volcanique reste hors de nos moyens techniques actuels. De même qu'en provoquer une artificiellement. Il n'empêche que l'accident humain prédit, lui, est toujours évitable. D'où un paradoxe inhérent à toute prémonition.

Par ailleurs, il est bien exclu ici que le journaliste ait provoqué par PK cette éruption. Pour des raisons non strictement physiques mais parapsychologiques : d'abord parce que tous les insulaires faisaient évidemment du PK inverse (et aucun mage dans l’histoire n’a réussi de PK contre l’avis d’une population) et ensuite, plus profondément, parce que la Terre est elle-même un organisme vivant. Mais nous reparlerons plus tard de cet aspect animiste, plus délicat à exposer.

Enfin, certains cas spontanés permettent de démontrer que les précognitions ne portent pas sur un événement physique mais sur le récit qu’on en pourrait faire : le journaliste ne voit pas l’éruption à l’avance mais interprète seulement la future manchette de son propre journal. Et, moralement, il est clair que le journaliste "participe" à cette éruption : s'il n’en est pas la cause physique directe, il en est certainement un soutien moral. Comme tous les journalistes qui vivent du sensationnel. Dit en termes parapsychologiques, le journaliste agence sémantiquement l'explosion volcanique, il effectue sur lui un PK moral. Et pour ce journaliste en situation précaire, le résultat global de cette aventure est un sursis à son licenciement. Malgré les apparences, la précognition est bien ici – comme toujours – personnelle et préventive : elle concerne le destin du jounaliste et pas du tout celui des insulaires.

On ne peut donc pas rigoureusement dissocier précognition vraie (par clairvoyance d'un événement physique brut), pseudo-précognition (dite aussi auto-réalisatrice : le sujet réalise inconsciemment par ses actes un événement physique ou symbolique, et ses suites) et PK à effet préventif. Le problème est le même avec tes voyances.

RD : C'est bien ce que j'avais compris. Je me suis donc posé la question de savoir dans quelle mesure je déterminais moi-même l'apparition de cette femme, Marion. Mais tu as soulevé à ce propos des difficultés qui dépassent le cadre même de la science…

FF : Oui, et d'abord pour des raisons très générales. Nous distinguons radicalement la réalité présente de l’imaginaire. En imagination pourtant, tous les mondes sont possibles, y compris bien sûr celui qui existe actuellement. Et quant au monde à venir, est-il vraiment pertinent de vouloir distinguer entre prémonition et prévention ? Le monde à venir étant à la fois réel et imaginaire, il s'agit au fond de savoir comment s’articule dans l’Histoire causalité (aveugle) et finalité (personnelle). La question est d'autant plus difficile à résoudre que les finalités du sujet directement concerné et du chercheur sont le plus souvent incompatibles.

RD : Au lieu donc d’osciller entre deux interprétations contradictoires, tu proposes une troisième interprétation qui affirme que les deux précédentes sont complémentaires. Tu entends ainsi te dégager de la logique classique occidentale selon laquelle une affirmation ne peut être que vraie ou fausse. Une approche très originale, au moins pour l’Occidental que je suis. Le problème n’est plus alors de trouver une interprétation bien carrée, mais de comprendre comment on vit la situation et comment elle s’inscrit dans une trajectoire personnelle.

FF : C'est bien le véritable enjeu.

RD : Puisque le futur n’est pas encore vécu, j'admets qu’en agissant chaque jour sur son imaginaire on puisse en partie fabriquer ce futur, à la fois dans son sens et dans sa forme (par des actions). Par contre, il me semble impossible d’admettre une modification du passé matériel. Or, dans ton modèle, tu contestes ce postulat et tu énonces à ce propos deux principes que j'ai mal saisis et dont je voudrais discuter :

1) la subjectivité est caractérisée par une inversion temporelle, c’est-à-dire que cela va du futur vers le passé. Je te cite : "Une fin ultérieure détermine des moyens antérieurs" ;

2) l’imaginaire ne fonctionne pas avec un temps, mais avec un espace irréversible. Je te cite encore : "Dans le cerveau, l’action intentionnelle peut être globale et instantanée. Elle a de plus un sens, elle est donc orientée. […] Un récit, ce n’est pas un vécu réel mais un objet symbolique polarisé dans l’espace : ainsi du rêve et de ses produits – tableau, roman, partition, etc."

Avant d'approfondir mon problème personnel, tu m'avais conseillé de prendre connaissance de ton modèle dit du "circuit psi". Ce que j'ai fait. Ma première impression a été qu'il s'agit, sans vouloir t'offenser, d'un diagramme magique plutôt que logique…

FF [souriant] : On peut certainement dire ça de lui. Je revendique même cet aspect. Mais il faut le comprendre et le vouloir pour qu'il opère : c'est une formule purement exotérique !

RD : Ce schéma, disons mystique, présente une sorte d'armature spatio-temporelle. Il est difficile à comprendre pour quelqu'un sans formation scientifique et philosophique poussées.

FF : Sans doute, d'autant qu'il va à l'encontre de toutes les conceptions occidentales dans ces deux domaines et pose le magique comme le processus même de formation du Moi à partir de l'affectivité. C'est une banalité si l'on ne considère le magique que dans son aspect symbolique ; ça devient très subversif si on l'envisage aussi dans ses aspects physiques et moraux (dans sa "paranormalité"). Après avoir longtemps étudié les phénomènes psi, spontanés ou expérimentaux, la question théorique que je me suis progressivement posée fut la suivante : comment représenter le Monde (la totalité) en termes d’espace-temps ? En gros, la science se limite à la description de la réalité observable, qu’elle caractérise par une irréversibilité temporelle et un déterminisme causal. Je me suis donc contenté de définir la réalité subjective par son inversion temporelle (déterminisme "final") et l’imaginaire par son irréversibilité spatiale (déterminisme "virtuel" ou "potentiel").

RD : Pour moi, ça reste du chinois… Proposerais-tu une équation ultime qui expliquerait tout y compris mes errances médiumniques ?

FF [riant] : Les mathématiques en sont assez simples pour qu'un enfant les comprenne. Il s'agit seulement d'un graphe, d'une représentation qualitative. Quant à expliquer tes errances, c'est toi qui jugeras.

RD : D'après ce que j'ai compris, le référent global – et c'est un aspect capital de ton modèle – est un Moi quelconque. Le circuit psi peut représenter la destinée à diverses échelles, celle de l'individu ou de la société, mais aussi le cycle nycthéméral ou n'importe quel cycle biologique.

FF : Exactement. Et l'on peut se représenter ce circuit comme le mouvement d’une roue de foire à cabine unique. Lorsque la cabine est en haut, elle peut rester immobile un instant (c'est le Moi réel, la conscience). Mais en bas, elle ne fait que passer à toute vitesse (c'est le Moi imaginaire, la volonté).

RD : Une foire… Mais tu t'opposes à ce personnage de Shakespeare qui voyait la vie comme un récit ne signifiant rien, plein de bruit et de fureur ! Commençons par le quadrant I, le seul que j'ai bien saisi. Quelle est alors la situation du Moi ?

FF : Considérons le cas simple du cycle nycthéméral, de l'alternance du jour et de la nuit. Le Moi est en état de veille et observe Autrui : c'est la perception visuelle dans le présent. Le Moi réel, c’est alors mon corps immobile. Pour cette réalité objective, le temps semble s’écouler malgré moi du passé vers le présent. Je sais que le soleil que je vois ici et maintenant correspond à une réalité lointaine et passée de quelques minutes (c'est-à-dire accomplie).

RD : OK. Passons au quadrant II.

FF : Le Moi réel se trouve alors en face d’un monde qu'il ne voit plus mais qu'il peut agencer, celui des concepts, engendrant ainsi un Soi (temporaire ou durable).

RD [dubitatif] : Le monde des idées ?

FF : Oui… Les idées peuvent exister avant nous, mais pas au sens intemporel de Platon ni au sens courant. Quand bien même une idée me vient d’ailleurs, il faut que j’y adhère en homme libre, que je la recrée pour qu’elle devienne mienne. La question n’est donc pas de savoir si cette idée avait été ou non émise formellement avant moi, mais de décrire sa genèse sémantique en moi. Le Moi réel n’est plus ici dans le domaine des formes percues, mais des formes à concevoir. Qu’est-ce à dire sinon qu’il injecte un sens hypothétique dans le passé pour rendre intelligibles les formes perçues ? Cette activité mentale pure (finaliste), c’est le domaine de la réalité subjective. Concevoir, c’est fabriquer un passé qui n’a jamais existé. Et pour le fabriquer, il faut soi-même produire une action mentale à rebours.

En résumé, je perçois du passé accompli quand je suis tourné vers la réalité objective (quadrant I) et, tourné vers la réalité subjective (quadrant II), j’accomplis un nouveau passé.

RD : Lequel ? C’est trop abstrait pour moi, j’ai besoin d’un exemple.

FF : Peu importe. Un agencement quelconque d'idées, un scénario de fiction dont les matériaux (les formes objectives) sont déjà connus, à disposition.

RD : Par exemple draguer ta copine X, dont j’ai fait la connaissance ce soir et malgré le fait que je ne sois attiré que par les blondes ?

FF [rigolant] : Va pour la drague : X n’est pas encore "objectivement" concernée… [X acquiesce en souriant.] Pour réussir un tel projet, il faut d'abord que le Moi réel produise consciemment un travail mental qui le modifie de l’intérieur, qui modifie au moins temporairement son Soi, son Inconscient. C’est-à-dire que ce Moi va changer en partie sa conception du monde, va produire un nouveau Soi.

RD : Pas de beaucoup !

FF : L’avenir seul pourra le dire. Pour l’instant, tu changes ton passé. En fonction de tes observations empiriques (en l’occurrence, la beauté de X) et du projet que tu y associes, tu modifies consciemment le contenu de ta mémoire, c’est-à-dire le passé, puisque tu supposes soudain avoir l'envie et les moyens d’atteindre ton but, et qu'à ce moment précis rien d'autre n'existe pour toi.

RD : Mais ce passé est uniquement subjectif…

FF : Pour l’instant, oui. On est dans le domaine de la pensée (naturellement libre), dans le domaine de la finalité (temps inversé, avec vitesses "négatives"), dans le domaine des intentions (et non des informations) : une fin ultérieure détermine des moyens antérieurs. Quand une patiente déclare à son thérapeute qu’elle a été violée par son père et qu’elle n’arrive pas à sortir de son traumatisme, on est dans le registre de la causalité pathologique, du fantasme comme effet, de l'aliénation. Guérir, c’est nier cette causalité, bâtir librement un Soi, une personnalité opposée à la précédente. Le viol alors n’est plus une réalité causale. Ni même un souvenir impersonnel. Il est devenu le fantasme d’un autre.

Dans la disposition mentale que tu as choisie, tu es attiré tout à coup par X qui est brune et très jolie [X fait une affreuse grimace] alors que jusqu’à maintenant tu n’étais attiré que par les blondes. Tu as donc changé, au moins pour l’instant, de conception du monde, de philosophie, de mythe, d’idéal féminin – quoi qu’il puisse se passer objectivement entre X et toi.

X [s'adressant à FF] : Et si je fais du petit bois avec son cœur, il reviendra aux blondes ? [Rire général.]

FF : Reprenons. Dans ce quadrant II, le Moi réel fait de la logique inductive : il s’invente un nouveau Soi. En général, à ce stade, il organise – temporairement ou durablement – un monde intérieur original. Il n’est plus tout à fait dans l'état de veille défini par les psychophysiologistes puisqu’il se replie sur lui-même. Typiquement, il va s’endormir. Au-delà du Soi, nous quittons la réalité, nous quittons un monde d’états changeants (objets et/ou concepts, centré sur un Moi réel) – où le temps était irréversible, du passé vers le présent (quadrant I) puis du présent vers le passé (quadrant II) – et nous entrons dans l’imaginaire, typiquement dans un sommeil peuplé de rêves.

Dans la réalité objective (c'est-à-dire le monde physique ordinaire), le principe de causalité est lié au fait que la vitesse de la lumière est finie et constante. Si cette vitesse était infinie, il y aurait des effets instantanés et l’on ne saurait plus qui déclanche quoi. De plus, cette vitesse s’avère constante quel que soit le mouvement relatif de la source lumineuse et de l'observateur, ce qui fait que le principe de causalité est toujours valide, que la réalité visualisable (Autrui) est matériellement intelligible par le Moi. En pratique – et nous allons y venir –, c'est parce que cette réalité est majoritairement prévisible que nous pouvons y survivre (prévenir les accidents) et même évoluer.

Mais encore fallait-il concevoir ce principe de causalité et des modèles adaptés à chaque domaine d'observation. Chaque modèle, chaque réalité subjective doit avoir une structure stable et une règle de déduction. Dans l'observation, l'horizon lumineux était un donné invariant ; dans la conception, il devient une construction invariante. Chaque modèle permet au Moi réel de projeter dans le passé des moyens conformes à sa fin (rendre intelligible l’observation pour le physicien, survivre pour tout le monde, séduire X pour ton personnage).

RD : Admettons. Que se passe-t-il ensuite dans un monde qui n’est plus réel mais imaginaire ? 

FF : Le Moi endormi (détaché du réel) imagine : il essaie de se représenter un Soi, constitué de veille. Dans ce quadrant III, la vitesse – toujours négative – devient de plus en plus grande. Arrive un point critique où la vitesse est infinie. C'est là que règne le Moi imaginaire.

Qu'implique pour ce Moi une vitesse infinie ? Qu'il semble y avoir une communication instantanée – tu as vu ça en physique avec les "particules corrélées" du paradoxe EPR, quelle que soit leur distance. C’est ce qui se passe en rêve. Mais, stricto sensu, le Moi ne communique plus : il fait communier des idées entre elles et communie également avec elles.

A vitesse infinie, il n’y a plus d’états mais des tendances : les choses sont partout en mouvement. Etant de plus le tout de ce monde, le Moi est partout à la fois. Il est devenu pure Volonté, le dieu créateur (virtuel, pas réel) de ce monde : toutes les pulsions que projette le Soi, il les interprète formellement, les convertit en images. Il symbolise l’Idéal, l'Archétype en un rêve particulier. Il en fait un conte.

RD : Dans ton schéma, tu parles de désir.

FF : Oui. Pour tous les philosophes de l'imaginaire – je n'y mets pas Freud, bien sûr, ni Marx, qui sont des fondateurs de religion –, le désir est la représentation d'une pulsion. Dans ce quadrant III, le Moi transforme des idées, des conceptions qu’il avait émises de veille, en figures (désirs ou craintes). Pour en revenir à ton personnage, il imagine maintenant comment il pourrait s’y prendre concrètement pour séduire X. Il met en scène un (ou plusieurs) scénario, ce qui en pratique se produit instantanément et continûment. Toute pulsion en rêve est immédiatement matérialisée. Il y a toujours des événements mentaux symboliques. Et si une fixation se produit ou que l’écran disparaît, c’est que nous nous réveillons, que nous passons dans le quadrant IV.

RD : Que se passe-t-il alors ?

FF : Avant d’en parler, je veux faire deux remarques, sans les développer (ça nous mènerait trop loin). J'ai dit qu’un rêve, c’est la représentation de pulsions, c'est-à-dire de choses qui seraient toujours en mouvement pour un Moi réel quelconque et causalement absurdes, s’il pouvait les voir. Mais, justement, on ne peut pas voir un mouvement d’idées ; on peut seulement le penser, l’être. Par conceptualisation ou symbolisation. L’imagination symbolise. Elle se projette des hologrammes temporels ; elle se peint une histoire, sans pinceaux, sans mains, sans toile. Elle joue à Dieu.

Seconde remarque, proprement méta-physique, en rapport avec la notion d’horizon indiqué au milieu du diagramme : la lumière, physique ou mentale, n’est pas plus un état qu’une tendance ; elle n’est pas une chose, elle est ce par quoi les choses accèdent à l’existence (réelle ou virtuelle). Si l’on pouvait se déplacer à la vitesse de la lumière – ce que le Moi ne peut pas faire parce qu’il a, par définition, une certaine masse –, il n’y aurait plus de Lumière, il n’y aurait qu’un Soi se confondant avec Autrui, de l’affectivité pure (de "l’inconscient" à la fois mental et physique, qui serait aussi de "l'impuissance"). Autrement dit qu'un chaos primordial (que je définis dans mon article Animisme et Espace-Temps comme un "vide photonique"). Le Moi global accède à l’existence en prenant ses distances, réelles et imaginaires, par rapport à l’émotionnel. Et c’est pourquoi il est à la fois créateur et créature du Monde.

RD : C'est l'aspect complémentariste de ton modèle. Bien. Passons au quadrant IV.

FF : Objectiver un rêve, un désir, c’est devenir soi-même impulsion, Cause première, et l'extérioriser. C’est ce que le Moi imaginaire fait, une fois réveillé, quand il agit librement. Mais si je peux engendrer une cause, personne ne peut l’observer directement. On n’observe jamais que ses effets (des états), à commencer par un mouvement corporel, et du seul point de vue d’un Moi réel (quadrant I). Quand je bouge volontairement mon bras, un physiologiste peut constater une excitation dans l’aire motrice cérébrale ou un influx dans les nerfs, mais la cause elle-même reste pour lui insaississable. Parce qu’elle n’est pas réelle. Une cause est du domaine imaginaire.

Au moment même d’une action libre, différentes aires cérébrales sont excitées simultanément. Autrement dit, la vitesse de propagation de la cause est infinie. Il ne peut y avoir, comme le prétendent les matérialistes, une série de causes antérieures à un acte libre. Par définition. Un acte libre ne peut se traduire pour un observateur que par un effet cérébral global ex nihilo. On ne peut donc plus parler strictement d’effet, que la physique de l’observable définit comme local et précédé d’une cause elle-même locale, ad infinitum (jusqu’à un big bang, à une Cause première cosmique, hypothétique et indéterminable).

RD : Tu dis qu’une cause n’est pas visible, d’accord. Mais, dans ton schéma, tu la situes dans le domaine objectif !

FF : Oui, mais dans la partie non observable. Le physiologiste américain Libet a réalisé une expérience, devenue célèbre. On enregistre les influx cérébraux avant, pendant et après une action (par exemple lever le bras) dont le moment est laissé libre au sujet. Or on constate que l’influx correspondant (simultané) dans l’aire cérébrale motrice est toujours précédé par un autre influx cérébral : tout acte libre produit un effet observable dans le passé.

RD : Ah… ! Mais alors, le rétro-PK peut être "courant" ?!?

FF : Exactement. Bravo pour cette déduction ! Même les parapsychologues institutionnels ne sont pas encore parvenus à cette évidence. Parce que, comme leurs collègues de sciences humaines, ils ne veulent pas admettre que le psi, la créativité et le libre arbitre relèvent d’une seule et même problématique. Toute action libre engendre un rétro-PK : on peut y voir une généralisation métaphysique du principe newtonien d'égalité de l'action et de la réaction.

RD : Mais pourquoi ce résultat stupéfiant n'a-t-il pas été diffusé dans la grande presse ?

FF : Il a été discuté dans la grande presse scientifique (c’était en 1985), mais l'édulcoration a été complète. Tous les chercheurs (le débat s’est prolongé sur plusieurs numéros de la revue Nature) ont été horrifiés par ce viol reproductible de la causalité et ont tout fait pour le nier. Principalement en déclarant que la décision d’agir était en fait prise inconsciemment avant. On retombe alors dans le schéma causal classique. Mais si les chercheurs eux-mêmes ne sont pas libres, alors leurs raisonnements ne valent rien. C’est là l’évidence. Et comme le bon sens philosophique est une denrée rare dans le milieu scientifique, que la causalité est devenue une religion pour tout Occidental respectable et que les journalistes traitant du paranormal valent intellectuellement moins que rien…

RD : Je devine la suite. Renouons le fil de notre conversation. Je ne saisis pas encore bien cette notion d’irréversibilité de l’espace propre à l'imaginaire. Pourrais-tu me donner des exemples simples ?

FF : Quand la vitesse est infinie, il n’y a plus de durée entre la cause et l’effet. On conaît ainsi divers témoignages de rêves instantanés où le sujet se représente pourtant en détail une vie entière. Autre exemple, tout à fait ordinaire : avec les moyens modernes d'imagerie cérébrale, on peut repérer sur les clichés (sur les "instantanés") des activités mentales types.

Si, dans l'expérience de Libet, le chercheur ne considère l’enregistrement cérébral qu’à l’instant même du passage à l’acte, il ne peut autrement caractériser cet instantané que par sa polarisation motrice : son sens, c’est son orientation spatiale symbolique. Mais en fait, quand j’agis librement, je polarise instantanément l’ensemble de mon cerveau sur une certaine épaisseur temporelle (la fin et les moyens), ce qui engendre pour un tiers observateur à la fois des effets postérieurs (la fin "normale" : mon bras se lève) et des effets antérieurs (les moyens "paranormaux" : effets rétro-PK de Libet, qui correspondent subjectivement à de nouveaux souvenirs).

RD : Tu n’avais pas encore parlé d’épaisseur temporelle… Diable !

FF : Du point de vue d’un Moi réel, une fin subjective actuelle (quadrant II) symbolise un résultat objectif ultérieur (effet du quadrant I). Mais pour un psychologue des conduites, pour un véritable "éthologue" (c'est-à-dire pour un moraliste scientifique, aux antipodes stricts du comportementaliste), il est parfaitement clair, s'il se contente d'observer puis d'en faire le bilan, que c'est ce résultat ultérieur qui aura déterminé antérieurement les moyens nécessaires à sa réalisation.

Dans l’imaginaire par contre, l’appréhension du temps est globale, à la fois future et passée. Ou encore : le Moi imaginaire occupe un certain volume temporel (le monde fictif qu'il anime), alors que le Moi réel occupe un certain volume spatial (objectivement, son corps). Le déterminisme de l’imaginaire n’est pas temporel, mais spatial : on y fabrique de la fiction en orientant l’espace intérieur (c’est l’imagination) ou l'extérieur (c’est l’action). Un récit complet – comme une partition, un manuscrit de roman ou un tableau –, c’est d'abord une étendue "sensée", une essence ; pas encore une durée orientée, pas encore une existence.

RD : Quelques lueurs commencent à percer mon cerveau embrumé. Mais peut-être n'est-ce qu'un orage… [Rires.] Des idées intemporelles : serions-nous cette fois vraiment chez Platon ?

FF : Avec ce modèle libertaire, il n'y a aucune chance d'y parvenir. L'éternité, la transcendance mentale en sont exclues. Tout archétype y est contingent, ambivalent. Et les philosophes qui fréquentent de tels lieux sont rares : Diogène, Bachelard, Lao-tseu…

Dans la réalité, tu peux aller et venir dans l’espace, mais le temps est irréversible ; et c’est cette irréversibilité qui donne un sens à la réalité. En imagination par contre, tu peux circuler dans le temps, associer même passé et futur ; le sens ne peut donc venir que de l’espace. Tu dois fabriquer un parcours symbolique. De même pour l’action : son obligation absolue, et la seule, c’est d’être un mouvement centrifuge, de polariser l’espace objectif pour qu’il se produise certaines choses et pas d’autres. Les instantanés photographiques de Cartier-Bresson, ce sont bien des récits (et quels récits !). Ces espaces ont un sens parce qu’ils ont des lignes de force symboliques. Et un tableau peut se réduire à quelques lignes chez les meilleurs peintres abstraits, comme Soulages. Agir, c’est toujours tenter de matérialiser un rêve ; c’est un mouvement "informant" et qui peut être instantané (au niveau du cerveau). Je me souviens d'un concert du guitariste argentin Atahualpa Yupanqui. Il improvisait. D'abord parfaitement immobile. Soudain, une émotion mystique se peignait sur son visage impassible d'indien. Et presque aussitôt, ses doigts la traduisaient en un accord, qu'il convertissait ensuite en mélodie. C'était prodigieux de lisibilité.

Mais revenons au propre point de vue du Moi imaginaire. Dans l’imagination, mon espace privé est contraint par un scénario que le Soi (le producteur, au sens économique) a dynamisé ; dans l’action libre, c’est moi qui soumet l’espace commun (c'est-à-dire Autrui) à mon désir. Grâce à un ensemble de moyens objectifs – simultanés ou pas, antérieurs ou postérieurs –, c’est-à-dire à un ensemble de causes, j’espère obtenir par convergence un effet unique, la fin recherchée.

L’imaginaire, ce n’est pas un état changeant irréversiblement dans le temps (comme l’est la réalité), mais une essence, une potentialité, une tendance changeant irréversiblement dans l’espace. Conséquence générale, "ontologique" : à un Moi réel peut correspondre une infinité de Moi imaginaires (exemple type : le comédien) ; et vice-versa (exemple : le héros légendaire).

RD : Je me suis frotté aux théories de Dutheil durant mon parcours. Et il me semble qu'il dit quelque chose d'assez proche de toi, à propos du monde "tachyonique". Il estime que dans cet univers symétrique au nôtre, prévu par la physique, on pourrait se déplacer dans le passé ou le futur et avoir accès à toutes les informations possibles.

FF : Bien avant qu’il publie L’Homme superlumineux puis La Médecine superlumineuse, je connaissais ses articles de physicien et estimais le chercheur pour son travail persévérant sur les tachyons, ces pa rticules plus rapides que la lumière, qui restent hypothétiques mais sont prévues par la Relativité restreinte. Celle-ci n’est pas tant une théorie particulière qu’un cadre spatio-temporel déterministe adéquat à une appréhension complète du monde, cadre obligé pour tout physicien se mêlant d'ontologie. C’est pourquoi je l'utilise pour mon modèle. L’espace-temps superlumineux ou "tachyonique" de Dutheil correspond effectivement à ce que j’appelle le monde imaginaire. Mes affinités avec Dutheil s’arrêtent cependant là. Il ne connaît rien en sciences sociales, en psychiatrie, en philo et en parapsycho, d’où des spéculations extrêmement confuses sur ces sujets, et foncièrement erronnées. Croire par exemple que les souvenirs sont définitivement fixés, plus généralement que le monde est écrit de toute éternité est en totale contradiction avec l’imagination, la liberté individuelle, la complexification historique et l’existence de prémonitions empêchant des accidents. Les théories méta-physiques développées dans ces deux livres, c’est pour parler franc de la connerie intégrale.

RD : La douche froide ! Bon, tentons une autre percée, cette fois toute personnelle. Tu qualifies ta théorie de "complémentariste" parce que tu fais à la fois appel à des notions d'éthique et à des notions de physique. J'en reviens à Marion, cette femme annoncée par diverses voyances : est-ce que je fabrique seulement le parcours pour parvenir à elle ou est-ce que je la construis entièrement ?

FF : Si tu la rencontres, tu ne l’auras évidemment pas construite matériellement. Mais sémantiquement et symboliquement, oui.

RD : Ma conviction précognitive est donc vraie en partie ?

FF : Mais, dans la vie la plus quotidienne, nous opérons tous de cette manière ! Un projet quelconque repose toujours sur un ensemble de telles convictions. Le monde sera demain tel qu'aujourd'hui ; le soleil se lèvera de nouveau ; nos facultés, notre personnalité, nos désirs seront les mêmes, etc.

RD : Ta remarque est trop générale. Je veux un réponse précise, personnalisée.

FF : Si tu déclares maintenant, en toute gratuité, que tu seras demain à quinze heures à l’Opéra, personne n'aura pu prédire cette déclaration à l’avance, y compris Dieu ; et personne ne peut savoir avec certitude, même toi, si cette prédiction se réalisera. Si tu es demain à l’Opéra à quinze heures, le scientifique honnête (je veux dire capable de raisonner moralement) ne peut que conclure à un processus intentionnel et, pour lui, prémonitoire. Car, d’abord, il ne peut pas objectivement distinguer entre précognition vraie (passive) et fausse (active) : il n’est et ne sera jamais dans ta tête. Ensuite, si c’est toi seul qui provoque librement l’événement, il ne pourra de toute façon jamais démontrer l’existence de causes t’ayant contraint à cette décision puisque ces causes n’ont jamais existé.

Quand un scientifique déclare que telle précognition est fausse parce que le sujet l’a réalisée inconsciemment, il se paie de mots. Car il ne donne aucune définition spatio-temporelle vérifiable et cohérente de l’inconscient, du libre arbitre, de l’imagination, de la mémoire, de la créativité, de l’action, de l'altérité, etc., etc. Et, la plupart du temps, il nie a priori la possibilité même d’une précognition vraie.

La liberté est toujours anticausale. Un individu qui croit faire une prémonition d'accident personnel n'a aucun moyen immédiat de savoir si sa prémonition est fondée ou non. Et puisqu'il y croit, il fera en plus tout pour éviter l'accident. Quant au parapsychologue, il ne peut dissocier dans son jugement sa conviction que l'Homme est libre et que le processus est objectivement déterminé. Enfin il n'y a moralement aucune différence entre action volontaire et prémonition. Physiquement, je peux être la cause de l'accident ou pas (exemple du Krakatoa) ; mais moralement, la finalité d'une action volontaire et d'une prémonition est la même : je cherche à obtenir un bien en prévenant un mal.

En ce qui concerne Marion, on ne devrait pas a priori parler de prémonition puisqu'il s'agit dans ton esprit et celui des médiums d'un événement heureux. Tu cherches à donner du sens à ton existence en te construisant un idéal féminin, ou plutôt en imaginant une rencontre amoureuse idéale. Plus tu fixeras ce rêve, plus il aura de chance de se réaliser. Mais cette rencontre sera-t-elle alors "vraie" (réciproque) ou délirante (érotomaniaque) ? L'amour de l'autre ne consiste pas à aimer soi dans l'autre, mais l'autre en soi. C'est la différence, l'inconnu qui est digne d'amour, pas le connu. L'avenir, pas le passé. Et la question donc que tu dois te poser est la suivante : qu'est-ce que je cherche à prévenir avec toute cette histoire, quel est le conflit que je tente de résoudre ? […]

RD : Tu as fait souvent allusion au souvenir. Or il s’agit d’une représentation du passé. Pourtant, selon ton modèle, la subjectivité (quadrants II et III) se caractérise par une inversion temporelle, donc une représentation du futur…

FF : C'est toujours le même problème. Assez compliqué, parce que plusieurs points de vue sont à considérer. D'abord, et j'ai déjà évoqué cet aspect, la mémoire n'est pas un panier : elle est la faculté de réorganiser en permanence son propre passé (quadrant II). Un souvenir, c'est le résultat imaginaire d'une rétroaction (quadrant III) associé à un jugement réaliste.

Une représentation imaginaire quelconque (y compris un souvenir ou une anticipation) n'est pas en soi une représentation temporelle d'objets (ça, c'est une perception : quadrant I), mais une représentation spatiale de pulsions (quadrant III). Ce n'est pas plus la répétition que la prévision d'une perception ; c'est seulement un simulacre de perception. Rapporter éventuellement tel simulacre à une perception relève d'un jugement du Moi global, capacité qui est acquise tardivement. Si nous n'avons pas de souvenirs de notre petite enfance, c'est parce que nous n'avions pas encore cette faculté de distinguer le réel de l'imaginaire, de conceptualiser et de nous représenter le temps. C'est pourquoi d'ailleurs les prétendues régressions hypnotiques dans le ventre maternel avec souvenirs à la clé sont de la pure foutaise. Et ce n'est pas d'abord une intelligence venue de nulle part qui construit de toutes pièces un modèle du temps : c'est en construisant un tel modèle qu'on devient intelligent, qu'on acquiert un Moi. Ensuite seulement, ce Moi pourra parfois indexer chronologiquement certains simulacres. En général, un simulacre (une fiction) n'est pas indexable : il mélange passé et futur, c'est une perception qui aurait pu ou pourrait être.

Quant au déterminisme du processus, il faut sérier les problèmes. Le principe physique de causalité s'applique à une réalité observée dont on a exclu a priori toute intentionnalité. Faire du souvenir l'effet d'une cause physique est un raisonnement analogique sans aucune validité scientifique. La pensée n'existe que libre : le principe qu'on peut y appliquer ne peut être qu'anticausal et intentionnel. Reste ensuite à connecter ces deux déterminismes… Autrement dit : comment apporter la preuve d'une signification ? Si je veux démontrer à autrui qu'une certaine représentation que j'ai est un souvenir, je ne peux d'aucune manière faire resurgir l'événement matériel auquel il se rapporte, puisqu'il a par définition disparu. Je ne peux que faire des prédictions à valeur symbolique (vérifiables dans le quadrant I).

En sciences humaines, c’est par principe un tiers observateur (un étranger) qui opère. Considérons le cas relativement simple de représentations spontanées d'une réalité objective. Qu’il s’agisse de souvenir, de prévision ou d’ESP, l'observateur juge forcément après coup : il corrèle une représentation subjective verbalisée (le "donné") avec un fait objectif ultérieur, observé ou rapporté (la "preuve"). Dans le cas d’un souvenir, il s’agira d’une trace physique (une photo par exemple) ou du témoignage oral d’une autre personne. Pourtant, dans tous ces cas (y compris une clairvoyance apparemment instantanée), l’observateur qui tente de porter un jugement sur le déterminisme de cette coïncidence significative ne devrait conclure qu’à la prémonition puisqu'il s'explique directement la représentation initiale du sujet par une représentation ultérieure que lui, l'expérimentateur, se fait. L'hypothèse supplémentaire selon laquelle cette représentation ultérieure serait celle de l'événement physique ayant déterminé la représentation initiale n'est nulle part démontrée.

Le cas des représentations expérimentales (provoquées) est encore plus complexe. Je n'en discuterai pas et n'énoncerai que la conclusion générale de cette problématique. Pour de telles coïncidences, c'est leur validation en tant que signification qui détermine sémantiquement dans le passé l'interprétation de la représentation initiale. Dans cette perspective, toute activité pulsionnelle (imaginative ou musculaire) est une prémonition potentielle. Mais le raisonnement commun, de veille et réaliste, "cognitif", ne l'entend pas de cette oreille : il veut catégoriquement distinguer entre mémoire, faculté psi (illusoire ou réelle), anticipation rationnelle et imagination. Et il conclura : "C'était un souvenir, ou une apparente ESP, ou une déduction logique, ou une pure fiction." Distinctions certes commodes, mais sans aucune valeur métascientifique. Il s'agit seulement d'intuitions conformes au paradigme dominant. Je propose un nouveau paradigme, forcément contre-intuitif. Et dans ce cadre, les notions de souvenir comme "copie d'une perception" ou de percipience comme "perception extrasensorielle" sont de pures absurdités.

RD : Je ne comprends rien à ces raisonnements tarabiscotés. Tout le monde sait par expérience personnelle qu’un souvenir est l’effet d’une cause antérieure ! Tu conformes laborieusement le monde à ton modèle…

FF : Ne nous énervons pas : c'est le monde qui est compliqué. Tu confonds d'abord déterminisme et causalité. Ensuite, un souvenir – contrairement à l'analogie naïve du cerveau ordinateur – n’existe pas en tant que trace biochimique : c’est à chaque fois une recréation imaginaire (même si elle est rituellement automatisée). Tous les spécialistes, même matérialistes (Changeux par exemple), sont désormais d’accord sur ce point. Cette erreur écartée, j'en viens à la fin de mon raisonnement : mes remarques précédentes montrent qu’il n’y a pas, du point de vue d'un observateur, opposition entre normal et paranormal, que cette termino est donc scientifiquement désastreuse. Il faut seulement parler de processus anticausals plus ou moins fréquents, de la même façon qu’il y a des phénomènes causals plus ou moins fréquents. Le souvenir n’est qu’une prémonition banale ; et la remémoration, qu’un genre automatisé d'imagination raisonnée.

Autrement dit : tous les types d'ESP, comme n'importe quelle représentation imaginaire vérifiée, se ramènent à la prémonition et tous les types de PK, comme n'importe quel agencement conceptuel vérifié, se ramènent au rétro-PK. […]

RD : Passons à un aspect moins "technique" et plus philosophique : sur ton diagramme, il n’y a pas de commencement

FF : Ce modèle entend symboliser tous les points de vue d’une seule personne. La référence, c'est le fondement affectif. Tandis que l’Occidental et la science orthodoxe se réfèrent à une réalité collective de veille ("intersubjective" ou "objective") : dans un tel cadre, l’existence du Moi réel a une durée finie, avec un début et une fin. C’est peut-être vrai pour autrui mais certainement pas pour moi-même. Ordinairement, personne ne se souvient de sa naissance et personne ne se souviendra de sa mort.

Cela dit, la notion générale de déterminisme (sans lequel il n’y aurait pas d’intelligibilité) est la même pour tout le monde : un résultat, c’est une conséquence d’autre chose, quel que soit l’emplacement spatial ou temporel de cette autre chose. C’est cette notion que symbolise le circuit psi, lui-même irréversible, qu’on l'envisage sur une portion seulement (linéarité) ou globalement (circularité). Dans ce dernier cas, on a affaire à une signification complète, quelle que soit l’échelle considérée – du réflexe physiologique à l’ensemble de l’existence. Reprenons l’exemple moyen du cycle veille-sommeil : où commence-t-il ? Le choix est toujours arbitraire entre l’œuf et la poule. A l’échelle d'une existence, le circuit psi symbolise trois notions à la fois :

– le fait que la mort est l'accomplissement biophysique (dû à la programmation génétique) et physique (dû à l'entropie) de la naissance,

– l'obligation morale (sociale) et éthique (personnelle) d'en faire un accomplissement (de réaliser l'idéal),

– et la nécessité pour harmoniser le tout d'intégrer les aléas de l'existence (instances et circonstances).

Le scientifique orthodoxe, qui reste coincé dans le quadrant I, ne peut qu’observer une portion d’un processus significatif complet. Pour le reste, il spécule. Et il aboutit à des conclusions abérrantes : une signification est tantôt causale tantôt finale, tantôt immanente tantôt transcendante, tantôt mécanique tantôt aléatoire, tantôt consciente tantôt inconsciente, tantôt cognitive tantôt d'usage, tantôt intentionnelle tantôt syntaxique, etc. Et comme il refuse d'utiliser un paradigme adéquat au traitement de tels couples, il n'aboutit à rien. Et l'on peut dire méchamment que la métaphysique traditionnelle se délecte de ce salmigondis.

RD : Si moi je comprends bien, les phénomènes psi au sens très large que tu leur donnes (les significations) seraient produits par une interaction continuelle entre les quadrants du cercle, entre imaginaire et réel…

FF : Exactement. La pensée scientifique repose sur la primauté de la réalité, la logique du tiers exclu (lorsqu’une chose est vraie, son contraire est faux) et le déterminisme causal (la cause précède ses effets). On ne peut pas, avec de tels principes, rendre compte de la moindre signification, du moindre symbole ; autrement dit, le psi (normal ou paranormal), la vie, l'évolution, la créativité, la culture, le libre arbitre, la pensée ne peuvent pas exister.

RD : Mais en niant ces principes réalistes, c'est la raison même qui bascule ! On barbote alors dans les paradoxes

FF : C'est au scientifique complémentariste de les résoudre. Les Occidentaux croient en majorité que le passé est définitivement écrit et le futur pas encore. Les phénomènes psi prouvent d’abord le contraire : il y a des précognitions vraies et le passé matériel peut être modifié. Dans les cas de " poltergeist " (de hantise, de PK spontanés à répétition), on a souvent constaté que des objets – même enfermés à clé dans une armoire – disparaissaient et réapparaissaient instantanément ailleurs. On l’a même vérifié expérimentalement. Et les parapsychologues orthodoxes croient encore à une sorte de dématérialisation associée à une téléportation ultrarapide. Interprétation aussi vague que conformiste. La seule hypothèse sensée est que l’objet n’a plus été mis dans l’armoire. Voilà tout. La majorité des parapsychologues alors (tout comme leurs ennemis jurés, les rationalistes) se mettent bien sûr à hurler en invoquant une impossibilité logique. La leur, assurément. Mais la Nature, elle, s'en fiche. Les chiens aboient, la caravane passe…

Dans la prémonition vraie, le futur est déjà écrit. Mais, et c’est là où intervient la complémentarité, si je sais qu’un accident va se produire, je peux parfois l’empêcher. Le futur est écrit au moment de la prémonition, mais l’avenir reste toujours ouvert. Comme le passé.

Les paradoxes inhérents à tout voyage temporel ne peuvent être levés que si l’on admet, avec tous les philosophes du temps, que le réel est seulement actuel. Le voyage dans le temps est et sera toujours imaginaire, ce qui n'empêche aucunement des interactions avec la réalité, bien au contraire. (Les physiciens citent depuis longtemps un cas parfaitement vérifié, connu sous le nom de "paradoxe des jumeaux".) Ce type de raisonnement, dit en tiers inclus, s’oppose totalement à la logique courante et aux métaphysiques du même tonneau, comme le monisme et le dualisme.

RD : Contrairement à l’idée que je commençais à me forger après nos premières conversations, je m’aperçois soudain que consulter les voyants n’est pas si négatif puisque ça peut permettre d’éviter les ennuis...

FF : … ou de les accumuler. La morale consiste à se régir soi-même, pas à le demander au voisin. Et, je te l’ai dit, les vrais médiums – comme d’ailleurs les bons psychothérapeutes – ne courent pas les rues. Un voyant qui t’annonce directement un événement heureux, c’est sûrement un escroc ; de même que le psychothérapeute qui déclare maîtriser une technique éprouvée, ou le sociologue qui prétend détenir des solutions collectives à long terme… Les prétendues sciences humaines ont été incapables jusqu'à présent de surmonter le dilemme suivant : ou bien elles refusent d'être morales et elles ne sont alors plus humaines (par exemple la sociologie quantitative), ou bien elles le sont sans l'avouer et deviennent alors des religions scientistes.

RD : Alors que, toi, tu prétends non seulement proposer une science éthique mais aussi faire le lien avec la logique. Ton modèle affirme être une métaphysique scientifique…

FF : En Occcident, presque personne ne s’intéresse scientifiquement à l’imaginaire ou à la subjectivté en tant que tel. Les spiritualistes s’en remettent à Dieu et les matérialistes, tels les freudiens, sont convaincus que ces catégories sont réductibles au biologique, lequel relèverait lui-même du principe physique de causalité. Tous les scientifiques, ou presque, assimilent la réalité objective au Monde (alors qu’elle n’en est qu’une partie). Tous donnent la priorité à l’observation de veille, à la "conscience", et croient à un espace-temps linéaire. Or une métaphysique ne peut se fonder que sur la propre existence – à la fois physique, éthique et imaginaire – de celui qui philosophe. Et tout processus vivant fonctionne avec un espace-temps circulaire (autodéterminé en partie). Mon modèle n’est qu’une formalisation de ces évidences. Et son approche d'Autrui ou de Soi est alors forcément de type animiste.

RD : Ah, c'est vrai : tu es animiste…

FF : Et comment ! [Il brandit le poing d'un air exalté, comme s’il lançait un appel à la révolution.] L’univers observable manifeste une complexification locale à tous les échelons. Or le principe de causalité, c’est seulement la loi du plus fort, qui conduit à l’uniformisation, à la simplification maximale, à la mort. Il faut donc, pour expliquer l’Histoire, qu’un principe antagoniste agisse en permanence, principe moral, créatif, animateur qu’on peut appeler la règle du plus faible et qui consiste à faire croître les plus fragiles (externes ou internes), les plus improbables, à être solidaire de son milieu, à le rendre organique, viable, résistant, et donc localement de plus en plus complexe.

La conviction actuelle des Occidentaux – qu’ils soient matérialistes, spiritualistes, dualistes ou agnostiques –, c’est qu’il y a un mystère ontologique, inaccessible à toute science, même fondamentale. Faute de mieux, les gens se replieraient alors sur la technologie. Je suis, moi, certain du contraire. C’est parce que les Occidentaux ne veulent aucune contrainte morale qu’ils nient toute validité à un raisonnement de ce type et investissent toutes leurs énergies dans le veau d'or technologique. Seule est valide pour eux la loi du plus fort, c’est-à-dire la leur (par Dieu ou Matière interposée). La destinée se résume alors à écraser son voisin ou périr écrasé. Pour un complémentariste, il s’agit d’un même échec tragique, celui de la vie. Réussir sa destinée, c’est vouloir harmoniser le réel et l’imaginaire, l’objectif et le subjectif, tenter de rendre viable le monde. Ce qui est, toujours et partout, un problème d'abord personnel.

RD : Explique-moi alors qui produit, avant que toi-même n’apparaisses, le processus d’évolution ?

FF : Mais toujours des êtres vivants, mes semblables ! Non un Dieu, la Matière ou le Hasard. Il ne peut y avoir d'évolution cumulative (qu’on pense à une bactérie, à un atome, à une galaxie ou au cosmos lui-même) sans autodétermination, sans déterminisme circulaire. L’hypothèse d'un mystère ontologique, d'un Au-delà matériel ou spirituel – quelque formulation qu’on lui donne –, est incompatible avec le fait de la complexification historique. Puisque je ne peux raisonner qu'à partir de ma propre existence, l'animisme ne saurait être le fruit d'une analogie anthropomorphiste (ça, c'est la critique traditionnelle du transcendantalisme, qui nie ma liberté et donc mon existence) ; il est au contraire la base même d'une réflexion ou d'une action sensée sur autrui et sur soi.Il s'agit d'un raisonnement concret homologique. C'est l'attitude complémentariste par excellence : tout existant est fait de matière et d'esprit, dans une relation nécessairement organique de détermination réciproque. Et c'est ce problème seul qu'un théoricien du psi, qu'une science de la métaphysique se doit de résoudre.

RD : Question Au-delà, je me souviens pourtant t’avoir entendu un jour défendre le spiritisme…

FF : Peut-être, mais je n’ai certainement jamais dit que je croyais au spiritisme. J’ai dû dire que je croyais en la foi de certains spirites. Comme je crois en la foi de beaucoup de pratiquants religieux, même si leurs religions sont incompatibles entre elles ou parfaitement loufoques. Je me fiche des religions ; ce qui m’intéresse, c’est la foi. Et elle peut toujours transporter des montagnes. Il faudrait d'ailleurs plutôt dire : les montagnes peuvent toujours transporter celui qui les aime… 

RD : Tout le psi se résumerait à une affaire de foi ? Mais alors, on n'est pas loin du solipsisme ou de ces intellectuels sceptiques qui nient toute différenciation possible entre réel et imaginaire…

FF : Le complémentarisme est aussi loin de tels points de vue qu'il l'est du matérialisme. Aucun de nous n’est Dieu – qui d’ailleurs ne saurait exister comme pure entité créatrice puisqu’alors je ne serais plus libre et donc vivant. Par contre, chacun de nous est un dieu, créateur et créature. Je ne peux pas faire quelque chose dans la réalité actuelle si tout le monde actuellement est fermement contre. (C’est pourquoi chaque époque, chaque société a sa propre phénomémologie psi. Dans la nôtre, la créativité doit passer par la technique, réelle ou supposée. Nous volons plus facilement et plus longtemps que saint Joseph de Copertino. Nous perçons même la couche d’ozone et polluons toute la planète, ce qu’un sorcier n’a jamais réussi et ne réussira jamais.)

Mais ma latitude de liberté est entière pour le reste. Tout projet personnel est réalisable du moment que son actualisation se produit dans un no man’s land social. Je peux être fermement convaincu d’être mort et ressuscité plusieurs fois depuis ma naissance légale. Tout le monde s’en fout, sauf moi. Et pour avoir produit pas mal de phénomènes "paranormaux" très différents sans les avoir spécifiquement recherchés, je me suis parfaitement rendu compte a posteriori qu’ils n'étaient qu'une manière, temporaire ou définitive, de résoudre certains conflits personnels durables.

Quant à nier la différence entre réel et imaginaire, cette attitude "postmoderne" tristement répandue en sciences humaines, elle revient à noyer la science et la morale, le psi et la métaphysique dans le relativisme culturel. Plus intimement, plus profondément, cette attitude revient à nier son propre Moi, à s'affirmer psychotique. La distinction entre réel et imaginaire (ou objet et sujet) est au fondement de tout raisonnement métaphysique. Il faut nécessairement un couple de contraires pour signifier le chaos affectif primordial et du coup s'en extraire. Mais ces contraires ne sauraient exister l'un sans l'autre. Et il est clair que ce qui est subjectif pour moi ne l'est pas forcément pour autrui ou pour mes personnages oniriques (pour mes "complexes inconscients"). Il y a donc bien un relativisme métaphysique, mais il n'a rien à voir avec celui des post-modernes.

Tous les espérances psi ne sont pas réalisables. Quelle que soit sa culture, aucun sorcier n'a déplacé de montagne ou provoqué d'éruption volcanique, aucun prophète n'a prédit à plus de cinquante ans, aucun mage n'a produit d'homuncule (ou de Marion…), aucun créateur n'est sorti de sa condition humaine. Le propre du monde objectif, c'est de nous résister globalement. Sans quoi nous n'existerions pas.

RD : En somme, tu voudrais accomplir scientifiquement le programme entamé par la philosophie : traiter d'une part la logique et l'éthique comme des domaines complémentaires mais rendus artificiellement étanches, et de l'autre la métaphysique, qui serait leur dialectique.

FF : Absolument. Mais ce programme scientifique n'est, socialement, même pas entamé. La physique a jusqu'à présent rempli son contrat ; mais elle aborde depuis un siècle des domaines qui excèdent ses compétences explicatives. Les sciences humaines ont renoncé à être des éthiques, ce qui fait qu'il n'y a pas encore de morale proprement scientifique. Quant à la parapsy orthodoxe, elle étudie des phénomènes dont elle ne se rend même pas compte qu'ils relèvent directement de la métaphysique. En tant que théoricien du psi, j'ai donc cherché à formuler une éthique dans un langage compatible avec celui de la physique, afin de constituer une science métaphysique qui rende compte des significations en général.

Les phénomènes psi mettent en évidence des déterminismes de la signification dont la science ne tenait jusqu’à présent aucun compte, à commencer par ceux de la foi, de l’éthique et de la créativité. L’Occidental croit à la réalité autonome du passé : cette chose a existé puisque que nous en avons des traces. Mais si j’efface les traces ou refuse simplement d’en tenir compte ? C’est précisément ce que fait l’éthique qui nie toute réalité au passé et ne s’intéresse qu’aux réalités futures (à l'idéal) et à ses prémisses présentes. Si quelqu’un dit que c’est Dieu ou un décédé qui produit tel phénomène psi, il a parfaitement raison moralement : ce phénomène n’a en effet pas de déterminant passé mais futur. Et la réalisation d’un projet ne tient qu’à moi. Dieu existe (comme n’importe quel Esprit) dans la mesure exacte où je fais ce qu’il faut pour cela.

Alors que dans un raisonnement physique on exclut toute intentionnalité (principe aveugle de causalité s’appliquant seulement à des informations quantitatives), en morale il faut au contraire toujours se considérer comme entièrement responsable de ce qui nous arrive. Seule compte la qualité de l'intention. Mon problème moral dans l’existence n’est pas de punir celui qui m’a fait du mal ou pourrait m’en faire (ça, c’est le comportement magique propre à la société occidentale, qui maquille son totalitarisme avec de grands principes humanitaires : d’ingérence, de compétence universelle, de devoir de mémoire, etc.) ; il est de m’arranger pour que ça ne m’arrive plus, en partant du principe que c’était moi le coupable et que je ne dois plus l’être. On est toujours innocent de ce qui nous arrrive malgré nous, mais toujours responsable alors de ce qui pourrait nous arriver de semblable. Il nous arrive ce qui nous ressemble. Inutile de se mettre la tête dans le sable. Mais ce genre de raisonnement, aucun Occidental ne veut le faire : c’en serait fini de tous ses rêves impérialistes, de son anthropocentrisme, de son Moi narcissique, de sa psychose.

Une fois qu’on a clairement distingué les domaines de la nécessité physique et de la responsabilité, alors on peut espérer concilier les deux. La parapsychologie tente de formuler scientifiquement cette problématique, proprement métaphysique, à laquelle tout individu est confronté (quelle conduite adopter ?), toute société (quelle politique, quel droit appliquer ?) et même tout milieu (quel organisme construire ?).

RD : Tu critiques beaucoup la pensée occidentale. Mais que nous apporte la pensée orientale ?

FF : Un indispensable complément. Considérons par exemple la croyance à la métempsychose, tout à fait éclairante à ce propos. La plupart des Occidentaux ne croient pas à la réincarnation parce qu’ils se réfèrent à la réalité matérielle (à la causalité et sa logique) : la mort – physique – est inéluctable. Les Orientaux, qui se réfèrent majoritairement à l’imaginaire spirituel (à la finalité et son éthique), y croient nécessairement : tu devras te contraindre à réparer le mal que tu as fait consciemment. La naissance – morale – est impérative.

RD : Tu crois à la réincarnation ?

FF : Comme le disait Voltaire avec humour, il n’est pas plus étrange de naître deux fois qu’une ! Et cette croyance met bien en relief le versant éthique de toute signification, en particulier du psi. En tant que fait purement matériel, la réincarnation n’est pas prouvable par un "tiers" neutre (quelles que soient les arguments invoqués : ressemblance physique, prétendus souvenirs ou même génome identique). Elle est par contre une conséquence obligée du principe moral le plus élémentaire qui soit. Autrement dit, la réincarnation n’est pas situable dans la perspective physique d’une durée collective, "objective" (du temps entropique). C’est au contraire l’histoire collective qui prend sens, qui s’explique moralement dans la perspective de la réincarnation. Ou de la résurrection de la chair pour les Chrétiens : payer pour ses fautes passées ou travailler pour un bien collectif à venir, c’est la même chose pour un complémentariste. Si le monde se complexifie, s’il y a Evolution, ce n’est pas en vertu d’une mystérieuse loi transcendantale, c’est seulement l’effet matériel de la règle morale la plus simple : je dois donc je peux, même si c’est physiquement impossible.

En pratique, cela veut dire qu’il ne s’agit pas de savoir si la réincarnation se produit ou non après la mort : elle doit se produire durant ma vie. Choisir un idéal et s’y tenir, c’est de la réincarnation permanente.. Je parlais tout à l’heure du héros en tant que Moi imaginaire susceptible de s’incarner dans de multiples Moi réels. Un idéal est une fin dernière et ne peut que tendre à sa réalisation. Il n’a pas d’existence physique en soi, il ne naît ni ne meurt dans le temps. Il est ou il n'est pas.

L’objectif de la parapsy, c’est de concilier deux points de vue linéaires inconciliables, celui de l’Occident (sciences causales) et celui de l’Orient (mystiques finales), de rendre ainsi compte de l’Histoire, qui est à la fois une réalité symbolisée et un imaginaire matérialisé. Et l'on ne saurait résoudre ce paradoxe qu'en admettant un déterminisme cyclique où devront s’articuler causalité et finalité et tel que le chaos affectif primordial puisse se transformer en une double spirale harmonique. L’histoire, c’est une signification. D’abord personnelle. La parapsy est une métascience parce que son domaine relève d’une évidence intime, ontologique : le réel n’est pas dissociable de l’imaginaire, ni l’objet du sujet. Ils s'engendrent l’un l’autre, atteignent une différenciation maximale puis retournent progressivement vers l'indifférenciation.

RD : Tu penses, comme le physicien Bernard d’Espagnat, qu’il n’y a pas de réalité en soi, indépendante de l’observateur ?

FF : On peut toujours choisir un niveau limité d’observation où il semble y avoir indépendance (par exemple la mécanique newtonienne). Mais, quand on atteint les frontières de cette physique (le quantique et le cosmique), on aborde à la métaphysique et l’on est bien alors obligé de tenir compte de l’intentionnalité, de la finalité (si on en a une, pourquoi pas les autres ?). Pour d’Espagnat, cette dépendance de la réalité reste une énigme, car il distingue absolument vie (ou pensée) et matière inerte. Qui regarde avant l'apparition de la vie, qui réduit la fonction d'onde ? Mais si l’on tient compte de l’évolution de l’univers (ce que d'Espagnat ne fait pas), on ne peut plus faire cette distinction : le "voile de la réalité" disparaît. Et la vérité toute nue, n’est-ce pas…