so-CORRESPONDANCE PUBLIQUE AVEC

PIERRE JANIN

 

 

PJ à François FAVRE, le 4.9.99

 

 

François !

(1) Je reçois aujourd'hui une lettre de Chauvin qui me parle de "Favre" avec qui il a eu "une correspondance cordiale... enfin à peu près", mais dont il n'arrive vraiment pas à comprendre "ce qu'il dit ni ce qu'il veut". Et il me demande de le lui expliquer. C'est donc l'occasion pour moi d'ouvrir un "chantier" François-parapsy-Chauvin, en tentant d'abord de répondre à l'esprit de ton courrier de juillet 99, que j'avais bien reçu et lu mais auquel je n'avais encore pas donné suite notamment parce que (ce qu'écrit Chauvin m'y fait penser) je ne suis pas sûr de comprendre tout ce que tu dis ni ce que tu veux. Mais je vais essayer dans ce qui suit.

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(2) Sur ce dernier point, je me sens déjà mis par toi dans une impasse, parce que tu dis (dans une lettre précédente que tu m'avais adressée) que personne ne peut "pour l'essentiel" t'aider et en même temps tu me demandes de prendre position dans un débat qui a quelque chose à voir avec la composante (ou l'essence ?) suicidaire de notre société, que tu dénonces répétitivement et avec passion. Or ce thème bien évidemment te tient profondément à coeur et donc touche pour toi (pour moi aussi d'ailleurs) à l'essentiel. Dans mon vocabulaire à moi, tu me fais là une demande d'aide, au sens très large que je donne à ce mot qui inclut solidarité, participation, coopération, fraternité... A mes yeux donc, tu n'es pas cohérent.

(3) [...] Alors comme ça (tu me l'as écrit), tu n'aimes que les enfants et les vieillards ? [...] Par rapport à toi, je me sens d'une très grande simplicité : je suis touché par beaucoup de gens, des enfants, des vieux, des adultes, des bourreaux et des victimes, des individualistes durs comme toi qui annoncent autoritairement le vrai et le faux (un genre particulier de bourreau-victime), la foule importante des tièdes, et même les indécis sans contours qui suivent docilement le premier allumé qui passe. Et, réciproquement, ces gens qui me touchent, je les touche, du moins beaucoup d'entre eux. Ce qui se passe, ce qui fait couler de moi vers eux sympathie, patience (avec des limites : j'ai de grosses colères, des lassitudes et des impuissances) ou respect, c'est tout bête : c'est juste qu'ils sont vivants et que par conséquent, sans aucun raisonnement préalable, par pur instinct en somme, je me sens "entretissé" avec eux. Et tant qu'ils disent ou laissent entendre qu'ils attendent de quelqu'un – de moi par exemple – quelque chose, alors ils sont encore dans le vivant et quelque chose en effet se passe.

(4) Je ne comprends rien à certains passages de ta correspondance, sauf que tu n'es pas d'accord avec ceci ou cela, ce qui est d'ailleurs un leitmotiv répétitif dans tous tes textes. J'arrive à un moment de ma vie intellectuelle où je me dis que ce n'est plus à moi de faire les efforts pour comprendre les mots des autres, les idées des autres, le vocabulaire des autres, sauf quand ces autres se présentent comme cherchant de l'aide ou du partage, ce qui n'est pas ton cas. "Pour comprendre Lacan" ou "François Favre enfin expliqué aux copains", non : si Lacan ou François ne se sont pas fait comprendre sans traducteur, c'est que leur message était trop ésotérique, trop lié à leur itinéraire personnel, trop "pas mûri", trop ado, trop provoc', trop indigeste pour concerner vraiment l'humanité. Le coup du génie méconnu, Beethoven, Evariste Gallois, Semmelweis et autres, "Je n'intéresse personne parce que je suis un visionnaire"..., c'est la tarte à la crème de beaucoup d'irresponsables : je n'achète plus, car pour un vrai Beethoven il y a un million de bébés malheureux sans génie qui désespèrent seulement de n'avoir jamais été vraiment vus par quelqu'un. Alors ça m'importe de les regarder et qu'ils voient que je les vois, ou que je cherche à les voir, mais pas d'encourager leur fantasme d'être des exceptions qui ont soi-disant le courage et la lucidité de tarauder la conscience morale de leurs contemporains. Aujourd'hui, beaucoup de choses intelligentes et profondes, je trouve, sont dites ou écrites avec simplicité, sans reproche, sans défi : c'est vers celles-là que je vais.

(5) Donc, si un jour tu me demandes de te comprendre (sans que j'aie à risquer sans filet certaines hypothèses), je m'attellerai à décrypter, éventuellement avec toi, ce que peut vouloir dire par exemple "Toutes les psychothérapies sont des rituels" en commençant par mettre à la corbeille le tranchant de telles affirmations, qui décourage d'emblée la discussion et l'échange. En attendant, j'estime que si quiconque affirmant tenir sur ses deux pieds, toi notamment, veut se faire comprendre par moi, il doit faire les efforts nécessaires pour venir à moi tel que je suis. Ton côté "Je vous décharge ma benne en vrac et je m'en vais : débrouillez-vous pour ranger la marchandise" ne m'intéresse plus vraiment. J'ai beaucoup fait le "rangeur" et j'en ai maintenant de moins en moins envie. Trop de gens font ça justement : se décharger, sans prêter aucune attention à leurs vis-à-vis, puis remarquent avec réprobation que les autres regardent ailleurs ou les tiennent à distance, ce qui est pourtant inévitable. Et ils finissent par se retrouver ce qu'ils étaient déjà au départ : seuls et misanthropes. Les misanthropes sont des destructeurs (tu vois, moi aussi je peux faire tranchant) et donc ils ne sont pas porteurs d'avenir ; ils sont plutôt doués pour creuser des tombes. On peut bien sûr trouver du sens à cela : l'homme évidemment n'est pas aimable pour tout ce qu'il fait et il est entre autres capable de génocide comme de suicide. Et il faut aussi des fossoyeurs. Mais le jugement "condamnateur" n'est pas mon registre à moi. Pour ma part, je travaille avec ceux qui sont d'accord pour semer tranquillement, avec toute la patience que donne le sentiment de faire partie de l'éternité, les graines du printemps prochain, même si c'est pour dans longtemps.

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(6) Bon, qu'est-ce que je peux maintenant répondre ou commenter sur ta correspondance avec Chauvin ? Ceci :

(7) Grosso modo, je crois bien saisir l'esprit global de tes positions et être tout à fait d'accord avec elles. Je les traduirai par "La science classique s'occupe des choses mortes donc déterminées, et donc de la causalité. La science que je souhaite, moi François, voir prendre son essor et proclamer son indépendance est celle qui s'occupe du vivant, donc de la liberté et donc de la finalité. Et il est indispensable de comprendre, comme je le préconise moi François, leur incontournable complémentarité". Quant à la forme que tu donnes à tes assertions ou questionnements, elle a déjà au début le style compact que tu affectionnes, elle est de plus en plus catégorique au fur et à mesure que votre correspondance se prolonge, et tu finis par devenir carrément provocateur, voire désobligeant. Pas facile pour celui d'en face, même s'il est de bonne volonté comme Chauvin.

(8) Chauvin, de son côté, n'est pas un révolutionnaire (ou un révolté ?) comme toi. C'est un esprit d'une très grande curiosité dont l'outil d'investigation est la méthode scientifique telle qu'elle a été explicitée et "vérifiée" depuis un siècle ou deux dans les sciences dites dures. Parce que cette méthode l'a en moyenne bien servi, il ne l'a pas remise en question, contrairement à toi qui fais justement ça depuis le début. Dit autrement : il se sert d'un outil qui, pour lui, a fait ses preuves dans un registre large et il reconnaît que ledit outil n'est pas très bien adapté à des phénomènes marginaux (du point de vue des sciences "dures") comme le psi, mais qu'il est améliorable. Par exemple en intégrant des traitements statistiques suffisamment sophistiqués, ou en positionnant l'effet d'expérimentateur comme une fenêtre supplémentaire (qui éclaire mieux mais qui ne change pas la pièce) ou la créativité de l'évolution biologique comme insaisissable par l'approche classique. Oui, il y a des données que l'outil ne peut pas saisir, c'est comme ça. Et ça ne gêne pas Chauvin, au contraire. Là où la méthode classique arrive à ses limites, juste derrière il y a cette chose si fascinante, qui je crois a énormément réjoui et nourri cet homme depuis toujours : le mystère. Là est l'inégalable avantage de l'outil insuffisant : comme il est inadéquat à rendre compte du mystère, du coup le mystère reste intact et merveilleux. Un coeur d'enfant ne demande que ça ; et Chauvin, c'est entre autres un coeur d'enfant, comme beaucoup d'autres scientifiques.

(9) Alors quand tu mets Chauvin au défi de te comprendre, ou quand tu fais tes commentaires sévères sur Péoc'h, quand tu jettes l'anathème sur Favret-Saada, quand tu annonces une réponse sur Pasteur mais que tu n'en donnes pas, ou quand tu fais la morale sur l'irresponsabilité des généticiens, tu pénètres sans t'en rendre bien compte (c'est mon hypothèse) dans un jardin précieux où tu n'es pas bienvenu, car tu n'honores pas la fraîcheur de coeur et aussi l'humble et ardente préoccupation morale - classique elle aussi - avec lesquelles il a été cultivé : tu décris Chauvin et ses semblables du côté de ce qui est égoïste et mort, alors même qu'il te parle de ce qui pour lui est généreux et vivant. Il attend que tu reconnaisses qu'en effet il y a du vivant de son côté aussi, mais tu ne le fais pas. Et il ne te comprend pas, bien sûr, puisque c'est de cela qu'il a vécu : tu lui parles chinois et tu ne t'en aperçois pas.

(10) Dans toutes les révolutions on a empêché d'agir, disqualifié ou tué, au nom d'une vérité et d'une vie meilleures, des hommes attachés aux traditions qui les avaient formés et nourris. Mais à quoi cela a-t-il vraiment servi qu'ils soient mis de côté ou qu'ils disparaissent ? Ni cela ne les a convaincus, évidemment, ni cela n'a fait exemple pour les autres. Si l'esprit de démocratie a progressé en Occident, ce n'est sûrement pas parce qu'on a guillotiné Lavoisier. Si tes conceptions complémentaristes trouvent audience, ce ne sera sûrement pas parce que tu auras démontré que Chauvin ne peut pas les comprendre. La belle affaire ! As-tu à ce point besoin que d'autres aient tort pour avoir raison ? Sous ce rapport, tu es bien un Français typique, qui perd son énergie à s'escrimer contre la porte fermée quand il y en a dix d'ouvertes à côté (Lao-Tseu, sur les traces de qui tu dis être, dépensait-il autant d'énergie que toi à être mécontent ?) Tes conceptions ne trouveront audience que parce que tu les auras suffisamment expliquées et appliquées. A mes yeux à moi, être complémentariste, être parapsychologue, au sens large et puissant que tu donnes à ces mots, c'est aussi consentir à ce que Chauvin et d'autres qui lui ressemblent ne comprennent pas ce que tu as compris, et à agir compte tenu de cette donnée à laquelle tu ne peux rien, c'est-à-dire agir ailleurs : là où les portes sont ouvertes. Si tu vois grand, François, parle à Dieu d'abord, à Chauvin ensuite.

(11) Sur un plan plus large, ton pessimisme sur l'évolution de l'Occident me paraît justifiable ; mais je n'y crois qu'à demi, car la volonté bonne et les réflexes de préservation du vivant sont très largement répandus, d'après ce que je vois ou sens un peu partout autour de moi. Comme je l'ai écrit dans les textes fondateurs de "Creusets", mon sentiment est que l'Occident traverse "une adolescence pleine de risques", compte tenu des immenses tentations de pouvoir qui l'assaillent. Il y a bien sûr le risque du suicide, mais il y a aussi celui de la maturation. Les Hurons, les aborigènes, les enfants peuvent nous servir de références ou d'éclaireurs. Pas de modèles à imiter, car nous sommes nous aujourd'hui nés en Occident et vivant en Occident : c'est à nous, pas aux Hurons, d'ouvrir les portes que nous voulons voir ouvertes. C'est nous les parents du monde à venir en Occident. Des esprits destructeurs, il y en a partout ; qu'ils aient aujourd'hui chez nous une grande partie du pouvoir ne veut pas dire du tout que tous les esprits occidentaux soient destructeurs. Assumons d'être des esprits créatifs dans cet Occident-là. Ce qui doit et va mourir, selon moi, ce sont les personnages extrêmes, façonnés puis sclérosés dans les rapports de forces que les Occidentaux ont si puissamment mis en avant comme modèles : intimes, intellectuels, sociaux, moraux, politiques ou financiers, et qui proclament partout qu'il n'y a que ces modèles-là (les leurs) de conduite personnelle et sociale qui vaillent quelque chose. Autrement dit, je crois que, globalement, les forçages en tous genres vont être sentis comme insupportables puis répudiés, comme un adolescent répudie une toute-puissance parentale nocive, ou comme un homme vraiment libre cesse un jour d'avoir besoin de rivaux pour être certain d'exister. Alors il ne s'agira pas du tout forcément d'assassiner les parents, de se suicider (comme tu le crois), ou de tuer tous les cons comme on l'entend espérer ici et là. Quand une feuille jaunit puis se détache et tombe par terre, ni elle n'a été tuée ni elle ne se suicide : elle a simplement terminé son temps. Les naïfs voudraient bien arracher la feuille qui jaunit avant qu'elle ne se détache d'elle-même. Mais elle se détachera de toute façon, car ce n'est pas la mort de l'arbre qui la fait mourir : c'est juste sa mort à elle, alors que l'arbre, lui, ne fait que renouveler sa vie.

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Bon. Voilà ce que je peux dire. J'écris maintenant à Chauvin pour tâcher de lui expliquer l'animal Favre et son incompréhensible (selon lui Ch.) cohorte de gerpiens.

Amicalement,

Pierre

 

 

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FF à PJ, le 13.10.00

Mon cher Pierre,

Merci de ta lettre publique du 4 septembre 99, franche et très claire, à laquelle je réponds bien tardivement mais à escient, car j'ai préféré répondre au préalable à ceux qui étaient les plus éloignés de ma position. De plus, tes critiques ont un caractère plus personnel, ce qui entraîne un débat assez différent – probablement plus fastidieux pour le lecteur, certainement plus désagréable pour moi (je ne suis pas narcissique)... et plus périlleux pour nos relations. J'espère néanmoins que cette lettre ne nous brouillera pas !

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Avant d'entamer ce débat, je voudrais rappeler l'origine de ma discussion avec Chauvin et situer l'état actuel de la correspondance publique qui a suivie, ainsi que nos propres échanges :

– Je te rappelle d'abord qu'il s'agissait initialement avec Chauvin d'un courrier privé, à sa demande, et pas d'un article où j'aurais exposé en détail mes positions. J'y suis rentré par la suite, quand il a été convenu de rendre public ce débat et de proposer à des personnes supposées compétentes d'y participer. Deux circonstances m'y poussaient : l'ouverture par Pascale Catala d'un site Gerp et l'intérêt manifesté par Grégory Gutierez, l'organisateur du colloque de la Sorbonne, pour la publication de ces échanges élargis en complément des exposés du colloque ;

– Je n'attendais pas a priori de Chauvin, qui a tout de même près de 90 ans, qu'il comprenne mieux la problématique psi qu'il y a trente ans, quand nous discutions ensemble. Mais j'ai trouvé éminemment sympathique cette curiosité toujours en éveil et j'ai joué le jeu. J'ai vite déchanté et décidé alors d'orienter cette discussion dans une tout autre direction, celle d'un débat public au niveau des spécialistes français. Si Chauvin ne comprenait manifestement rien à ce que je lui racontais, au moins écrivait-il noir sur blanc certaines choses qu'il n'avait jusqu'à présent dites qu'en privé ; et le tout constituait selon moi une base assez intéressante pour que de futurs intervenants prennent position ;

– J'ai certes "déversé ma benne" sur Chauvin ; mais la formule ne saurait véritablement s'appliquer à toi puisque nous poursuivons une correspondance privée ou publique depuis plus de quinze ans (depuis que tu as cessé toute activité parapsychologique). Tu connais en fait très bien le fond de ma démarche – au moins en es-tu régulièrement informé. Quant à l'expression trop condensée de ma correspondance avec Chauvin, je l'ai bien délayée depuis puisque l'ensemble de mes échanges publics avec d'autres intervenants fait à ce jour plus de 400 pages-dactylo, ayant tenté de répondre exhaustivement aux commentaires qui me sont parvenus.

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Quelques remarques générales à propos de l'inintelligibilité de mes propos. D'abord tu pourrais dire la même chose de toute spécialité qui t'est devenue étrangère. Tu ne fais plus de parapsy, contrairement à moi qui n'ai jamais cessé. Et tu n'es revenu en rien sur tes convictions technicistes initiales : la reproductibilité possible du paranormal, la nature "scientifique" de l'astrologie et des psychothérapies que tu pratiques ou pratiquais. Malgré nos correspondances et mes arguments sur ces thèmes.

J'estime cependant que nous avons fait au Gerp – essentiellement avec toi, P.Michel, M.Duneau et G.Béney – un travail collectif formidable. Et nous avions pris une forte avance sur les autres groupes de recherche. Mais ça fait plus de dix ans que je travaille seul... Et si je m'adresse en priorité à toi comme à ces autres membres du Gerp, c'est que je pense que vous pouvez me comprendre – du fait de nos points communs – et critiquer mes raisonnements. Je ne le crois guère des autres "parapsychologues" français, qui sont manifestement totalement débordés par mes propos. Non que je sois plus intelligent qu'eux, mais tout simplement parce que j'ai beaucoup plus travaillé et que mon approche est strictement homologue au psi . Contrairement à celle de Chauvin, qui a d'ailleurs répondu à ta lettre privée du 5.9.99 – que je trouve pourtant limpide – qu'il n'y comprenait rien. Comme quoi...

Néanmoins, je reconnais volontiers que mes propos sont parfois obscurs du fait de leur structure complémentariste. Celle-ci pose en effet un problème rédactionnel (en amont) et un problème relationnel (en aval : mon interlocuteur admet-il le raisonnement complémentariste ?). Je discuterai donc de ces deux points.

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Ta lettre contient trois volets. L'un relatif à mon éthique et ma psychologie, le second à mes relations avec le milieu intellectuel, le troisième à l'avenir de l'Occident. Tu dissocies sur le fond logique et morale, je cherche à les associer. Je ne reparlerai ici qu'incidemment de ce dont j'ai débattu en détail avec des correspondants précédents, et renverrai par des notes aux lettres afférentes. Et avant de commenter nos divergences, je crois utile pour le lecteur de rappeler ce qui nous est commun.

 

 

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Sommaire (table détaillée des matières in fine)

I. LA POSITION DU GERP

II. NOS DIFFERENDS SUR LA MORALE

III. LES CONCEPTIONS ERRONEES DU PARANORMAL

IV. PSI ET CREATIVITE

V. RECHERCHE ET RELATIONS PUBLIQUES

VI. EPILOGUE

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I. LA POSITION DU GERP

a· Dans cette lettre privée du 5.9.99 que tu as adressée à Chauvin et dont tu m'as transmis le double, je me permets d'extraire ce long passage, très exact, sur les positions et l'histoire du Gerp :

" La causalité est-elle suffisante pour expliquer le monde, ou non ? Vous semblez penser que oui, quitte à en assouplir beaucoup les modalités (de la causalité), notamment à l'aide des recherches et découvertes de la physique de pointe, pour qu'il devienne possible d'y inclure les plus déroutants des phénomènes psi : prémonitions, mouvements à distance, etc.

Pour François Favre et dans son sillage les membres les plus actifs du Gerp, c'était non depuis le début ou presque : la liberté, essence de la vie, est par définition hors du champ de la causalité. Là où elle commence la causalité s'arrête, et on entre dans un ordre de réalités qui est l'opposé polaire de celui de la causalité – comme le pôle Sud d'un aimant est l'opposé du pôle Nord, l'un et l'autre ne pouvant exister qu'ensemble –, à savoir l'ordre de la finalité, du désir, de l'intention. Toutes les manifestations de la vie en relèvent, même les plus banalement quotidiennes. L'originalité des phénomènes psi est de souligner de façon très voyante que cet autre ordre existe réellement. Du point de vue de François Favre et du mien aussi, le seul compte-rendu valable, qui fasse sens, d'un phénomène psi, est son lien avec une intention, alors que son explication par une possibilité matérielle causale – ondes très basse fréquence, tachyons, zig-zag dans le temps à la Feynman, etc. – est toujours bricolée après coup et reste toujours un cache-misère squelettique par rapport à une armoire normande qui bascule toute seule quand l'adolescent à poltergeists passe dans le couloir, une prémonition dix ans à l'avance, les expériences d'hypnose à distance de Vassiliev entre Léningrad et Sébastopol, une guérison miraculeuse, etc.

Voilà quelle était au Gerp l'orientation théorique dominante, dont François Favre était le porte-parole le plus explicite au début, et à laquelle pour ma part j'ai très naturellement adhéré, car même avant de connaître le Gerp c'était mon penchant intuitif. Ce que faisait le Gerp en somme, c'était de proposer un forum permettant d'examiner à fond les phénomènes psi sous tous les rapports et notamment sous celui de cette option de départ, mais pourquoi pas du point de vue causal aussi puisque, même parmi les habitués du Gerp, les partisans de l'explication causale étaient nombreux (et nous en avons à l'occasion de nos permanences très longuement débattu). Nous ne voulions rien de spécial – puisque c'est votre question – à part être ce forum, le faire savoir, et notamment questionner notre hypothèse de base : l'éclairer en collectant le maximum d'informations sur les cas spontanés, les expérimentations de laboratoire, nos expériences personnelles, les propositions théoriques passées et présentes, les positions de Freud, Jung et autres, les apports de Bender qui était attentif à la dimension psychologique, etc. Ainsi nous avons préparé et fait des dizaines de conférences, donné des cours internes (faits par moi chaque semaine pendant deux ou trois ans sur la base d'un fichier de mille résumés d'articles ou de livres), publié une revue, tenu des permanences régulières qui se terminaient le plus souvent par des débats réunissant dix à quinze personnes...

Ce que j'ai retiré personnellement de mes six ou huit ans de Gerp, c'est la conviction qu'en effet la liberté et son corrélat logique, l'existence d'une dimension finale dans l'univers, sont des données incontournables. Essentiel quand on fait un métier de thérapeute ; car si je ne croyais pas à la liberté, comment pourrais-je imaginer de soigner quelqu'un qui souffre de se sentir emprisonné par lui-même, par une maladie, par des proches ? En tout cas, vers 1980, cette conviction était suffisamment assise pour que je n'aie plus besoin de m'interroger encore sur une prémonition ou une psychocinèse : elles faisaient pour moi désormais partie du merveilleux normal, voire habituel, comme la vie, l'amour, la liberté, l'imagination, l'aspiration à un au-delà spirituel, qui ne demandent aucune explication causale, mais appelent "seulement" notre consentement. Je mets des guillements à "seulement" car je sais d'expérience intime et professionnelle à quel point il est difficile de consentir à être libre ; et c'est pourquoi les phénomènes psi peuvent être si puissamment troublants.

J'aimerais que vous saisissiez à quel point il ne s'agit pas du tout ici d'un problème de recherche scientifique, mais de la question de savoir comment nous sentons ou voyons le monde, quelle place nous nous y accordons, quelle foi nous avons dans ce qui est possible ou ne l'est pas. Je crois que c'est cela que François Favre veut dire quand il déclare que la recherche fondamentale est par essence "morale" - c'est son mot, moi je dirais plutôt philosophique, ou spirituelle. J'aimerais aussi que vous sentiez à quel point cela peut parler à votre curiosité "transgressive" qui, dans le domaine scientifique, s'est si souvent attachée à questionner les dogmes trop déterministes, et résonner aussi avec votre ouverture sur les domaines autres : les mystères en général, le religieux, le fantastique... Si pour ma part je suis venu dans votre labo, c'est à cause de cette liberté que vous aviez, et que bien d'autres que moi ont admirée et prise en exemple. En somme si j'ai pu connaître le Gerp et en profiter, et inventer au passage le tychoscope, c'est grâce à vous non pas tant comme scientifique, mais comme esprit indépendant et chercheur."

b· Sauf pour le dernier paragraphe (sur lequel nous différons), tu as parfaitement résumé ce que fut la position et les recherches du Gerp. C'était notre attitude commune il y a vingt ans. Les choses, du moins en ce qui me concerne, ont évolué depuis mais en s'affermissant. Je n'ai, par exemple, jamais pensé que la finalité ne soit pas un problème formulable scientifiquement. C'était au contraire le challenge théorique que je m'étais donné dès le départ. Autrement dit, le principal désaccord entre nous, c'est que tu mets dans le même sac philosophique le moral et le spirituel (selon un usage très répandu) alors que je prétends que les deux doivent être distingués et peuvent être traités scientifiquement – que c'est cela même l'objet de la parapsychologie. Je vais donc d'abord traiter ce premier point.

Le second différend, qui existait déjà au Gerp entre nous, c'est que tu croyais – comme Chauvin – à la reproductibilité technique de ce qu'on dénomme paranormal. Ni toi ni lui n'y êtes parvenus. Ce point commun que tu as avec Chauvin (et qui renvoie à votre goût de l'expérimentation "objective", à votre mentalité opérationnelle) explique à mon avis l'indulgence que tu lui manifestes et que je ne partage pas du tout. J'en traiterai par la suite.

 

 

II. NOS DIFFERENDS SUR LA MORALE

A. Généralités

1· J'aurais aimé que le débat avec toi, dans le prolongement de mes échanges avec Chauvin, portât sur les statuts scientifique de la psychologie et moral des sciences. Sur ce terrain, tu n'apportes rien. Bien que tu reconnaisses que la finalité (la liberté, l'éthique, la spiritualité) soit une dimension inhérente au psi, à la vie et à la psychothérapie. Le plus étrange est que ton principal apport à la parapsychologie est ton expérience de rétro-PK (laquelle testait de façon spectaculaire l'inversion temporelle spécifique de tout événement psi). Alors que l'équivalence psychophysique entre intentionnalité, convergence néguentropique et inversion temporelle était ainsi confortée, tu n'as tiré aucune conséquence théorique de tous les paradoxes que soulève cette équivalence sur les plans logique (tiers inclus), physique (temps circulaire discontinu ), éthique (créativité) et politique (contestation) .

2· Dans tes lettres, tu escamotes complètement le débat sur la moralité elle-même en le diluant dans le domaine, très vague à mes yeux, d'un "au-delà spirituel" [ta lettre ci-dessus à Chauvin, 4e §] et en la dissociant complètement de la réalité sociale actuelle. Niant à la fois la créativité morale et son éventuelle formulation scientifique, niant a fortiori toute métaphysique scientifique, tu décalques néanmoins le fonctionnement de la philosophie et de la société sur celui de la physique (transcendance causaliste, qui détermine tout le reste). Je pense que cette représentation classique est radicalement fausse et que la seule référence métaphysique pertinente est la personne , dialectique de l'immanence (le sujet libre) et de la transcendance (le corps dépendant).

3· Tu connais ma modélisation théorique du psi, et j'en ai beaucoup parlé dans les correspondances publiques précédant cette lettre. Le point essentiel est que j'estime proposer un modèle scientifique a) de la morale et b) des relations complémentaires entre logique et morale (intention et information, imaginaire et réalité, etc.), donc de la métaphysique. Je sais par nos échanges privés, même si tu n'en as pas fait état dans ta lettre publique, que tu rejettes ces deux modèles. Cela tient selon moi à nos conceptions morales diamétralement opposées. Tu me considères comme un révolutionnaire, et je te perçois comme un conservateur. [ ]

4· Je retiens cette notion centrale de ta lettre à Chauvin [4e §] : "Il est difficile de consentir à être libre." Oui, assurément ; mais cela ne demande pas du temps, comme le remarquait Rousseau et contrairement à ce que tu crois. De Krishnamurti j'extrais les passages suivants d'un entretien avec Carlo Suarès, qui m'avait profondément marqué lors de mes études psychiatriques et qui servira pour moi d'horizon à l'argumentation morale que je développe par la suite :

"La liberté est l'essence même de la sagesse et s'avère déniée par toutes les religions, par toutes les idéologies en dépit de ce qu'elles déclarent. La connaissance de soi n'est pas plus une accumulation de connaissances sur la psychologie, fût-elle des profondeurs, qu'un état de soumission où l'on espère la grâce. Elle est ce qui démolit les disciplines imposées par la Société, et consiste à épouser le monde extérieur en ne projetant plus rien. La vérité est un pays sans chemins, que l'on ne peut atteindre par aucune route, aucune religion, aucune secte.

Il faut déconditionner la totalité de la concience, ce qui n'a besoin d'aucun temps. Si c'était un processus évolutif, je ne l'appellerais pas mutation. Une mutation, c'est un changement d'état brusque. La pensée est cela même qui crée une distance entre l'individu tel qu'il est et l'idéal. Il n'y a de mutation possible que si l'on meurt à cette distance. La mutation n'est possible que lorsque toute expérience cesse totalement... On est persuadé que vivre des expériences, c'est vivre réellement. En fait, ce que l'on vit n'est pas la réalité, mais des symboles. Nous vivons de mots. Si la vie dite spirituelle est un perpétuel conflit, c'est parce qu'on y émet la prétention de se nourrir de concepts comme si, ayant faim, on pouvait se nourrir du mot "pain". Nous vivons de mots et non de faits. La mutation, c'est une explosion totale à l'intérieur des couches inexplorées de la concience, à la racine même du conditionnement, une destruction de la durée.

C.S. : Mais la vie même est conditionnement. Comment peut-on détruire la durée et ne pas détruire la vie elle-même ?

K. : Mourez à la durée. Mourez aux systèmes, car ce sont des facteurs de décomposition. Mourez à votre psychisme, car c'est lui qui fabrique ce temps qui n'a aucune réalité.

C.S. : Et alors, que reste-t-il sinon le désespoir, l'angoisse, la peur d'une conscience ayant perdu tout point d'appui et jusqu'à la notion de sa propre identité ?

K. : C'est que vous n'avez pas fait le voyage et que vous avez peur de passer sur l'autre rive. Il n'y a pas de peur en soi mais seulement de quelque chose. L'homme qui n'a pas d'illusions n'a pas peur. Ma propre mort est une illusion, et seule la vie débarrassée d'un tel préjugé temporel est réelle ."

Le raisonnement de Krishnamurti, purement moral, est parfaitement rigoureux : le libre-arbitre est un principe absolu que chacun doit se donner immédiatement et qui tend alors en permanence à surdéterminer le monde observable. En termes parapsy, on peut dire que sa "mutation" est un effet PK tychologique, qui seul assure un sens à l'existence personnelle (les autres PK assurant temporairement et localement la pertinence de nos actions volontaires). Comme je te l'avais fait remarquer il y a déjà bien longtemps, les problématiques éthique (obligation morale : le sollen allemand) et psi (nécessité antiphysique) sont identiques : "Je dois donc je peux" (Kant), même si c'est techniquement impossible .

5· Je vais ci-dessous successivement traiter :

– de la définition des sciences morales et métaphysiques [B],

– de la relation morale interpersonnelle (en particulier de "l'aide") [C],

– des relations de l'individu avec la société [D à F],

– de la relation entre enfance et avenir [G].

 

B. Le classement des sciences dans mon modèle

1· intro. Comme je l'ai dit plus haut [en I.b], tu avais avec Chauvin la commune conviction que le psi pouvait être reproductible bien que ta démarche "d'intelligence artificielle" (pseudo-animiste : le tychoscope, espérais-tu, deviendrait mentalement autonome) soit beaucoup plus magique que la sienne (qui est plus naïvement une curiosité pragmatique pour les mystères, insatiable dès lors que le mystère est posé a priori comme une catégorie transcendantale). Un second point commun que tu as avec lui, directement lié au précédent, est votre dualisme tychologique : la morale et la spiritualité n'ont et n'auront jamais rien à voir avec la science.

Or non seulement la morale n'est pas dissociable de fait (existentiellement) de l'activité scientifique, mais elle se doit d'être (essentiellement) une activité scientifique ("vérifiable") ; et, plus généralement encore, les démarches logique et éthique peuvent et doivent être associées. Ce complémentarisme, tout le monde le récuse intellectuellement alors qu'il est parfaitement impossible de s'en passer dans la vie, qu'il est la vie elle-même. Vivre, c'est fabriquer de la signification, tant privée que publique. Et le psi n'est rien de plus que l'aspect logico-éthique, physico-spirituel de la signification .

2· sciences dures et molles. D'un point de vue métaphysique, l'éthique s'oppose trait pour trait – comme je l'ai rappelé dans des lettres précédentes – à la logique déductive. C'est là le fondement même du raisonnement philosophique. A la loi impersonnelle (transcendante) du plus fort s'oppose la règle personnelle (immanente) du plus faible . La première – causale – se vérifie à terme sur des résultats objectifs, des effets, par de l'information "automatiquement" conforme à la prédiction initiale. La seconde – finale – se vérifie immédiatement et subjectivement par l'adéquation intentionnelle entre des fins (des projets) et des moyens ; c'est ce qu'on observe couramment dans le fonctionnement onirique et l'imagination gratuite de veille . Et si l'on appelle morale l'éthique d'un groupe humain réel (éveillé), on peut bien alors parler de vérification intersubjective, mais toujours pas de vérification morale objective . Prétendre le contraire, c'est nier l'axiologie par du juridisme. La distinction entre logique et éthique entraîne ipso facto celle de leurs applications : sciences dures (techniques) et molles (rituelles) s'opposent les unes aux autres. Mais bien sûr, dans la vie, elles interfèrent sans cesse ; d'où la nécessité d'une théorie générale – biologique – de cette complémentarité.

3· sciences complementaristes. J'ai déjà présenté dans une lettre précédente un classement des sciences, où je distinguais les sciences prédictives (physiques ou naturelles), les sciences rétroactives (morales ou culturelles) et les sciences complémentaristes (ou historiques), qui tentent de faire la synthèse des deux précédentes (et dont la parapsychologie, telle du moins que je la conçois, me paraît le type) . Je ne parlerai ici que de ces dernières , pour préciser qu'il n'existe aucune recherche institutionnelle dans ce domaine :

– Il n'y a pas au monde un biologiste qui soit payé pour faire de la recherche théorique fondamentale (complémentarité intention/information) ; alors qu'on trouve partout des biotechniciens (qui proposent des théories locales à caractère prédictible, c'est-à-dire antibiologiques). Tel le génie génétique, qui permet à coup sûr du rendement agronomique et médical à court terme mais se fiche totalement du long terme, c'est-à-dire de la finalité écologique d'une telle démarche (ce qui revient bien à dire qu'elles visent la mort par irresponsabilité "native") ;

– De même, on ne trouvera pas un seul moraliste payé pour cette même recherche fondamentale ; alors qu'on trouve partout en sciences humaines des sectes défendant mordicus leurs théories délirantes (freudo-marxistes par exemple), ce qui leur permet de s'entourer d'adeptes corvéables à merci, de disciples aveugles et dévoués, mais leur interdit la moindre efficacité en dehors de ce cercle idéologique . Ces théories globalisantes et rétrodictives, proprement religieuses, sont également temporellement linéaires et donc antibiologiques ; elles procurent des satisfactions fantasmatiques en niant la pleine liberté individuelle, ce qui revient bien à dire que leur résultat ne peut être qu'aliénant (comme l'a prouvé l'histoire collective pour le marxisme et le prouve chaque jour les psychanalyses interminables du freudisme).

– Ce qu'on trouve de mieux, ce sont les dualistes. Mais leur mystique est bien suspecte. Ainsi du généticien Axel Kahn, athée convaincu et membre du Comité national d'éthique, très représentatif de la sensibilité contemporaine. Double champion du darwinisme et de l'humanisme, il s'avère résolument aveugle sur leurs failles en miroir. Dans une interview récente, il déclarait : "Ce n'est pas la science qui m'a amené à douter de Dieu. Je ne vois pas d'opposition entre la science et la religion [je traduis : la morale], à une condition : qu'on les considère comme deux dimensions différentes de l'entendement. Ce n'est pas le rôle de la science de convaincre les gens de croire ou non en Dieu [en un certain Bien]. De même que ce n'est pas à la religion de dire si les phénomènes physiques qu'on étudie sont plausibles ou non [paranormaux]. A partir de là, tout est possible. Mais c'est déjà une ascèse que d'y parvenir." Devant un pareil aveu de renoncement (à toute approche complémentariste de l'histoire, à tout traitement scientifique de la métaphysique, à toute intelligence de la vie, à toute description des interactions esprit-matière), on se dit que la reconnaissance d'une parapsychologie théorique n'est pas pour demain.

4· Dernière remarque : Ce n'est qu'en référence à sa propre personne et à la psychosomatique correspondante (c'est-à-dire à une maîtrise tychologique) qu'on pourra construire diverses disciplines complémentaristes aptes à traiter les autres formes d'histoire et qui auront toutes pour propriété fondamentale d'être animistes (de produire et d'enregister du psi) .

 

C. Sur la psychothérapie

L'idée générale que je veux développer est la suivante : puisque le fondement de la liberté est personnel, on ne peut aider autrui à l'exercer sinon en donnant l'exemple. Il s'ensuit que toute psychothérapie est morale (symbolique, rituelle) et que son efficacité peut être instantanée (il faut et il suffit que le sujet décide d'être libre). Cette instantanéité ne fait évidemment l'affaire ni des patients (qui veulent arrrêter de souffrir sans changer) ni celle des praticiens (qui veulent des clients). D'où de pseudo-techniques qui visent à satisfaire les uns et les autres en ne touchant d'aucune façon à la morale. Ainsi des psychothérapies assurant la conformité sociale à terme ou, pire, des psychanalyses interminables garantissant le maintien réciproque de la pathologie. On reconnaîtra un vrai psychothérapeute à ce qu'il se moque de l'argent comme du pouvoir, et un bon à ce qu'il obtient parfois des guérisons immédiates.

1· le malade mental. Je pense que nous sommes au moins à peu près d'accord sur les formulations suivantes. Le malade mental est atteint d'un trouble global de la personnalité. Dans cette perspective, il ne saurait y avoir de microbe, d'accident cérébral ou de faille génétique à l'origine de son angoisse morale. Il y a une histoire. Pas un état (l'effet objectif d'une cause matérielle), mais une tendance (une manière d'exister). Celle qui lie parents et enfants, frères et sœurs, une famille, un groupe social, un citoyen et son pays, l'homme et la nature. Celle qui constitue un patrimoine commun et qui peut remonter à ou se projeter sur plusieurs générations. On est dans le domaine de l'imagination pure (nocturne, inconsciente), dans la prison des mots détachés du réel (Krishnamurti), dans la sphère du signifiant (Lacan). Ce n'est pas le corps (la Perception, la Raison) qui est vicié mais l'âme (le Désir, l'Action). Et il s'agit de lui faire retrouver l'équilibre qu'elle a perdu.

Quand ce vice de l'âme est assez puissant pour éteindre le sujet de veille (moral), il faut et il suffit de le rallumer en communiant avec lui dans l'idée que pour (re)devenir sujet, il doit nier toute fatalité à l'histoire en posant librement un idéal qui déterminera une mémoire. Ce qui ne dispensera évidemment pas dans la vie réelle de trouver un consensus (tychologique, métaphysique, affectif), sans cesse et partout remis sur le chantier, entre causalité et finalité.

2· ma demande d'aide. Concernant ma "demande d'aide" [2e § de la lettre que tu m'as adressée], il y a équivoque entre nous. Je suis effectivement convaincu que personne ne peut aider autrui sur le fond ou se charger de mon destin à ma place. La seule influence sérieuse que je revendique (dans un sens ou dans l'autre) est une manière d'être, admirable ou méprisable, et qui n'a rien à voir avec des discours. Rien ne me convainc moralement, sinon ce qu'on fait durablement .

Je suis tout autant convaincu, en animal social, que je peux et dois faire du chemin avec ceux qui, comme toi, partagent avec moi des connaissances (la parapsy), des jugements (l'état de notre société), des convictions (la complémentarité) et un même objectif (l'harmonie existentielle). Mais, adulte, je n'ai attendu personne pour entreprendre une telle démarche. Et si j'étais le seul à dénoncer l'incompatibilité du progrès personnel (purement éthique) avec celui de notre société actuelle (purement technique), cela ne modifierait en rien ma trajectoire existentielle. Ma demande n'est pas celle d'un patient mais d'un théoricien qui souhaite ton opinion sur mes modèles théoriques en tant qu'expérimentaliste, psychothérapeute et philosophe. Et puisque le blocage de notre civilisation te touche autant que moi, nous sommes embarqués sur la même galère. Mais que le bateau coule ou pas n'a strictement rien à voir avec la gestion de ma vie personnelle, qui ne regarde que moi par principe et ne saurait donc avoir besoin d'aucune aide.

Ce qui me surprend dans ta réponse, c'est ta "demande d'allégeance" (dans mon vocabulaire à moi). Ni Dieu ni maître, tu devrais pourtant le savoir !

3· rituels et techniques. Sur le caractère purement rituel de toute psychothérapie [5e § de ta lettre], j'ai explicité plusieurs fois cette propriété dans mes lettres à Chauvin, dans nos échanges antérieurs ou dans des articles dont tu avais connaissance . Je te trouve là de mauvaise foi : dis simplement que les rapports entre morale et psychothérapie ne t'intéressent pas et que tu veux rester sur le terrain intuitif des relations affectives, d'une liberté relative et de la spiritualité. Je fais néanmoins une dernière tentative.

Ton travail de psychothérapeute est fondé sur l'hypothèse qu'il s'agit d'une technique et tu n'acceptes pas, comme la plupart de tes confrères, la remise en cause de ce postulat. Si on se limite au point de vue du praticien, il n'y a rien apparemment à redire à cette position. Comme tu l'as toi-même écrit, nous vivons dans un monde scientiste, et un rituel prenant les apparences d'une technique sera d'autant plus efficace sur des patients occidentaux. Je n'ai donc pas à critiquer ce choix, adapté à la clientèle et aux convictions du thérapeute moyen (lui-même soumis le plus souvent à ce mythe) .

Mais le danger est de se prendre au jeu et d'instaurer par ce biais un rapport hiérarchique d'autorité et une relation démagogique. Une théorisation est donc nécessaire, dont le principe général sera l'autodéterminisme du patient (c'est-à-dire une finalité intrinsèque qui exclut d'emblée tout développement techniciste). C'est uniquement de ce point de vue que je me place. Vu ton intelligence et ta culture, il ne s'agit évidemment pas de ta part de compréhension ou non de mon point de vue, mais bien de déni. Tu t'énerves (depuis longtemps) parce que j'accuse la plupart des psychothérapeutes, dont toi, de pratiquer des rituels sans avouer leur dimension morale essentielle ; nullement parce que tu ne comprends pas mon raisonnement théorique puisque tu l'effectues toi-même [4e § de ta lettre à Chauvin] . Et je constate d'ailleurs qu'il n'existe aucun chercheur institutionnel effectuant une telle recherche fondamentale ; étant morale, elle irait trop à l'encontre des usages thérapeutiques modernes, c'est-à-dire en clair des considérables intérêts financiers (catégoriels, politiques ou multinationaux) du domaine de la santé .

Je te reproche l'hypocrisie qui consiste à nier que la loi du plus fort soit pour toi toujours la meilleure. Contrairement à ce que tu affirmes, on ne peut pas aider les gens. Je veux dire sur le fond qu'on ne peut jamais les détourner du destin qu'ils se sont choisi, surtout quand il est pathologique. Il y a une démission morale fondamentale chez tout psychothérapeute qui prétend guérir en adaptant le sujet à la réalité. On crée et l'on fixe au contraire ainsi une pathologie en empêchant le sujet de devenir lui-même . Et le fait que, parfois, les patients ne soient pas ou plus conscients de leurs choix moraux ne change rien à leur responsabilité en la matière, qui – comme je l'ai déjà écrit – ne porte de toute façon jamais sur le passé et toujours sur l'avenir .

Bien entendu, je sais parfaitement que le pouvoir, pour s'exercer, a besoin d'avancer masqué. Il est donc prévisible que les psychothérapeutes privés motivés par lui théorisent leur pratique en l'occultant. D'où leur intérêt quasi constant pour l'ésotérisme (symbolique freudienne ou béhavioriste, herméneutiques, mantiques, spiritisme, etc.), c'est-à-dire pour des thérapies religieuses . La situation est souvent plus saine à l'hôpital public, où la relation n'est pas commerciale.

4· [ ]

A l'époque où je m'occupais de névrosés mineurs (à l'hôpital, au Gerp ou dans des organismes caritatifs), je commençais certes par le traditonnel : "On va essayer ensemble de sortir de là". Mais j'essayais au plus tôt d'en venir à ceci : "Votre maladie vient de ce que vous refusez d'être moralement libre. Il ne s'agit pas de savoir qui est responsable de vos souffrances, mais d'être prêt à payer seul le prix pour qu'elles disparaissent. Si vous décidiez vraiment d'être responsable, vous le seriez immédiatement ; et vous seriez guéri. Si vous ne ne le voulez pas, personne ne pourra jamais rien pour vous." Le rendement était faible, assurément. Aussi faible que le discours de Krishnamurti, ou celui de Jésus au jeune homme riche (Marc, X, 17-31) .

L'une des plus belles formulations de l'altruisme que je connaisse est de l'abbé Pierre : "On n'a terminé d'aider quelqu'un que lorsqu'il aide un autre à son tour."

5· individu et societe. Dans ta conception des rapports humains, il y a une approche hiérarchique (l'allégeance dont je parlais). Ce qui m'intéresse, c'est la relation égalitaire. Non l'égalitarisme qui nivelle par le bas, mais la relation démocratique qui consiste à entrecroiser des pouvoirs indépendants.

Si l'admiration est libre, elle ne saurait constituer une allégeance. Par prudence, il faut admirer de loin . Et si la maîtrise de sa propre destinée est la valeur morale première, il s'ensuit évidemment qu'aucune destinée ne doit empêcher celle des autres de s'accomplir. Toutes les destinées sont respectables sauf deux : celle qui veut le pouvoir sur autrui et celle qui veut le subir. Car c'est alors la perversion de la liberté. Tu parles [ton 3e §] de sado-masochisme à mon propos ; mais il n'y a dans le fond de mes affirmations que l'autorité – que tu refuses – d'un raisonnement moral. [ ]

Je trouve très normal que les gens choisissent le destin qui leur convient. Je suis pour la diversité et ne crois pas du tout au modèle unique. Certains sont psycho- ou socio-dépandants, d'autres dominants. Et il est de fait que des couples sado-masochistes, comme des sectes, peuvent fonctionner durablement. Là où je hurle, c'est quand la société entière devient esclave de la technique (matérielle avec l'économie libérale, spirituelle avec l'idéologie étatique) et me contraint, moi, à y obéir. D'où mes positions politiques extrêment tranchées contre l'égalitarisme à la française, idéal bourgeois par excellence .

6· psychotherapie et complementarite. Ce que je retiens pourtant de positif dans ta démarche (et plus généralement dans les psychothérapies dites humanistes), c'est qu'elles se situent dans le prolongement de Jung et à l'opposé de Freud, en mettant l'accent sur la finalité, l'interaction, l'homéostasie et les boucles de signification. De là, bien sûr, à ce qu'elles s'expriment en termes physicalistes de morale et de complémentarité affective, il y a encore un Rubicon scientifique qu'elles ne sont pas près de franchir...

 

D. Conformisme et résistance

L'éthique étant strictement personnelle et créatrice, elle ne peut, appliquée à la réalité sociale, qu'entrer en conflit immédiat avec l'idéologie dominante ; elle en reste sinon à l'imaginaire nocturne (au songe gratuit, au mensonge). Toute éthique est contestataire en puissance et en acte ; d'où des conséquences sociales (dont je parlerai ici), personnelles (le bonheur, dont je parlerai en E) et métaphysiques (l'animisme, en F).

· l'idee generale. L'homme moral a pour vertu première non les performances intellectuelles mais le courage physique. Par principe, il ne cédera ni devant les faits ni devant les puissants. Et s'il veut concilier son bien personnel avec le bien du plus grand nombre (appliquer de veille la règle du plus faible), alors le combat ne cessera pas. La morale sociale (démocratique) consiste à résoudre ce paradoxe .

Quelqu'un qui parle d'éthique sans jamais s'opposer physiquement aux majorités régnantes est un simple moralisateur. On ne peut à la fois se prétendre parapsychologue et se plier à l'orthodoxie des sciences dures : l'expérimentaliste ne peut se passer d'éthique pour vérifier une hypothèse, et le théoricien doit penser l'impensable (l'inversion temporelle, l'irréversibilité spatiale). On ne peut de même se prétendre psychothérapeute en étant socialement conservateur : la liberté individuelle ne peut que contester le statu quo social.

On peut dire de la morale que ses deux piliers sont l'admiration et l'indignation, en précisant toutefois qu'il ne s'agit pas là d'abord de sentiments distincts, mais d'action unique.

1. L'IDEOLOGIE DE TON ASSOCIATION "CREUSETS"

a· le conformisme [sur tes 2e, 3e et 4e §]. Tu déclares, contrairement à moi, t'intéresser aux gens ordinaires et ne pas les encourager à être des exceptions (dans le cadre élargi des tes activités "Creusets", qui consistent à proposer un mieux-être existentiel progressif, sans la moindre mutation). Autrement dit, tu trouves qu'on doit faire avec le Système. Moi pas. Et j'avoue ne pas comprendre qu'on puisse se prétendre parapsychologue ou psychothérapeute et contre l'exception.

b· le pouvoir [3e, 4e et 5e §]. [ ] La logique, la causalité fonctionne sur la promotion du plus fort (le plus grand nombre, le prévisible, le conforme, le phénomènal, le plus immédiat, etc.) ; la morale consiste à défendre le plus faible sous toutes ses formes (l'événementiel, l'intuititif, le créatif, l'inaccessible, l'impossible, l'impensable). Et c'est pourquoi j'admire beaucoup de sociétés animistes, qui seules parviennent à concilier logique et morale : leurs techniques sont toujours tempérées par des rituels (respect de l'Esprit de l'espèce – animale, végétale ou minérale). Traduction personnelle : en tant que mâle, je me dois de conquérir mon anima, ce territoire temporel et femelle .

c· une pseudo-spiritualite [ton 5e §]. Tu déclares travailler "avec ceux qui sont d'accord pour semer tranquillement, avec toute la patience que donne le sentiment de faire partie de l'éternité, les graines du printemps prochain, même si c'est pour dans longtemps". C'est pour moi un assujettissement de l'éthique à la logique sociale, des rituels aux techniques, d'ailleurs largement répandu dans tout l'Occident (et aux antipodes, bien sûr, de la mutation de Krishnamurti). L'horreur est là, juste à côté ; mais on refuse de se révolter. Tu parles du million de bébés malheureux auxquels tu t'intéresses, alors que je m'en moquerais. Mais tu ne parles jamais de tes responsabilités personnelles, directes dans ce malheur (en tant qu'Occidental, Français, élite culturelle, enfant privilégié) alors que je les revendique toutes.

2. APPROCHES POLITIQUES

a· resistance et collaboration [ton 10e §]. Sur mon état perpétuel de mécontentement, je pense à une remarque de Guéhenno : "Un homme qui a commencé d'être responsable et qui veut toujours l'être ne peut plus jamais être content. Voilà la révolution en marche."

Sur l'activité révolutionnaire, Malraux fait dire au personnage principal des Conquérants : "Je préfère les pauvres gens, mais uniquement parce qu'ils sont les vaincus. Oui, ils ont dans l'ensemble plus de cœur, plus d'humanité que les autres : vertus de vaincus... Ce qui est bien certain, c'est que je n'ai qu'un dégoût haineux pour la bourgeoisie dont je sors. Mais quant aux autres, je sais si bien qu'ils deviendraient abjects dès que nous aurions triomphé... Nous avons en commun notre lutte, et c'est bien plus clair." Notre différend est là. Nous sommes issus de la même caste sociale, la grande bourgeoisie : tu la défends, je l'attaque.

Tu aimes le pouvoir sur autrui, je le veux sur moi-même. Or tu n'argumentes, dans cette correspondance, pas une seule fois sur cette préférence et ses implications politiques. Sinon en émettant des contre-vérités. Par exemple : tu considères que la démocratie a progressé en Occident. Dans les pays protestants, certainement. En France, certainement pas, où le pouvoir reste entièrement aux mains de l'Etat et de l'Entreprise, où "la liberté est une fable convenue imaginée par les gouvernants pour endormir les gouvernés" (Napoléon). La guillotine n'aura servi qu'à faire passer le pouvoir des mains de l'aristocratie dans celles de la bourgeoisie, qui le détient toujours et ne l'accorde que si l'on accepte d'être assimilé.

b· anarchisme et democratie [8e et 10e §]. Je suis un soixante-huitard libertaire, pas marxiste. Je n'ai jamais pensé qu'il faille tuer les opposants. Pour une raison élémentaire : il y en a trop. Ce qu'il faut tuer, ce sont certains principes erronnés. Le plus meurtrier est la règle darwinienne de la sélection naturelle ("La loi du plus fort est toujours la meilleure"), imposée par la république française ou l'économisme international.

Il y a les Révolutions qui triomphent en conquérant temporairement le pouvoir absolu. Et puis celle qui toujours échoue (comme Mai 68) en tentant d'interdire durablement ce pouvoir-là ; la seule qui vise le bien de tous, donc qui vaille . Les Anglo-Saxons ont compris cela depuis plusieurs siècles et l'ont institutionnalisé dans leurs pays ; nous pas. Comme le remarquait R. Rolland pour la France, "il n'y a point de bon sens à vouloir scinder la Révolution de la Conservation : l'un est le cul de l'autre".

Au-delà des problèmes internes à l'Occident, il y a celui de son impérialisme. "Les civilisations sont en partie fondées sur l'imitation, les blanches plus que nulle autre puisque l'obéissance est leur ressort le plus constant. Pourtant, on commence seulement de s'enrichir soi-même quand, renonçant à copier l'autre, on s'étonne et on se nourrit de son secret. Hélas, nous avons ignoré sinon méprisé le secret des autres peuples, et nous les avons privé du meilleur de nous-mêmes en leur imposant la triste loi de notre uniformité. Vivant depuis longtemps sous le règne de l'imitation, nous avons sans doute exigé d'être imités pour nous venger" (Elie Faure).

Etant un militant pacifiste de la révolution culturelle permanente et généralisée (définition "terrestre" de la démocratie, qui ne peut être que participative), je considère les multinationales et les Etats centralistes, tel le nôtre, comme les grands criminels de la guerre économique mondiale. Et j'avoue rêver – comme un enfant – d'un beau procès médiatique à la Nüremberg, avec mise à mort de leurs dirigeants par leurs propres polluants, physiques ou mentaux .

c· "Un héros, disait encore R. Rolland, c'est celui qui fait ce qu'il peut. Les autres ne le font pas."

3. APPROCHES SCIENTIFIQUES

a· la responsabilite individuelle. Des ingénieurs inventifs et responsables socialement, on n'en trouve pratiquement pas dans l'histoire occidentale. C'est von Braun déclarant : "Je me fous de la victoire de l'Allemagne. Ce que je veux, c'est la lune." Tandis que Vinci expliquait à propos d'un plan de sous-marin : "Pourquoi je ne rédige pas ma manière d'aller sous l'eau ? C'est à cause de la méchanceté des hommes qui s'en serviraient pour assassiner au fond des mers."

b· le scientisme. Si j'attaque en général les sciences dures (ou prétendues telles), c'est pour s'être entièrement rendues à la technocratie. Quant aux sciences molles, leur philosophie, leur "spiritualité" se réfère presque toujours à une prétendue transcendance subjective causale. Aucun mystère là-dedans : le matérialisme méthodologique niant tout un pan du réel (l'intentionnalité non humaine) s'illusionne du même coup sur son propre imaginaire. Les deux faces du pouvoir. On est dans le droit fil du nazisme (technocratie + mythologie du surhomme) . Et il ne faudrait pas gueuler ?

Ce que tu dis de la mentalité scientifique de Chauvin [8e et 9e §] me paraît très juste. Mais je ne vois pas du tout en quoi il s'occupe du vivant quand il pratique l'éthologie. Cette discipline (censée étudier des comportements, des instincts et non des conduites) n'a strictement rien à voir avec une biologie de l'intentionnalité ; c'est une simple branche de la thanatologie. Les biologistes proprement dits n'étudient d'ailleurs pas plus la vie quand ils entendent la réduire à une association de causalité et de hasard. Il n'y a aucune différence entre le professionnel qui applique sa compétence à un objet inadéquat et l'amateur qui applique son incompétence à un objet correctement défini : dans les deux cas, il s'agit de pseudo-science. Au-delà, de scientisme, qu'il faut dénoncer comme le fond idéologique de la technocratie et le meilleur encouragement au fascisme économique. Les seuls dont on puisse dire qu'ils pratiquent une science de la vie, ce sont les animistes. Combien y en a-t-il à ce titre dans les labo de recherche ? Zéro.

 

E. Le bonheur et l'idéal

l'idee generale. Nous cherchons tous en rêve à nous satisfaire. Mais trouver à tous nos rêves un idéal unique, c'est poser la première pierre de sa personnalité morale de veille. Et réaliser cet idéal dans la vie demande beaucoup de peine puisqu'il ne peut que s'opposer immédiatement à soi-même (à ses propres tendances "naturelles", dont la règle du moindre effort) et à autrui (qui a lui-même un idéal différent).

Le bonheur d'être ne saurait être un but existentiel à atteindre réellement. S'il s'agit d'être, il ne peut s'agir que d'une tendance idéale (virtuelle) ; jamais donc d'un état (actuel). Le combat ne cessera pas. On aura sinon commencé à subir ses instincts ou la loi du plus grand nombre ; spirituellement, on sera mort. C'est là le malheur du non-être, le bonheur de l'esclave comme disait La Boétie – trait majeur des sociétés impérialistes dont Germain Dufour, curé de tous les paumés de Liège, disait : "L'Evangile de soumission, c'est notre drogue à tous. Et contre cette peste, il n'y a qu'une solution : lutter debout !"

1· etre et avoir Que nous visions tous le bien-être (le plaisir) et que nous l'obtenions en imagination, c'est l'évidence. Mais si l'on prétend appliquer ce principe absolu dans le domaine objectif , alors ce Plaisir doit également concerner tous les autres – sans distinction de classe, d'espèce ou de règne. Et il est clair alors que mon bonheur d'être ne peut être qu'une tendance vers ce bien collectif, à distance infinie (et non un état privé, acquérable à terme).

L'éthique consiste à tenter de veille d'accorder son imaginaire et la réalité. On se donne un idéal (projet irréalisable) en fabriquant les racines adéquates (indéracinables). Ce qui interdit toute satisfaction immédiate. Le bonheur d'être est incompatible avec sa jouissance réelle. Mère Teresa, comme tant de saints, n'a jamais visé son seul bonheur personnel. Et l'essentiel de sa lutte aura consisté à exercer une justice immédiate : "C'est pour moi une perte de temps de dire aux gouvernements quoi faire. Mon affaire, c'est l'individu. Je ne peux aimer qu'une personne à la fois, je ne peux servir qu'une personne à la fois ; et cette personne, c'est le Christ. Je nourris le Christ affamé, donne au Christ un vêtement s'il a froid et soutiens le Christ quand il meurt."

On ne découvre une saveur aux jours, écrivait à peu près Cioran (je cite de mémoire), que lorsqu'on se dérobe à l'obligation d'avoir un destin. Si tu parles du bonheur d'être réellement – et pas seulement en imagination –, alors il existera toujours une distance douloureuse entre le désir de perfection et son accomplissement, un effort permanent (le sens lui-même) qui va immédiatement à la fois contre soi et contre ceux, majoritaires, qui ont renoncé à cet effort. "La joie du torrent n'est pas d'aboutir au lac ; elle est de rencontrer des rochers" (A. Jacquard).

Socialement, la quête du "bon gouvernement" (démocratique) passe par la délibération : il faut croire aux vertus de la discussion entre individus responsables. Mais l'individualisme libéral moderne mise tout sur les sastisfactions réelles (ici et maintenant), ce qu'on appelle le "bonheur matériel". Or l'individu qui se limite à cette seule difficulté refuse en fait les obligations morales en général (qui ne visent pas l'ici-maintenant, qui interdisent certaines actualisations) ; il sacrifie sa liberté morale (son identité spirituelle, son idéal) à sa liberté physique immédiate et devient ainsi mentalement un malade et socialement un tueur. Le totalitarisme prédit par Orwell et Huxley, celui dans lequel nous baignons, c'est celui que tu soutiens avec ta conception du bonheur. C'est la technocratie, fondée sur le productivisme et la consommation, dont la stratégie – parfaite – de pouvoir n'est plus d'assujettir les peuples par la violence mais par le plaisir .

Le bonheur d'être, disait Spinoza, n'est pas "la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même", laquelle consiste en permanence à trouver et disposer des moyens conformes à l'idéal qu'on se donne et qui ne peut, dans une société irresponsable (comme la nôtre), qu'être contestataire.

2· l'illusion du bonheur. Dans un texte à usage restreint que tu m'avais communiqué (La Présence, la Relation et le Domaine du spirituel, oct. 98), tu commentes la fameuse déclaration d'Einstein – "Le bonheur est un idéal de porc" – en estimant qu'Einstein regrettait de n'avoir pas été heureux et exprimait ainsi son dépit. Et tu déclarais toi-même aspirer sans détour au bonheur, au moins celui d'être et non d'avoir. Et je t'avais répondu que c'était là édulcorer la pensée d'Einstein. D'abord parce que cette citation date de sa jeunesse. Ensuite parce que ce mot s'appliquait bien au bonheur d'avoir. Il est vrai néanmoins qu'Einstein semble avoir échoué en tant qu'homme : a) il n'est pas parvenu à la théorie générale qu'il a cherché pendant trente ans et b) sa honte d'avoir promu la bombe atomique ne s'est jamais effacée ("Si j'avais à recommencer, je me ferais plombier", rappelai-je à Chauvin).

Le double échec d'Einstein vient de son dualisme ; mais le génie de cet homme s'est exprimé à la fois en physique et en morale. Ce qui le rend à mes yeux exceptionnellement émouvant . On ne peut absolument pas dire dans ton cas que ta créativité se soit manifestée dans le domaine moral, où tu es au contraire remarquablement conservateur, au point de confondre volontairement être et avoir. On dit des sectes que ce sont des entreprises de décervelage dont la méthode initiale consiste à faire du "love bombing" (du bombardement affectif). Comme toutes les drogues, elle procure d'abord un bien-être puis une dépendance, enfin une destruction. Quelle différence avec le bien-être matériel qu'impose l'Occident ou le bonheur "technique" (sans risques spirituels) que tu proposes ?

3· le bonheur de la resistance. Dans le même texte, tu évoques le rayonnement manifeste du dalaï-lama, sa "joie", et l'assimiles à ta propre conception du bonheur. C'est pour moi un parfait contresens : hormis le fait que les Tibétains sont d'un naturel gai, le dalaï-lama est d'abord un résistant ; et c'est parce qu'il est résistant qu'il est si bien dans sa peau. Sans l'invasion de son pays et son exil, personne n'aurait jamais parlé de lui, et il serait probablement devenu la copie conforme de ses prédécesseurs. "La malchance forme ou écrase : c'est au choix", disait Kurosawa. Et le génie du dalaï-lama réside dans le fait qu'il donne à beaucoup de ses auditeurs le sentiment d'avoir eux aussi une résistance à exercer. Il y a partout et toujours des Chines pour nous envahir. D'où le devoir planétaire de solidarité avec les plus faibles. Quelqu'un reprochait à Céline sa vision très sombre de l'existence : "Eh bien, vous savez, répondit-il, je ne suis pas un passager."

conclusion. Contrairement aux "idéalistes" (pour qui les mots suffisent) et aux "matérialistes" (qui ne croient qu'au tangible), les vrais moralistes (ceux qui résistent) considèrent tous que le bonheur réel se situe dans l'Au-delà. Quant aux animistes – dont font certainement partie les bouddhistes tibétains –, leur attitude envers la vie est affective (complémentariste) : ils fonctionnent à la joie ou la tristesse. Le bonheur durable en tant qu'état n'est qu'un sinistre fantasme de l'Occident moderne, un rêve de cadavre.

Le bonheur d'être est une quête, celui du sens même de l'existence. C'est une action (imaginaire), non une perception (réelle). Ceux qui ne s'y risquent pas sont certes malheureux mais, plus encore, "ne sont tout bonnement pas faits pour la vie" (Einstein).

 

F. Aspects métaphysiques

l'idee generale. Comment rendre compatible cette résistance morale avec la réalité objective (celle de l'inanimé, de la Loi physique ou sociale) ? Par une conduite raisonnée. La résistance qui tente de réaliser ses rêves en ne tenant aucun compte de la réalité aboutit évidemment à la mort ou la folie. La vraie parvient à inverser localement la Loi, à engendrer de la complexification objective, à fabriquer de l'Histoire. La seule métaphysique à s'opposer à la fois à la nécessité physique et à la souveraineté de la culture humaine, la seule viable, c'est l'animisme, qui nie en actes ce mythe fondateur de la civilisation occidentale selon lequel il y aurait une Substance réelle, un Etre indépendant du temps (qu'on l'appelle Dieu ou Matière) dont nous serions l'image la plus achevée. Mythe qu'en termes sociologiques contemporains on pourrait qualifier de spiritualisme bourgeois, qui hypostasie sa propre lâcheté en niant le caractère absolu de la responsabilité privée (la sienne comme celle des autres existants) sur la réalité environnante.

1· biophysique de l'affectivite. C'est un point de vue occidental très répandu que de garantir les trois valeurs suprêmes (Bien, Vrai et Beau) par un Logos transcendantal (à la fois éternel et immense). C'est pour moi du spiritualisme frelaté, un pur verbiage rationaliste. Comme disait Valéry, "la métaphysique [telle qu'elle est pratiquée], c'est seulement l'astrologie des mots". La seule chose qui nous soit transcendante – au moins du point de vue de la Connaissance de veille –, c'est la causalité, c'est-à-dire l'irréversibilité passé ® futur ; d'où la logique déductive. La finalité par contre, à laquelle on ne peut que croire, est purement immanente, volontariste, bien qu'elle puisse s'observer indirectement et se définir alors par son irréversibilité futur ® passé ; d'où la morale inductive (production ou interprétation de conduites). Et ce qui a une valeur universelle, c'est l'amoureuse dialectique entre les deux, leur harmonie affective. C'est-à-dire la vie.

Tenter d'établir la relation entre le Bien (qui est la tendance idéale, l'imaginaire étendu à toute la réalité) et le Vrai (la réalité idéalement réduite à un état fondamental), c'est certes faire de l'authentique métaphysique. Mais il n'y a pas la moindre raison de privilégier l'un ou l'autre, puisque cette relation est purement affective (pas plus réelle qu'imaginaire). Quels que soient les termes d'un paradoxe (et la vie est celui de référence, "La Chimère" comme disait Pascal), ses termes sont à égalité. C'est en ce que l'éthique est forcément contestataire qu'elle détruit la réalité prévisible, qu'elle fabrique de l'histoire, qu'elle engendre la vie, qu'elle produit du "paranormal" ; et, inversement, c'est en ce que la logique est entièrement prévisible que l'imaginaire s'en sert pour donner à ses récits une vraisemblance réaliste et pour constituer sa "matière" , assurant ainsi sa viabilité. La complémentarité stricte (organique) entre éthique et logique fait alors que leurs postulats respectifs s'annulent nécessairement au profit d'une Affectivité indifférenciée .

Contrairement à ce que tu laisses entendre dans ta lettre ci-dessus à Chauvin [5e §] ou dans celle que tu m'as adressée [5e §], il n'y a aucune éternité dans tout cela, pas plus d'ailleurs que d'immensité – l'espace-temps perdant tout pertinence au niveau fondamental de l'Affectivité . Ton spiritualisme n'a rien à voir avec la métaphysique : c'est seulement le nom que tu veux donner à ton refus de physicaliser la morale et l'imaginaire, c'est-à-dire de contester la mythologie occidentale. L'imaginaire, contrairement à ce que prétendait Freud de l'inconscient, n'est pas indépendant du temps ; il se caractérise, comme je n'ai cessé de l'argumenter dans la plupart des lettres de ce débat, par une réversibilité temporelle et une irréversibilité spatiale .

M. Foucault l'affirmait : la bonne question philosophique n'est plus de savoir ce qui ne passe pas (ça, c'est la "spiritualité" traditionnelle), mais au contraire de savoir ce qui se passe actuellement, l'effort moral devant immédiatement et seulement porter sur les atrocités présentes du capitalisme, pas moindres que celles d'ailleurs ou d'autrefois (nazisme et communisme, pour ne parler que d'eux).

2· animistes et occidentaux. Sur les Indiens [11e § de ta lettre] : Ce qui différencie l'Occidental de l'animiste, c'est que le second respecte sa Mère. Le premier, sans états d'âme, l'exploite et la torture à petit feu jusqu'à ce que mort s'ensuive .

Il y a quelques mois paraissait dans l'Express une interview d'Arundhati Roy, militante indienne et écrivain (en train de faire un tabac mondial avec son Dieu des petits riens). Elle y égrenait ses convictions avec une implacable sérénité. En voici quelques extraits : "Vous luttez contre le développement économique. – Non. Tous les êtres vivants modifient leur environnement. Mais nous humains avons franchi un seuil mortel : nous avons brouillé l'intelligence qui liait l'eau aux rivières et la nourriture à la terre. – Vous attaquez votre gouvernement. Or l'Inde est une démocratie. Et la classe moyenne s'aggrandit parce qu'elle profite de la mondialisation. – Dois-je remercier l'Etat de me permettre de parler ou remercier le peuple pour avoir obtenu ce droit ? Et cela signifie-t-il qu'il n'y a plus de problèmes ? La classe moyenne est laissée dans l'ignorance totale du coût humain et écologique de l'amélioration de son bien-être matériel. Si on avait mis dans l'éducation et l'information citoyenne la même ferveur que dans le développement économique et militaire, la majorité des gens aurait refusé celui-ci dans sa forme. Mais voilà, il est bien plus facile de développer l'économie, avec des résultats immédiats, que d'éduquer sur le long terme. Et, maintenant, les gens ne veulent plus voir la réalité du voisin parce qu'elle est devenue insupportable. La mondialisation est en train de tuer l'imagination, de détruire le passé comme l'avenir. – Vous prônez la vulnérabilité, la différence. Mais les réalistes l'emportent toujours sur les romantiques, vous savez... – Emportent quoi ? Ce qui l'emporte, c'est toujours la vie. "Soyez réalistes, demandez l'impossible !" J'adhèrerai toujours à ce slogan. Je crois en la magie. Celle du corps et des sens. Je crois que les peuples doivent et peuvent s'unir contre la mondialisation. Face à cette sinistre uniformité, affirmer l'infinie diversité des hommes, la liberté et la beauté de la nature. Je veux pouvoir m'asseoir au bord de la route, regarder autour de moi et éclater de rire."

Plus récemment encore, le romancier Jim Harrison – un Occidental – était interviewé par la télévision française : "Nous mourons tous de ne plus entendre ce que les Indiens ont à nous apprendre. Le matin, tout Navajo commence par saluer les quatre points cardinaux. Il peut alors "marcher en harmonie" tout le reste de la journée. Quoi de commun avec la théologie occidentale, de droite ou de gauche, fondée sur le viol de la nature ? Nous écoutons encore moins les animaux. La vie pour l'ours n'a pas de terme, il ignore la mort. Et je suis intiment convaincu que c'est lui qui a raison, qu'on ne meurt pas . Mon père disait que la seule différence entre l'animal et nous était qu'il vivait dehors et nous dedans. Le point de vue est réciproque : nous rêvons tous les uns des autres, et c'est ce qui assure notre permanence. Dans la magie, on participe, on s'identifie réellement (tandis que le charlatanisme le fait seulement croire). Si l'on est animiste, alors – comme le disait si bien Rilke – écrire fait effectivement vivre les dieux. Rêver de veille engendre l'histoire, le monde. Sinon vous vivez en Amérique, ce Disneyland fasciste." Où tous les personnages, spectateurs compris, sont déjà morts tout en croyant exister. L'Occident moderne, c'est en somme l'enfer grec. Le tombeau hanté des civilisations animistes.

Les Indiens Kogui, qui vivent dans les montagnes de Colombie, y déposent dans des endroits choisis des coquillages qu'ils ramassent au bord de la mer et remplissent de la terre de leurs montagnes. L'un d'entre eux déclarait en 1998 : "La Montagne et l'Océan vivent loin l'un de l'autre. Il faut qu'ils se connaissent et se parlent régulièrement. Les Blancs, eux, ne cherchent à connaître la Montagne et l'Océan que pour les exploiter et les détruire. Respecter la Terre, notre mère, c'est toujours être à son écoute, vibrer à ses douleurs et à ses joies, la protéger pour la remercier de nous avoir mis au monde et de nous nourrir sans esprit de retour. Avec sa mère, on ne peut que communier. Les Blancs la violent et la torturent. Ils exterminent tous les faibles, y compris leurs frères. Comment voulez-vous que leur histoire finisse bien ?"

 

G. A qui sera l'avenir ?

1· france et occident [11e § de ta lettre]. Tu me trouves très français dans ma manière de dépenser inutilement mon énergie. Il est bien vrai, si c'est cela que tu veux dire, que les Français sont forts en gueule, régulièrement exaspérés de devoir faire une révolution pour obtenir une réforme .

A propos de mon pessimisme sur l'évolution occidentale, tu déclares n'y croire qu'à demi vu les bonnes volontés partout présentes. L'enfer est pavé de bonnes intentions ; et l'instinct de survie dont tu parles ne fonctionnera que lorsqu'il sera trop tard, puisqu'il est déjà trop tard. Quand la mort aura fait suffisamment son œuvre, alors les hommes modifieront leurs conduites technocratiques. Pas avant. Il n'empêche que mon devoir de solidarité est de gueuler et de refuser de collaborer. Comme j'aurais celui de promouvoir la technologie et de la pratiquer dans une ère post-apocalyptique où la superstition religieuse dominerait (comme ce fut le cas dans notre Haut Moyen-Age et le sera de nouveau). Quelle que soit l'époque, il s'agit pour chacun de se battre ici et maintenant, le but n'étant jamais de vaincre mais de résister. Vaincre autrui, c'est mourir.

Tu estimes que l'Occident est à l'âge de l'adolescence, j'estime qu'il est rentré dans son ère sénile . L'arbre de la civilisation continuera peut-être à vivre. Mais certainement pas la feuille de la société occidentale actuelle. L'idéologie du Moyen-Age a poussé sur le cadavre de la Rome impériale.

2· enfants, adultes et vieillards. Touchant mon antipathie pour les adultes [ton 3e §], je ne vois pas là contradiction avec mon "boulot d'homme". Les adultes à mes yeux ne le font pas. Je dois donc résister, et c'est d'ailleurs seulement ainsi que je maintiens ma propre harmonie. Comme disait le général américain Rickover : "Je croyais au début que je pouvais changer les gens. Si je continue à m'égosiller, c'est seulement pour empêcher les gens de me changer, moi."

Quand je dis détester les adultes, c'est une manière sommaire de parler. En fait, ce sont les bourgeois que je déteste, les gens qui ne prennent pas de risques, et qu'on trouve malheureusement à tous les âges. "Tous les enfants ont du génie, écrivait Cocteau. Sauf Minou Drouet." Quant aux adultes responsables dont tu parles [11e §], ce sont ceux-là mêmes qui acceptent la guerre économique (destruction des cultures minoritaires, pollution, chômage, aggravation des inégalités, etc.). Enfouir les déchets nucléaires ou diluer le mal-être privé des gens dans la conformité sociale revient au même : dans les deux cas, on empêche l'avenir de jamais éclore.

Ce n'est certainement pas aux adultes occidentaux [3e, 4e, 5e et 11§], qui votent pour les destructeurs, qu'on peut confier l'avenir mais bien aux enfants. Margaret Mead, à qui la parapsycho américaine – comme tu sais – doit sa reconnaissance officielle, déclarait magnifiquement : "Nous devons être immigrants d'une époque dont nos enfants sont originaires." Nos enfants ne nous appartiennent pas, c'est nous qui leur appartenons, et nous n'en sommes que responsables. Erich Kastner : "Devenir semblable aux enfants est un rêve irréalisable. Mais nous pouvons tenter d'empêcher que les enfants deviennent comme nous." Jeanne Delais (pédagogue d'exception) : "Certains adultes prétendent purger l'enfant des ses illlusions, faire taire en lui le bavardage des sources et les querelles d'oiseaux : c'est ce qu'ils appellent le rendre raisonnable. Autrement dit, tuer en lui le don d'invention, le déposséder de ses richesses, l'exiler de lui-même." Je lutterai contre ça jusqu'à mon dernier souffle.

Pour que l'avenir ait lieu, il faut simplement que les enfants deviennent eux-mêmes. Mais pour cela, il faut commencer par les protéger de notre propre société, qui fait tout pour détruire leur animisme naturel. Einstein avait parfaitement formulé le programme que devraient se donner les hommes, et qui dépasse infiniment la simple ambition de trouver une théorie physique unitaire : "Il n'y aura pas de progrès dans le monde tant qu'il y aura des enfants malheureux." Mon ambition est de formuler ce programme en termes scientifiques et métaphysiques.

conclusion. L'objectif de toute science est de fournir une description déterministe du monde. Mais ce déterminisme ne se limite pas à la causalité et ne saurait donc s'identifier à la technique. Les progrès des techniques médicales sont immenses, mais ceux de la théorie biologique (de l'évolution et de son moteur finaliste intrinsèque) sont nuls. Et la confusion est de plus en plus grande entre les deux. Comme le remarquait Guy Béney, le téléphone est un substitut technique de la télépathie, qui fait croire qu'on peut se passer de celle-ci et qu'elle n'était qu'une forme archaïque de celui-là. Or il s'agit de tout autre chose. Un tranquilisant n'explique en rien l'angoisse du malade. Et à force d'instrumentaliser la psychosomatique, on rend les gens parfaitement idiots. Que les scientifiques, hormis les physiciens, aient renoncé pour la plupart à des théories générales les déshonore, les exclut en fait de la Science. On peut bien sûr retourner l'argument et dire que les médecins, plus largement les ingénieurs, ont au moins le souci d'une efficacité immédiate, qui peut se traduire par un mieux-être du prochain (ce dont se contrefichent les physiciens) ; mais ils renoncent du même coup à construire l'Histoire (une Singularité) qui ne se fait que sur le long terme et par un effort moral continu.

La conclusion, pour un scientifique moderne, est qu'il faut impérativement échapper à Charybde (Auschwitz / Hiroshima) et Scylla (le libéralisme économico-moral, dernier avatar de la Pax occidentalis). Et comment mieux le faire qu'en proposant des théories physicalistes inutilisables par les militaires ou les multinationales (je veux parler de théories scientifiques de l'éthique et de la métaphysique, de théories psi) ou en contestant physiquement toutes les idéologies (en n'admettant que le pouvoir sur soi) ? Comment mieux incarner cet impératif, pour un scientifique, qu'en étant animiste et en se faisant aussi petit qu'un enfant ?

"Il faut réveiller en nous tous les enfants endormis" (Leibniz).

 

 

III. LES CONCEPTIONS ERRONEES DU PARANORMAL

A. Chez Chauvin

l'idee generale. Outre mes échanges à fleuret moucheté avec Chauvin, j'ai instruit une partie de son procès dans mes lettres à Pascale Catala et Philippe Wallon. Je vais continuer ici en partant de l'argument (le goût du mystère) que tu présentes pour sa défense. Mon exposé sera toujours le même : Chauvin fait avec le paranormal de la pseudo-science (ce qu'il nie) et escamote la morale (ce qu'il reconnaît).

Chez un scientifique, la croyance au mystère consiste à affirmer une transcendance et à renoncer d'emblée à l'explication (à la théorie), tout en espérant le contrôler techniquement. C'est ce qu'a fait Chauvin avec l'évolution biologique, le paranormal, les ovnis, les surdoués, etc. Scientifiquement, Chauvin est un pur béhavioriste qui croit impossible de rendre scientifiquement compte de l'esprit et de ses relations avec la matière.

Sa croyance au mystère est bien métaphysique (il est catholique convaincu). Quant à la passion du Tiers exclu, elle est sans danger social tant qu'elle reste minoritaire. Le problème est qu'elle a envahi notre culture, à la fois matériellement (technocratie, ultralibéralisme) et intellectuellement (conformisme moral, monisme athée ou théiste). D'où le désastre actuel.

1· le psi et la vie [8e et 9e §]. Appliquer les sciences dures au psi est selon moi une attitude non seulement naïve mais dangereuse. L'infantilisme technocratique de Chauvin (qu'il partage avec les parapsychologues quantitatifs) revient à défendre l'absurde position suivante : "Vive le mystère, la planète dût-elle périr après moi !"

Le corrélat de ce culte du mystère, c'est son expérimentation sans état d'âme. Comment pourrait-on découvrir le "moteur de l'évolution" quand on entend traiter la vie, le psychisme et la créativité comme la matière inerte ? Je ne suis bien entendu pas contre l'expérimentation sur le vivant ; mais avec beaucoup de précautions, ce dont ne s'embarrasse nullement la plupart des chercheurs. Comment peut-on, en pleine mondialisation, vouloir encore séparer la technique et l'éthique alors que l'originalité individuelle, les cultures et les espèces disparaissent exponentiellement ?

Chauvin a toujours utilisé un outil inadéquat (l'expérimentation béhavioriste) à propos de psi (qui est par définition une signification improbable) . Vu son programme, la parapsycho quantitative est une pseudo-science. Et comme tous les expérimentalistes, Chauvin n'a abouti à rien : ni à la reproductibilité ni à une théorie descriptive. Pire : s'il y a du vivant chez lui, c'est peut-être dans sa vie personnelle mais certainement pas dans sa démarche d'éthologue où il n'aura promu que la technocratie, c'est-à-dire à terme précoce la mort.

2· science, art et morale. L'art ne se fait ni se perçoit, il s'éprouve. Il ordonne le Chaos. Et il est indispensable en ce que sa magie (rituelle) permet seule le miracle de l'histoire, de la vie. L'art ne sert qu'à éprouver ce qui ne peut s'éprouver autrement et qu'il faut pourtant éprouver. La poésie exprime l'indicible comme la peinture montre l'invisible.

Chauvin ne comprend rien à la morale et à l'art. Comment pourrait-il dire ou faire quelque chose d'intéressant à propos de paranormal ? Il n'est pas tant dans la peau d'un ethnologue qui décrirait le mieux qu'il peut des rituels auxquels il ne comprend rien ; il croit plutôt qu'on peut les imiter sans engagement intime et produire ainsi du miracle à répétition. C'e n'est pas non plus le zoologue écologiste, qui va sur le terrain pour découvrir des civilisations inconnues (et partout menacées) au risque de sa carrière, de sa vie familiale et même parfois de sa vie tout court ; c'est le zoologue utilitariste, pour qui toute expérimentation est bonne qui servira l'homme. Il est pour lui tout à fait secondaire de protéger d'abord les milieux naturels et totalement stupide de militer contre la technocratie. Quoi qu'il en dise, la seule histoire qui l'aura jamais intéressé (comme la majorité des Occidentaux), c'est sa réussite matérielle. De son propre aveu, il n'a jamais eu de phénomènes psi. Que peut raconter sur les couleurs un aveugle, produire musicalement un sourd ? Des conneries, quand l'infirmité est volontaire .

Mais si l'infirmité est de naissance, il ne tient qu'au sujet de la sublimer. Et de devenir à son tour, dans le combat, un poète (comme Arundhati Roy, Jim Harrison et tous les désespérés qui refusent de se coucher).

conclusion. Je reproche à Chauvin de faire de la pseudoscience par goût infantile (et non enfantin) du mystère. Et mes attaques visent au-delà de Chauvin tout un courant de la sensibilité contemporaine, que je considère comme un pur abrutissement moral, politique et, bien sûr, scientifique. Chauvin n'aura jamais fait que déifier le mystère. La créativité étant inexplicable techniquement, il est absurde de mettre ce mystère sur un trône et de lui faire des courbettes scientistes dans l'espoir de le fléchir. Il faut au contraire le faire vivre à l'air libre, en produire soi-même ou – au moins – communier avec ceux qui en produisent.

Et quand bien même on refuserait cette participation, on ne saurait pour autant qualifier le psi de manière purement cognitive. Le psi (qu'on y croie ou non) n'est pas tant mystérieux que subversif , à tous points de vue. En le vidant de ce contenu, les expérimentalistes le font disparaître. Ne reste plus alors qu'un fantasme de toute-puissance, qui fait au moins – il est vrai – le bonheur de ces malheureux.

 

B. Chez toi

1· immanence et transcendance. Le goût du mystère se retrouve chez Chauvin comme chez toi dans votre spiritualisme. Mais, contrairement à Chauvin, tu relies directement celui-ci à la vie et au paranormal. Et, dans cette perspective, tu as cherché à en tester le déterminisme. D'abord avec l'expérience de rétro-PK, ensuite avec le tychoscope.

Je rappelle préalablement une argumentation que j'ai déjà tenue à plusieurs reprises au cours de ce débat [ici même, en II.A.3]. La morale se fonde sur un principe de finalité, règle qu'on pose comme transcendante à sa personne physique mais qui reste, d'un point de vue subjectif ("direct"), parfaitement immanente puisque décidée par soi . La subjectivité, la spiritualité ne peuvent obéir à une finalité extrinsèque (= être essentiellement soumises à de la causalité matérielle) puisque la liberté qui les fonde disparaîtrait du même coup. C'est pourtant sur une telle illusion que reposent les monismes occidentaux (christianisme ou matérialisme). D'où les ineptes théories causalistes de l'histoire (à tous les échelons : individuel, social, spécifique ou cosmique), dominantes en Occident bien que jamais vérifiées. Sous la pression des faits, on tempère d'indéterminisme ces théories (comme le darwinisme ou la cosmologie quantique). C'est à une telle théorie bâtarde que tu croyais, et c'est elle que tu as voulu tester avec ton tychoscope : du hasard pourrait naître un psychisme. Comment, faisait remarquer Ruyer, le hasard pourrait-il monter ses propres capteurs ? L'échec de ta tentative était prévisible.

2· Outre ton spiritualisme flou (qui amalgame morale et métaphysique) et ta croyance en une magie illusoire (pseudo-animiste, à propos du tychoscope), tu défends parallèlement un complémentarisme assez vague pour ne pas en assumer les exigences :

– en morale. Un complémentarisme strict exclut évidemment la reproductibilité pour tout ce qui touche à la créativité (la finalité). Mais il exige en outre du scientifique de la formuler paradoxalement en termes antilogiques ou antiphysiques s'il pratique une science naturelle, antipsychiques ou antisociaux s'il pratique une science culturelle. Autrement dit, le parapsychologue doit être un contestataire tous azimuts. Ce que tu refuses ;

– en métaphysique. Le fait que la morale soit formulée dans un antilangage (par exemple l'induction en logique, l'inversion temporelle en physique, la liberté en psycho, l'anarchisme en socio) implique l'existence d'un métalangage apte au traitement de la métaphysique et de l'affectivité. Au lieu de l'expliciter, tu l'as réduit au langage des probabilités objectivistes , ce qui interdisait toute solution au problème de fond que le complémentariste doit sans cesse et partout résoudre : prouver dans chaque domaine scientifique que les mystères objectifs (irréductibles à un déterminisme causal) trouvent leur explication finale dans la liberté de sujets (l'intentionnalité intrinsèque) et, inversement, que les mystères de la spiritualité (irréductibles à la liberté du sujet) ne sont que des projections d'informations causales. Ce qui revient à dire que le complémentarisme est lui-même sans mystère, qu'il est la vie elle-même et qu'il s'agit seulement pour le scientifique d'en illustrer le noyau animiste dans toutes les disciplines.

moralite. Je suis un exotériste. Je déteste, pour les raisons morales que j'ai précédemment développées, tous ceux qui prétendent que derrière le symbole se cache un sens crypté par quelqu'un d'autre (Dieu, Esprits, Société, Inconscient collectif, etc.) et plus encore ceux qui prétendent pouvoir le décrypter. C'est pour moi de l'obscurantisme et de l'escroquerie . L'histoire occidentale montre d'ailleurs que les pratiques mantiques, comme les religions, finissent toujours par devenir le contraire de ce qui les avait fait naître. Mais je déteste tout autant ceux qui prétendent éliminer la sémantique du symbole par une approche purement comportementale (éthologique ou socio-quantitative), c'est-à-dire ceux qui se fichent de sa nature (vivante) et veulent seulement l'asservir. Tu as toujours été un tenant de ces deux approches, qui sont pour moi aussi fausses l'une que l'autre. Et pour cause, l'idée globale étant de rendre compte de la Signification en la coupant en deux dans l'espoir qu'en bricolant ultérieurement au hasard on finira bien par recoller ses morceaux et lui redonner vie.

Que l'approche spiritualiste ou béhavioriste de la signification soit une absurdité, ni le public ni toi ni Chauvin ne voulez l'admettre. Et cela n'a rien à voir avec la qualité du raisonnement qu'on vous présente, mais à votre refus de considérer comme contraignant un raisonnement moral , le seul valable à vos yeux étant celui qui aboutit à contraindre physiquement autrui.

 

 

IV. PSI ET CREATIVITE

Au travail d'information publique s'oppose le travail de création, qui consiste socialement à "résister" . Or je mélange les deux dans ce débat. Je vais donc tenter de m'en expliquer, dans cette partie (la créativité) puis dans la suivante (les échanges avec autrui).

 

A. Sur la créativité en général

1· trouver d'abord. L'un des aspects de mon travail (et plus généralement de ma conduite) est propre à tous ceux qui agissent non pour exprimer ce qu'ils savent mais pour trouver ce qu'ils ne savent pas. Cas des artistes en général, qui proposent d'autres mondes que les connus.

"Plus j'écris, disait Sollers à propos de ses romans, plus je vois." Et Picasso : "Si on peut le faire, alors pourquoi le faire ?" . On fait sans savoir et sans voir, on trouve sans chercher. Simple étincelle au départ, qu'il faut immédiatement entourer de brindilles adéquates. "A la guerre, on s'engage de partout ; et puis l'on voit" (Napoléon). Pareil quand on fait des enfants. Après on cherche, on travaille : on installe des tuteurs, on essaie d'enlever tout ce qui est superflu. Parfois il ne restera rien... Parfois au contraire, ça vous débordera.

Quand une toile semble achevée, on la met de côté, "face au mur, disait Miro, pour qu'elle se peigne un peu tout seule". Et puis on l'oublie, on l'abandonne au monde. Et c'est bien plus tard qu'on pourra clairement discerner ce qui a continué à pousser à l'intérieur de vous, ce qui était mort-né et ce qui a désormais sa vie propre.

2· enigme a moi-meme. La création (et sa trace, l'œuvre) restera à jamais énigmatique. Que j'écrive des choses parfois incompréhensibles, non seulement je l'admets (puisqu'elles restent parfois mystérieuses pour moi-même) mais je le revendique. Une dame déclarait à Picasso : "Maître, j'admire beaucoup vos tableaux, mais je ne les comprends pas. – Il ne manquerait plus que ça ! Est-ce que vous comprenez le chant d'un oiseau ? Hein ? Quoi ?!? Et les pommes frites, vous les comprenez les pommes frites ?" Sur le processsus de création, le même Picasso déclarait : "Quand on a oublié tous les autres tableaux, tout ce qu'on sait et qu'on vous a appris, quand on devient bête, il arrive un moment où tout ce qu'on fait est raté. Mais c'est justement à ce moment-là qu'il se produit quelque chose qui nous dépasse et qu'on redevient soi-même." Et tous les intimes du maître catalan ont pareillement remarqué la transe dans laquelle il se mettait pour peindre.

3· genie meconnu, createur maudit. Touchant le syndrome du génie méconnu [4e § de ta lettre], je veux bien reconnaître que j'en suis en partie atteint. Mais en tant qu'effet, pas en tant que cause ! Depuis que je suis enfant, j'ai toujours admiré passionnément les créateurs (grands artistes, théoriciens scientifiques, héros), et j'étais convaincu qu'ils appartenaient à une espèce différente, les demi-dieux. C'est vers quarante-cinq ans que j'ai eu, avec surprise, le sentiment d'appartenir à cette catégorie-là... sans avoir pour autant changé d'espèce. Le génie est une notion vague, sur laquelle même l'histoire se trompe. Par contre, la psychologie d'un créateur est facile à reconnaître, comme je l'ai déjà écrit à Pascale Catala : le créateur s'exprime pour créer (non l'inverse), et il y consacre sa vie . C'est mon cas. Que de ce choix l'on souffre socialement de temps à autre, c'est l'évidence même puisqu'une création ne se fait que contre la société et qu'il n'est pas toujours facile dans ces conditions d'assurer sa subsistance et son équilibre mental. "Nous demandons seulement du pain et de l'inquiétude", déclarait Verlaine. Mais j'aurais vécu l'enfer si je n'avais pas structuré toute ma vie autour de cette admiration initiale .

"Le Sage ne va pas mal, c'est son mal qui va mal. Quant à lui-même, il va fort bien" (Lao-tseu).

4· bloquage du milieu. Plutôt que de souffrir d'être incompris (ou de me croire incompris...), je suis intrigué par la résistance à ce que je dis. Il existe certes des raisons d'ordre intellectuel, que j'avais déjà repéré jeune (dont je parlerai plus bas) et des raisons d'ordre moral, affectif ou métaphysique (dont j'ai parlé plus haut). Mais voici une anecdote.

Alors que j'étais en troisième année de médecine, le professeur titulaire de biochimie déclara en amphi – avec morgue vu la somme de connaissances à ingurgiter – que les étudiants n'avaient plus vraiment de curiosité scientifique et qu'il serait maintenant impensable que l'un d'entre eux méritât un prix Nobel comme cela était arrivé cinquante ans plus tôt. Or il se trouvait, sans du tout me prendre pour un nobélisable et par paresse uniquement, que j'avais découvert après quelques jours de réflexion que la totalité du cours de biochimie (qui se terminait cette année-là) pouvait se ramener à quelques structures métaboliques simples (tridimensionnelles et temporelles) ; et j'en avais rédigé la démonstration complète en une dizaine de pages manuscrites. Ayant eu la meilleure note à l'examen QCM (contre toutes mes habitudes), j'allai voir ce professeur avec mon petit travail, seulement curieux de sa réaction après une telle déclaration. Il regarde mes schémas, me pose deux ou trois questions puis me dit : "Très étrange, oui très étrange. Mais, hein, ce n'est qu'une amusette d'étudiant, un pense-bête pour examen." J'étais tout à fait d'accord. Mais j'ajoutai que si on l'enseignait tel quel, cela éviterait d'abêtir les étudiants et obligerait les enseignants-chercheurs à réfléchir sur le sens (que j'ignorais) de telles structures apparemment fondamentales ; et que j'étais prêt à travailler dessus si on me rémunérait, car je payais moi-même mes études. Le professeur me répondit qu'il n'avait pas de crédits pour cela, et l'affaire en resta là. Elle en est toujours au même stade, quarante ans plus tard, puisque les étudiants actuels se tapent toujours le même programme basique de chimie.

Cet événement m'avait frappé, mais sans que j'y attache d'importance personnelle. J'avais au moins compris deux choses que je ne soupçonnais même pas : d'une part qu'il y avait des bloquages extrinsèques à la science et d'autre part que certaines découvertes se faisaient non pas tant fortuitement qu'en tournant délibérément le dos à l'efficacité immédiate. J'avais découvert ça parce que j'étais un cancre et que je m'intéressais essentiellement à tout ce qui est inutile (je n'ai pas changé sur ces deux points !) . Ma situation est assez comparable actuellement, à ceci près que je parle maintenant de significations et plus de formes, ce qui est beaucoup plus compliqué (puisqu'il faut alors raisonner en termes de complémentarité). Il y a donc beaucoup moins de gens aptes à comprendre mes petits graphes spatio-temporels, mes "mandala" comme les appelle plaisamment Guy Béney. Et ceux qui en sont capables s'y refusent généralement pour les raisons bourgeoises précédemment signalées : je bouscule des avantages acquis, des places patiemment envahies (jardins secrets, conventions universelles). Ce n'est pas le contenu scientifique qu'on critique intimement, mais ses implications psycho-sociales.

5· une parapsychologie de l'art. Picasso à Brassaï, en 1943 : "Il ne suffit pas de connaître les œuvres d'un artiste, il faut aussi savoir quand il les faisait, pourquoi, comment, dans quelles circonstances. Sans doute existera-t-il un jour une science qu'on appellera peut-être la "science de l'homme", laquelle cherchera à pénétrer plus avant l'homme à travers l'homme créateur." C'est au fond une définition de la parapsychologie à partir de l'étude de la création artistique. La parapsycho qualitative comme je l'ai pratiquée un moment s'y apparente, qui cherche autour d'un cas psi spontané (violation de la causalité) des circonstances éclairantes de toutes sortes : traits de personnalité, motivations du moment, événements concommitents déterminants (objectifs ou subjectifs), facteurs culturels, saison, transe légère ou profonde, croyances métaphysiques, etc. Il s'agit bien d'une science du singulier, qui cherche par extensions spatiales et temporelles (l'amplification jungienne) à reconstituer complètement une boucle de signification, dont l'étendue peut être très variable : du psi réductionniste des rhiniens (la plus brève) au psi mythique (telle la "résurrection" du Christ), en passant par le psi tychologique (comme les synchronicités jungiennes).

conclusion. Comme le disait très bien Fernand Léger, "le clochard et le créateur misent au départ sur le même cheval, la Liberté : l'un échoue, l'autre réussit". L'expérimentateur (comme Pasteur), l'ingénieur (comme Edison), l'archiviste (historien, paléontologue, astronome...) cherche et finit par trouver un processus reproductible ou un témoignage vérifiable. Aucun ne remet en cause le monde où il vit, ils veulent seulement découvrir ou inventer, la liberté n'est pas chez eux un principe premier .

Au contraire, le théoricien de sciences dures – comme le grand artiste ou le héros – trouve d'emblée. Par une méthode purement libertaire (cf. Krishnamurti et Rousseau, déjà cités). En matérialisant un rêve idéal, il crée. Bien entendu, il doit après le big bang beaucoup travailler pour aboutir à un résultat globalement pertinent. Condenser, nettoyer et harmoniser ; rendre crédible, fiable et viable ; filmer, monter et diffuser ; etc. Tout le problème, purement moral, du créateur est d'établir une correspondance finale avec une réalité ultérieurement observable.

Cette procédure sui generis est de type psi. Mais la diffusion sociale d'une théorie scientifique présente en outre l'avantage sur l'art ou la morale d'être vérifiable par ses effets, c'est-à-dire par tout le monde : elle fixe en quelque sorte le témoignage d'une apparente "coïncidence significative" en l'objectivant absolument. Ce qui ne veut évidemment pas dire que cette procédure soit elle-même "reproductible" (automatiquement) de l'extérieur, ou même de l'intérieur : le meilleur médium peut échouer, s'appelât-il Einstein . Cela veut même dire exactement le contraire : causalité et finalité ne sont pas réductibles l'un à l'autre.

 

B. Sur les difficultés du complémentarisme et de la recherche psi

l'idee generale. Tu penses que le complémentarisme est la juste approche de la métaphysique (du psi, de la vie) ; mais tu ne l'as jamais vraiment mis en pratique. Je nage, moi, depuis quarante ans dedans.

La démarche même de la physique théorique contemporaine me semble très fortement marquée par une démarche complémentariste ; néanmoins, une argumentation sur ce thème serait ici trop spécialisée et trop longue . Je me limiterai donc aux sciences humaines pour dire que rares sont les chercheurs qui acceptent le tiers inclus et que c'est plutôt alors pour libérer leur discours (principe verbeux d'incertitude, agnosticisme, relativisme, prestidigitation dialectique) que pour le contraindre (principe affectif de complémentarité). Aucun de ces spécialistes, à ma connaissance, ne cherche un langage commun (l'espace-temps par exemple, ou encore la viabilité) aux sciences dites dures et à celles de la subjectivité ou de l'imaginaire, indispensable pourtant au traitement scientifique des significations.

Bien entendu, le langage complémentariste a des contraintes particulières, qui ne facilitent ni sa lecture ni son adhésion ni sa rédaction.

1· les deux monismes. J'ai précédemment défendu les artistes, mais ils ne sont bien sûr pas exempts de critiques. Par ailleurs, il me paraît impossible de croire à l'honnêteté métaphysique des scientifiques spiritualistes ou des artistes matérialistes, qui dissocient de fait leurs recherches de leurs croyances :

– En général, les expérimentalistes (comme toi ou Chauvin) s'intéressent aux théories causales, qui marchent à tous les coups (ou qu'ils croient telles dans le présent ou l'avenir), parce qu'elles permettent (ou permettront) d'améliorer le rendement. Et ils ne se sentent absolument pas contraints par des raisonnements moraux, a fortiori métaphysiques, qui contrediraient leurs habitudes, leurs intuitions ou leurs convictions réalistes. La morale pour eux doit être efficace et ne saurait exister hors du cadre des convenances sociales. Autrement dit, sa justification ne saurait relever que de quelque transcendance spirituelle (censée ineffable). Mais, concrètement, cette morale n'est rien d'autre que le conformisme ambiant, la "morale bourgeoise", qui défend le portefeuille, la Révélation et les avantages acquis, c'est-à-dire techniquement le passé. Ainsi, même quand ils se prétendent dualistes, les expérimentalistes sont toujours de fait des matérialistes stricts, qui nient à l'homme toute créativité absolue sur le plan moral.

– Mais on observe également l'irresponsabilité inverse, qui consiste à tout miser sur la création, le désir quelles qu'en soient les conséquences objectives. Cas de beaucoup d'artistes, d'intellectuels contestataires et de militants terroristes. Leur vertu première est incontestablement le courage. Ils s'intéressent à leur propre dépassement, mais ne veulent à aucun prix de contraintes techniques. La logique ne doit être que celle de leur bon vouloir et de l'instant ; elle ne saurait relever que de quelque transcendance corporelle, individuelle et/ou collective, "transe" qui justifie d'avance tous les crimes au nom de la joie rituelle de l'instant puisqu'elle est censée transformer magiquement la réalité. Ainsi, quand bien même ils se prétendent dualistes, les activistes sont de fait des spiritualistes stricts , qui nient l'irrréductible autonomie de la Réalité.

Il s'agit dans ces deux cas de formes antagonistes d'extrémisme : la première (dictatoriale) mise tout sur les techniques, et la seconde (totalitaire) tout sur les rituels.. On devient métaphysiquement respectable (on maîtrise son destin) quand on tente de concilier ces deux inconciliables :

– ainsi de certains spécialistes de sciences dures qui font de la Connaissance le but principal de leur conduite, indépendamment de toute application technique ;

– il a toujours également existé des artistes – Braque, les Renoir – ou des militants – Mendès-France – qui tentent de concilier leur éthique personnelle ("nocturne") avec la Loi ("diurne"), de libérer autrui en même temps qu'eux-mêmes sans en passer pour autant par le meurtre organisé (Picasso, Mao) ou le suicide (le Christ, De Stael) ;

– beaucoup de scientifiques occidentaux se sont battus sur les deux fronts (Einstein, Th. Monod, Russell, etc.). Mais ce sont des dualistes stricts (des antimétaphysiciens, dans la mesure où ils refusent de s'interroger, sinon affectivement, sur le lien entre leurs deux entités de référence) ;

– enfin, on trouve de très nombreux complémentaristes parmi les sages (Lao-tseu, Montaigne). Mais aucun n'a – et d'ailleurs ne le pouvait à son époque – tenté de formuler cette conception en termes physiques de matière-espace-temps ou écologiques de viabilité. C'est ce que j'essaie de faire avec la physique moderne et l'histoire, en généralisant le programme qu'avait accompli poétiquement Bachelard à partir de la physique antique des quatre éléments.

2· organicite de la demarche. Fût-on le plus grand créateur du monde, voudrait-t-on sans cesse se surprendre, on se ressemble toujours vu de l'extérieur. Mais en se projetant partout à l'intérieur de soi, on explore toujours plus en profondeur le noyau inconnu qui pourrait nous fonder. Mon problème particulier en tant que scientifique est de donner chair à l'anneau spatio-temporel dont je parlais plus haut. Et, comme tous les créateurs, je ne peux qu'entreprendre une infinité d'ébauches, tendre vers cet idéal. Je crayonne. Puis je jette mes petits papiers par la fenêtre en espérant qu'ils voleront d'eux-mêmes .

Il y a les faux poètes, incapables de diriger leur destin, qui privilégient le réel ou l'imaginaire : soit les pompiers (qui se contentent de déguiser la réalité, de l'imiter ou de la formater ; qui proposent des produits parfaitement "conditionnés") et les pyromanes (pour qui le désir est tout et la réalité rien). Et puis il y a les vrais poètes, qui lient organiquement le réel et l'imaginaire : Rimbaud, Churchill, Vigo. Des femmes surtout, qui le font pour ainsi dire naturellement : Billie Holiday, Louise Labbé, Rosa Luxembourg, La Magnani... Qui fabriquent de la vie. Quelque chose d'inachevé et d'inachevable. L'éternité dans l'instant, l'immensité dans un trait. Où le singulier se confond avec l'universel .

Etre à chaque fois inventif et complet, rendre équivalent le fini et l'infini, c'est cela l'obligation de complémentarité. A chaque fois, transformer de l'imaginaire gratuit en réalité viable, de la réalité brute en imaginaire enchanteur. Incarner personnellement une histoire collective possible. A mon niveau, modeste et ingrat, d'épistémologue contestataire : affirmer encore et toujours contre l'idéologie régnante la même symétrie spatio-temporelle, la même correspondance logico-morale .

3· validations. Tous les créateurs en art font du psi avec chaque oeuvre. Mais le critère de ce psi-là n'est pas la violation éphémère du principe de causalité (critère traditionnel de l'expérimentation quantitative) mais au contraire une preuve éclatante, durable et entièrement subjective du principe de finalité. On retrouve ce critère "artistique" dans certains livres de sciences humaines, où l'intentionnalité est présentée comme déterminant principal.

J'ai déjà discuté dans cette lettre-ci de l'invention de théories physiques et de leur validation (en conclusion de IV.A). Une telle invention peut être considérée comme du psi de second type (cf. note 44). Quand le but de ces théories est la prédictibilité, elles sont validées par un critère qui se situe entre psi traditionnel (anticausal) et art (ultrafinal). Elles prouvent l'existence d'un certain paranormal (de l'indéterminé ou de l'anticausal apparent) par un témoignage physiquement vérifiable (causalité mécanique ou probabilité objective) ; dit de manière plus orthodoxe, elles transforment de l'inexplicable global en explicable physique.

Enfin, il faudrait distinguer les métathéories qui combinent finalité et causalité, dont le critère de validation psi n'est plus l'anticausalité, l'ultrafinalité ou la reproductibilité physique mais la viabilité, et qui peuvent s'appliquer à n'importe quel domaine. Ces métathéories comprendraient toutes les "sagesses" (les harmonisations affectives) : de la moins visible (celle de l'ermite) à la plus métascientifique (la parapsy contestataire que je pratique) en passant par l'art mystique (comme la musique soufie).

4· la theorie et ses applications. J'ai exposé les grandes lignes de mon modèle dans l'article "Animisme et Espace-Temps". Il n'y a pas, sur le fond, théorie plus simple puisqu'elle n'exige aucune compétence particulière pour la comprendre : à l'objectivité (information aveugle) s'oppose la subjectivité (intention lucide), à la réalité (temps irréversible) s'oppose l'imaginaire (espace irréversible), le tout étant relié par une boucle spatio-temporelle en anneau de Möbius. Cette théorie, parce qu'elle fait coexister des postulats et leurs contraires, est à la fois complète et organique . Ce qui est compliqué (et même très compliqué), c'est d'appliquer cette théorie métaphysique aux phénomènes naturels, à des modèles qualitatifs (comme les conduites ou les discours humains) ou quantitatifs (les théories scientifiques existantes). Mais ne me dis pas que je suis obscur. J'applique mon modèle, plus ou moins bien. Dis que je rate souvent mon coup, que je quadrature mal mon cercle : OK. Mais, comme le remarquait Napoléon à propos de politique, "une absurdité n'est pas un obstacle ; il suffit de persévérer". Du moment que je raisonne mieux qu'hier et moins bien que demain...

Je ne suis pas toujours certain de moi une fois rédigé un raisonnement complémentariste, à la fois formel et sémantique. L'inversion spatio-temporelle d'une signification est chaque fois un problème différent qui dépend du contexte et du but particulier qu'on se donne, ce qui exige une démarche paradoxale (intuition et rigueur) pleine de risques. Les deux processus décrits sont-ils vraiment complémentaires, cet ensemble significatif constitue-t-il un univers organique, est-il une totalité sans au-delà ? Tu connais peut-être la fameuse inversion de Valéry sur la phrase de Pascal : "Le silence de ces espaces infinis m'effraie" devenait "Le vacarme intermittent des petits coins me rassure". On reste là dans l'humour, le nonsensique : il n'y a pas de signification globale. Mon problème est de trouver, à chaque fois, un antitexte tel que l'ensemble des deux ait une signification métaphysique viable, existe par lui-même (soit sans postulats) .

 

 

 

V. RECHERCHE ET RELATIONS PUBLIQUES

· l'idee generale. Pour transmettre un message complémentariste à un public occidental adulte, il y a beaucoup d'obstacles à franchir (tels les principes du tiers exclu et de causalité). Si l'on s'adresse de plus à un public intéressé par le paranormal, il y a d'autres préjugés à détruire (le mystère et les pouvoirs) . Pour dire les choses crûment : tandis qu'il existe une hérédité certaine de l'intelligence rationnelle, ce qui excuse les imbéciles, la lâcheté est toujours décidée, qu'il faut bien condamner.

Enfin, si l'on présente cette complémentarité en termes physiques d'espace-temps et métaphysiques de relations logico-morales, des problèmes de compétence se posent.

 

A. Aspects sociolologiques

1· l'inconscient collectif. Les soi-disant spécialistes du psi ont renoncé à toute théorisation des relations esprit-matière. Soit qu'ils n'aient pas la moindre idée de ce que sont ces relations (comme Chauvin et, avec lui, le grand public), soit encore qu'ils en nient la complémentarité, soit enfin qu'ils refusent d'en tirer les conséquences (comme toi). Ce que veulent les gens, c'est du mystère (de l'émotion frelatée) et des pouvoirs (des techniques), d'où la floraison – aussi vieille que le monde – de prétendus experts qui peuvent éblouir à bon compte les gogos.

Les gens, de plus, ont des idées a priori sur l'interprétation du paranormal, monistes ou dualistes – ce qui revient pour moi strictement au même . Le mystère en effet qui les fascine n'est rien de plus que leur propre inconscient : a) un monisme se fonde sur la négation meurtrière de son contraire b) le dualisme laisse vacant l'interaction vivante entre les deux absolus qu'il affirme. Si l'on se veut un inconscient (= si l'on refuse l'approche complémentariste), ce que je raconte est évidemment du chinois.

2· difficulte culturelle. Je l'ai dit et redit ici même comme dans les lettres précédentes de ce débat : quoi de plus simple que d'affirmer que le déterminisme réel de la subjectivité est rétrocausal (une fin ultérieure déterminant des moyens antérieurs) et que l'imaginaire se caractérise par une irréversibilté spatiale (par la projection d'une réalité virtuelle) ? Ce qui est difficile, c'est l'usage pratique de la complémentarité. Et en particulier sa démarche "révisionniste", apparemment nihiliste puisqu'elle conteste tous les paradigmes philosophiques, idéologiques et scientifiques de l'Occident.

En proposant des théories physicalistes qui n'ont d'applications que morales et esthétiques, le complémentarisme que j'explore et déploie permet de concilier une démarche scientifique avec le refus de la technocratie. Il s'agit non seulement d'une science matériellement désintéressée, mais en plus socialement contestataire. Bref, cumulant tous les inconvénients. Rédhibitoire. Qui peut s'intéresser à la science de cette manière ?

 

B. Communication ou communion ?

Un créateur ne peut pas transmettre à autrui quelque chose qu'il aurait en tête puisqu'il n'a rien en tête. Faire est pour lui le moyen de trouver ce qu'il cherche. Il procède par intuitions convergentes, successives ou non. C'est d'ailleurs le cas général des pensées, qui se forment dans l'âme – disait Joubert – comme les nuages se condensent dans l'air. Que doit-il, que peut-il faire ensuite ?

1· les limites des auditeurs et les imperatifs du chercheur. Il est bien certain (n'en déplaise aux psychologues de gauche) que la notion de limites intellectuelles est une réalité : chez les animaux (on n'apprendra jamais à un chimpanzé l'équation du second degré) comme chez les hommes . Les limites morales, elles, sont purement imaginaires. Rien de plus évident pour un épistémologue honnête (en principe sans préjugés métaphysiques) que d'admettre l'homologie entre complémentarité et signification naturelle ; mais rien de plus difficile pour un expérimentaliste professionnel ou l'empiriste lambda que d'abandonner des principes (causalité, tiers exclu, information) dont il a toujours vérifié la valeur technique dans l'observation de veille . Et les gens en définitive n'acceptent d'abandonner ces principes que sous les formes ésotériques du dualisme, du monisme ou de l'agnosticisme, c'est-à-dire en posant un seuil de mystère au-delà duquel on ne saurait aller et qu'on peut seulement sonder, comme tu le notes très justement à propos de Chauvin [8e §].

Or, et j'y ai déjà fait allusion à plusieurs reprises : le psi n'est pas seulement une manière d'être commune à tous les êtres vivants – aussi bien dans le champ de la Connaissance que de la Volonté –, c'est la vie elle-même. Et cela exige du philosophe scientifique d'incarner lui-même au second degré cette complémentarité en tentant de marier de façon déterministe la norme et l'exception, le devoir de vérité et la réalisation du bien.

2· les difficultes d'adhesion. La nature même d'un complémentarisme métaphysique (logique du tiers inclus, circularité spatio-temporelle, dialectiques créer/découvrir, contestation/adhésion, etc.) rend certes sa formulation difficile ; mais sa compréhension (complétude entre réel et imaginaire, ou objet et sujet) est innée. Un enfant de dix ans peut comprendre Lao-tseu. Après quelques années d'abrutissement idéologique et d'insertion socio-professionnelle, c'est irréversiblement fichu. Autrement dit, il existe une compétence intuitive chez tout enfant à propos d'affectivité et d'animisme. Mais il est bien rare qu'un adulte occidental la conserve. Saint François d'Assise, Calder, Tati, Devos, Miro... mais pas Picasso, qui déclarait lucidement : "Avec un père peintre, je dessinais déjà très jeune comme un adulte. J'aurai mis toute ma vie à devenir l'enfant que je n'ai jamais été." Faire donc passer le message complémentariste dans une société, la nôtre, qui la refuse par tous ses pores n'est pas une mince affaire.

Le complémentarisme ne commence chez l'adulte rationnel que lorsqu'il admet la nature contestataire de l'éthique, ce que refuse totalement l'Occident contemporain. Nous sommes en effet dans une phase historique où l'immoralisme est de règle (la morale est entièrement sous la coupe de la Technoscience et du Droit, seule la liberté physique – le "bonheur" – étant valorisée ). Et quand bien même l'adulte admet cette formulation de l'éthique (la liberté morale comme opposition au Plaisir et à la Loi), il lui faudra de plus, s'il se veut parapsychologue, les compétences et les motivations métascientifiques pour décrire, produire et comprendre ces relations affectives entre logique et morale.

Je ne nie pas qu'intellectuellement la compréhension de mes textes soit difficile. Mais affectivement, pas plus que l'immersion dans un tableau de Klee, un film de Mizoguchi ou une gymnopédie de Satie. Comme pour l'art digne de ce nom, croire qu'on va accéder à la compréhension du psi (à l'intelligence des paradoxes spatio-temporels) sans être soi-même inventif sur un plan logique et moral est parfaitement illusoire. Et de même que ne sont de vrais amateurs d'art que ceux qui sont prêts à changer sur le fond, de même ne peuvent comprendre ce que je raconte que ceux qui méprisent les "mystères" et les "pouvoirs" , c'est-à-dire en termes philosophiques ceux qui refusent a priori toute transcendance morale de type causal.

3· un complementariste doit-il communiquer ? Dans ma situation, il est impossible de donner seulement de l'information symbolique sur ces relations paradoxales ; je ne serais pas complémentariste si je ne contestais pas. Non seulement je ne peux pas vulgariser (on n'explique pas un tableau), mais je ne dois pas "communiquer" (séduire par des moyens démagogiques, par souci marketing) .

Sinon peut-être par le rire. C'est une option en tout cas que défend l'ethnologue Michel Boccara (grand admirateur, comme moi, de Rabelais ) et qu'ont mis en pratique des gens comme Cohn-Bendit en mai 68, avec beaucoup de talent ou Diogène, avec un incomparable génie. Bon, je n'ai pas ce don-là – même si j'ai l'humeur gargantuesque – et entends seulement ne pas démériter de ce qu'on m'a donné. Pour le reste...

Tous mes amis attachent la même valeur à l'affectivité, mais bien peu comprennent pour autant ce que j'écris, et la plupart ne s'y intéresse même pas du tout. Qu'importe ? Je vis sans doute comme on jette une bouteille à la mer. Mais nullement pour être secouru, comme tu le penses. Seulement pour convier d'autres naufragés inconnus à une fête où nous tenterions de faire d'îles éparses le continent de demain.

conclusion. Si le créateur s'exprime pour créer (non l'inverse) et que son problème est de résister (non de communiquer), cela signifie qu'il ne peut établir de lien avec autrui que sous la forme de la communion, de l'empathie. La communication devient alors une sorte de rituel grossissant sa démarche, bien plus qu'une transmission technique d'informations. Une manière d'afficher sa différence en pointant la direction du maquis.

C. A qui m'adressé-je ?

l'idée générale. Ça fait deux décennies que je travaille seul sur la complémentarité. Et c'est une approche radicalement différente de la science orthodoxe, avec un langage, un type de raisonnement qu'il a fallu – comme je l'ai précédemment expliqué – inventer, développer et utiliser. Il était temps de faire un bilan public et de voir si mes recherches se recoupent avec d'autres. Pour l'instant, pas du tout. Mais de même que j'avais développé le Gerp sur la base d'un dialogue transdisciplinaire et fini par constituer une équipe performante (qui m'a en tout cas beaucoup apporté), je tente aujourd'hui de réunir des gens autour de cette idée de complémentarisme (et d'aborder des thèmes qui n'avaient pas été creusés par la première équipe – comme l'art, la philo, la politique ou la sémantique). Il m'avait fallu quatre ans pour constituer le premier Gerp. Nous n'en sommes pour cette seconde tentative qu'à un an.

En entamant ce "débat Sorbonne" via Internet, mon propos était d'informer d'abord mes pairs (pour avoir leur opinion critique : s'il y a erreurs, où sont-elles ?) en même temps qu'un public motivé (pour recruter), puis dans un second temps les journalistes.

1· ailleurs ? [10e § de ta lettre] Tu me suggères d'agir "ailleurs" (qu'auprès de Chauvin) plutôt que de chercher à enfoncer une porte qui reste close. "Parle à Dieu d'abord, à Chauvin ensuite", m'écris-tu. C'est précisément ce que je fais depuis un an en développant ce débat. Et que j'avais même entrepris bien avant. Je n'avais pas parlé à Chauvin depuis vingt ans, ou à des parapsychologues autres que ceux du Gerp depuis dix. Et qu'ai-je fait entretemps sinon parler à Dieu en développant mon modèle ?

Cite-moi d'ailleurs un seul groupement en France qui s'intéresse à un complémentarisme métaphysique. Ou même des individus. Les bouddhistes ? Sur recommandation, j'en ai contacté deux, scientifiques : ils se préoccupaient avant tout de faire passer un certain message spirituel (et étaient d'ailleurs très "ritualistes"). Absolument pas à son expression logique, physique et politique. Matthieu Ricard lui-même, pourtant ancien chercheur en biologie, reste totalement dualiste (contrairement au dalaï-lama, qui de son propre aveu renoncerait immédiatement et de bon cœur à la réincarnation si la science lui prouvait son impossibilité).

Quant au milieu médical, j'ai abandonné depuis longtemps. Je me souviens de l'ouverture à la fac de Bobigny d'un enseignement postuniversitaire sur les médecines parallèles. J'avais contacté des enseignants : tous étaient persuadés de la validité technique de leur empirisme, et aucun ne voyait la nécessité de faire de la recherche fondamentale sur les rituels, encore moins de faire le lien avec l'effet placebo et le paranormal. Idem pour les milieux psychosomatiques, entièrement inféodés à la religion freudienne ou fonctionnaliste.

2· sur l'objet du debat [9e §]. Concernant mes relations avec les autres scientifiques, j'ai déjà expliqué mes positions . En sciences dures, ils se foutent habituellement des conséquences sociales de leurs travaux et en sciences humaines, ils prétendent le plus souvent accroître la culture tout en se défendant de pratiquer une morale. Quant aux parapsychologues français, personne à mon avis n'a fait progresser la discipline depuis 40 ans, hormis les membres du Gerp : les expérimentalistes ne sont jamais parvenus à la reproductibilité qu'ils promettaient, et les théories avancées sont inexistantes (je veux dire aussi nombreuses que les phénomènes ou les chercheurs, comme en sciences humaines). Bref, on baigne dans l'irresponsabilité ou la pseudo-science.

Tu as parfaitement raison de dire que je ne suis pas le "bienvenu" dans le milieu des expérimentalistes. Mais non parce que j'ignorerais ce qu'il y a de vivant, de généreux et de moral dans leur démarche actuelle : j'observe exactement le contraire. Pasteur – que tu mets dans ton panthéon scientifique – a certes développé la technique médicale ; mais il n'a en rien fait progresser la théorie . En ce sens, les médecins des camps nazis sont ses successeurs prévisibles, nullement des abérrations du système technocratique ; de même que les biologistes actuels qui font des manipulations génétiques . Quand on me déclare que ce développement technologique est un mouvement auquel il est vain de s'opposer, je réponds que la croyance en une détermination causale de l'histoire est l'essence même de la lâcheté.

L'histoire échappe de fait aux sociétés occidentales, bien que tu prétendes le contraire . Ce à quoi tu encourages tes clients, ce dont tu cherches à te convaincre, c'est que la technologie triomphera de tous les problèmes moraux... pourvu qu'on soit socialement conformiste. Métaphysiquement, ça s'appelle un cercle vicieux ; politiquement, du fascisme ordinaire.

3· journalistes. La phase d'information aux journalistes n'est pas encore vraiment entamée. Le problème est qu'il n'existe pas de journalistes spécialisés, à la fois suffisamment compétents pour situer hiérarchiquement les travaux dans l'histoire de la discipline et pour soutenir des positions morales nettes (et non réduites, comme en France, aux illusoires oppositions droite/gauche, rationnel/irrationnel, spiritualisme/matérialisme, etc.). Les journalistes tournant autour du paranormal sont le plus souvent des bateleurs, qui s'en servent à leurs fins propres et nullement pour informer . Quant à ceux qui s'y intéressent occasionnellement et s'estiment parfaitement neutres, ils prétendent toujours en savoir autant sinon plus que vous et se comportent comme si la parapsy n'avait jamais existé ou comme s'ils étaient eux-mêmes spécialistes .

conclusion. Si je considère que mes positions concernant les relations entre science et morale ne sont pas négociables, cela ne veut pas dire que je refuse le dialogue. Bien au contraire. J'apprécie beaucoup de scientifiques pour leur maîtrise du réel ou de l'imaginaire. Mais rarement pour les deux à la fois (Einstein, Bachelard). Et exceptionnellement pour l'harmonie qu'ils instaurent entre ces deux maîtrises, pour leur "sagesse". Où les trouver ceux-là, sinon au fin fond de son cœur ?

 

 

VI. EPILOGUE

a· Nos différents ne sont pas nouveaux. Tu reconnais bien le principe de finalité, mais dans le cadre d'une métaphysique indéfendable. D'où sa totale édulcoration de ta part. Refus de formuler ce principe comme la règle personnelle du plus faible, c'est-à-dire de contestation sociale obligée. Refus des risques de la création solitaire au profit de l'invention collective. Refus de considérer l'objectivation de cette finalité comme un rituel, d'où tes spéculations sur l'intelligence artificielle, ta conviction que l'astrologie comme les bonnes psychothérapies relèvent de techniques. Refus enfin de toute circularité spatio-temporelle (qu'exigent pourtant le psi, la vie, les écosystèmes, les significations et la maîtrise de sa destinée).

b· Lao-tseu, me demandes-tu, passait-il autant de temps que moi à s'indigner ? On ignore tout de sa vie. Mais le taoïsme n'aura cessé durant toute l'histoire chinoise d'attaquer en son nom, avec les armes de l'animisme (magie "païenne" et résistance "anarchiste"), tous les pouvoirs établis. Son plus célèbre disciple, Tchouang-tseu – que certains sinologues croient même être un pseudonyme du Maître et sur lequel on possède en tout cas des informations biographiques (il vécut dans une obscurité volontaire et ne suivit que l'élan de son cœur) –, était bien plus féroce que moi :

"Brisez la flûte et la guitare, bouchez les oreilles de Che-k'ouang ; chacun affinera son ouïe.

Jetez le compas et l'équerre, sciez les doigts de Kong-chouei ; chacun se découvrira un savoir-faire.

L'avènement du saint entraîne celui du bandit ; renversez les saints et libérez les bandits.

Les saints morts, les bandits ne surgissent plus ; et le monde recouvre l'Harmonie."

[ ]

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Malgré tout, bien amicalement

 

François

 

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Table des matières

I. LA POSITION DU GERP

II. NOS DIFFERENTS SUR LA MORALE

A. Généralités

B. Le classement des sciences dans mon modèle

C. Sur la psychothérapie

D. Conformisme et résistance

1.Idéologie de ton association Creusets

2. Approches politiques

3. Approches scientifiques

E. Le bonheur et l'idéal

F. Aspects métaphysiques

G. A qui sera l'avenir ?

III. LES CONCEPTIONS ERRONEES DU PARANORMAL

A. Chez Chauvin

B. Chez toi

IV. PSI ET CREATIVITE

A. Sur la créativité en général

B. Sur les difficultés du complémentarisme et de la recherche psi

V. RECHERCHE ET RELATIONS PUBLIQUES

A. Aspects sociologiques

B. Communication ou communion ?

C. A qui m'adressé-je ?

VI. EPILOGUE

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ANNEXES :

1. Extrait de mon article "Le Rêve : histoire, interprétation et psychothérapie".

2. Le psi et Dieu (quelques considérations sur le réel et l'imaginaire).

 

 

ANNEXE 1 : extrait de mon article

"Le Rêve : histoire, interprétation et psychothérapie"

 

La position morale normale consiste à se considérer entièrement responsable de ce qui nous arrive : une morale sans déterminisme final est aussi absurde qu'une physique sans causalité aveugle ou une logique sans déductivité. Pour le complémentariste, nous sommes responsables et innocents. Il ne nous arrive pas ce qu'on croit mériter ou ce que la fatalité nous aurait concocté, mais ce qui nous ressemble.

Dans les thérapies rituelles (psychogéniques), la dimension morale est inhérente au processus de guérison. Et si le patient se pose des questions sur sa responsabilité morale, le psychothérapeute ne peut pas non plus y échapper. Il ne saurait être astreint à une garantie de résultats, comme pour une technique : la guérison psychique est un miracle à deux. Mais son attitude morale est déterminante. Pour faire croire à certains miracles, il faut y croire soi-même. C'est ce qu'ont abondamment prouvé des médecins exemplaires comme Jung ou Dolto. Plus ordinairement, on constate que la plupart des psychothérapeutes et des praticiens de médecines parallèles ont besoin de croire à l'aspect technique de leurs méthodes. Par ailleurs, nombre d'entre eux savent intuitivement qu'il faut quelque part tomber malade, ou le rester, pour guérir autrui, eux qui, comme les bons médiums, n'obtiennent aucun résultat quand ils sont fatigués moralement.

Si l'on aborde maintenant les processus pathogéniques et les méthodes thérapeutiques de ce point de vue complémentariste, on peut de même distinguer le cas général (complémentariste) des cas particuliers. Ainsi pour les thérapies, en allant du plus simple au plus compliqué, on distinguera :

1) les thérapies homogènes à la maladie : soit la biothérapie sur le corps (c'est une "technique"), soit la psychothérapie sur l'esprit (c'est un "rituel"). On remarquera qu'à la catégorie de la commodité dont relèvent au minimum toutes les sciences dures, on peut faire correspondre la catégorie de la séduction pour les sciences de l'imaginaire, dont relèvent toutes les psychothérapies. Le psychothérapeute efficace n'est pas du tout quelqu'un qui doit connaître comment fonctionne la psychè, mais celui qui est capable d'en convaincre son client ;

2) les thérapies hétérogènes : soit les thérapies de conditionnement au sens large (béhaviorisme, cognitivisme, chirurgie esthétique, etc.), qui sont des thérapies somato® psychiques ; soit les thérapies souvent qualifiées de magiques (toutes les médecines parallèles, y compris l'homéopathie et l'acupuncture), qui sont des thérapies psycho® somatiques ;

3) les thérapies complémentaristes: le déterminisme n'est plus ici linéaire mais circulaire. En Occident, elles sont inexistantes, les religions dominantes (scientisme et matérialisme compris) étant toutes monistes.

 

 

ANNEXE 2 :

Le psi et Dieu

(quelques considérations sur le réel et l'imaginaire)

 

L'imaginaire se caractérise par une réversibilité temporelle et une irréversibilité spatiale. Cette double propriété est la condition même de son existence, si les mots réel et imaginaire veulent dire quelque chose. Reste bien sûr à comprendre ces propriétés physiques. J'en ai déjà abondamment parlé dans ma correspondance avec Costa et Boccara, ainsi bien sûr que dans l'article "Animisme et Espace-Temps". Je m'y recolle ici, avec des considérations nouvelles qui me sont venues parallèlement à la rédaction de cette lettre et qui compléteront les précédentes. (A dire vrai, la formulation de ces hypothèses m'amuse beaucoup plus que de me regarder le nombril et de me disputer avec toi.)

 

A. INFRASTRUCTURES PSYCHOPHYSIQUES

Rappelons d'abord pour le lecteur que dans ma modélisation le Moi comprend une partie réelle (le corps et la raison, ce qui perçoit et conçoit actuellement) s'opposant à une partie virtuelle (potentielle, "l'âme", ce qui imagine et agit). Quand bien même le Moi actuel est parfaitement immobile dans l'espace, le temps n'en continue pas moins à couler irréversiblement à travers lui (d'où son sentiment d'exister). Inversement, quand bien même le Moi virtuel est parfaitement immobile dans le temps (fixé sur le déploiement d'une représentation ou d'une action), l'espace n'en continue pas moins à couler irréversiblement à travers lui (c'est l'ordination cinétique, la projection symbolique qui lui donne le sentiment d'être). Le Moi actuel ne peut appréhender le Moi virtuel que comme une tendance, une pulsion, c'est-à-dire quelque chose de toujours en mouvement (= jamais localisable dans l'espace). Inversement, le Moi virtuel ne peut appréhender le Moi actuel que comme un état, un fait, c'est-à-dire quelque chose de partout immobile (= nulle part localisable dans le temps).

Globalement, le Moi peut donc à la fois se concevoir comme l'état (spatial) de référence et se vouloir la tendance (temporelle) de référence. Sans qu'ils en aient vraiment pris conscience, ce complémentarisme métaphysique a été déjà diversement formalisé par les physiciens, entre autres avec le couple bradyons/tachyons.

1) Pour simplifier l'explication, on peut d'abord opposer la perception (contraignante, où le Moi actuel appréhende la partie d'un tout) à l'imagination (gratuite, où le Moi virtuel appréhende le tout de parties). En tant que démiurge, ce Moi virtuel n'a avec son monde subjectif (dont le type est le rêve) que des relations psi (magiques, acausales). C'est par de telles "synchronicités" que ce monde fictif centripète (divers projecteurs temporels se focalisant sur un seul écran temporel, à l'inverse de la perception) donne l'illusion d'un monde réel. Car le Moi virtuel vise le réalisme ; il faut qu'il croie à ce qu'il imagine. D'où, habituellement, sa propre personnification sur l'écran [cf. note 84 de la lettre ci-dessus].

Mais ce monde fictif n'a en soi aucun sens actuel (il n'a que le sens que l'imagination lui donne) et il pourra être jugé, du point de vue analytique d'un Moi réel qui en perçoit le récit, parfaitement irréaliste. En revanche, le Moi réel peut toujours trouver à une fiction (récit de rêve, œuvre d'art, etc.) une signification globale ; il peut certes conceptualiser cette fiction, mais seulement constructivement (en tant que scénario). Autrement dit, analyser une fiction (comme y prétendent tant de psychothérapeutes et de critiques artistiques) est une pure absurdité. Un monde fictif, c'est seulement une histoire fixée, un récit spatialisé dont le Moi ne peut vérifier l'harmonie (la complétude) qu'en l'imaginant (qu'en le reconstruisant à son propre compte). Une musique, un film, un roman n'est compréhensible qu'une fois son déroulement achevé. Et cette signification peut être alors saisie instantanément, comme cela peut arriver sans préalables pour un tableau. La signification éventuelle d'un monde fictif n'est pas plus causale (objective, informationnelle) que finale (subjective, intentionnelle) : elle n'est pas réelle. C'est dire que le déterminisme de la fiction n'est pas temporel mais spatial.

A un objet physique perçu causalement (dont le signe linguistique n'est qu'un cas particulier) le Moi réel peut associer finalement un concept, une idée. A un objet supposé symbolique – qui possèderait donc son propre sens (non conventionnel) et son propre déterminisme (spatial) – le Moi réel ne peut valablement associer qu'une représentation imaginaire, un désir. Le sens d'un symbole, c'est en définitive ce à quoi il pousse.

2) On peut ensuite opposer la conception (où le Moi actuel appréhende un tout des parties) à l'action (où le Moi virtuel appréhende des parties du tout). Ce dernier en effet met en place divers moyens objectifs, parfois simultanément (comme le prouve la synergie cérébrale) en vue d'une fin espérée. Le Moi virtuel fonctionne là aussi à la relation psi, mais dans un espace centrifuge : il se représente un but (un état ultérieur de son cerveau, improbable pour un tiers observateur) et agence en ce sens (un état antérieur de son cerveau, comme le prouve l'expérience de Libet : cf. note 10 de la lettre ci-dessus). Ceci revient à dire concrètement que pour le psychophysiologiste, à l'instant même de l'action, le sujet effectue une prémonition et produit grâce à un rétro-PK ex nihilo (à une décision libre) divers effets PK simultanés.

 

B. INTERFERENCES

1) Rêve et veille active. J'ai beaucoup parlé d'art dans ma lettre à Boccara, surtout à propos de temps. J'ajouterai ici quelques précisions sur l'espace symbolique. En rêve, comme je l'ai dit, on cherche à développer un monde crédible pour soi. Dès qu'il semble manquer quelque chose, on le complète immédiatement, sans aucun souci rigoureux de "veille" (logique, éthique ou artistique). On fait seulement semblant d'être rigoureux : chacun de nous est le dieu fantaisiste de ses rêves et n'a besoin pour y croire que d'en décider. Alors que de veille, ces soucis ne peuvent être escamotés puisqu'on est obligé d'une manière ou l'autre de tenir compte d'autrui, ne serait-ce que de soi en tant que Moi réel.

Mais une fois acquise de veille la maîtrise technique convenable (qui ne demande aucun temps pour le rêve), l'artisan, l'activiste ou l'artiste se retrouve dans la même situation qu'en rêve : ils ne doutent pas, ils ne réfléchissent pas, ils font. " Pour moi, déclare Sollers à propos de ses romans, ça se déroule un peu comme un cercle. Je me dis : "En haut, à gauche, il manque quelque chose ; ou, à droite, il faut faire ceci ou cela". Un peu comme s'il fallait remplir un certain volume. Comme le musicien qui vous dit : "J'ai déjà fait cinq quatuors, mais il faudra que j'en écrive encore trois ou quatre pour épuiser mon inspiration."

Faire, c'est seulement tendre vers. C'est pourquoi une impulsion quelconque (de rêve ou de veille) ne demande aucun effort physique et ne rencontre jamais d'autre obstacle que mental ; c'est seulement au cas où je veux obtenir un certain effet matériel qu'un effort musculaire est nécessaire. Cet effort traduit une certaine résistance de la réalité à l'obtention de cet effet, en aucun cas une résistance à l'action elle-même (qui est imaginaire). Celle-ci peut être instantanée ou non, morcelée dans le temps ou pas ; mais elle consiste partout à orienter symboliquement l'espace, à le contraindre virtuellement.

Une différence superficielle entre imagination et action concerne les influx pyramidaux, qui sont ou non inhibés. Tout le monde connaît l'expérience du chat de Jouvet : en désinhibant ces influx, on peut déduire des comportements du chat (attaque, affût, toilettage, etc.) le contenu de ses rêves. La différence profonde est leur orientation spatiale : en rêve, on croit voir, on ne voit pas. Quand on met une souris devant les yeux ouverts de ce chat en train de rêver, il ne réagit pas.

2) La "moindre action". De même que des perceptions bidimensionnelles successives permettent de veille une représentation spatiale supplémentaire de la réalité (par illusion de mouvement et de volume : principe du cinématographe), de même des projections successives dans l'espace onirique permettent une perception temporelle supplémentaire des images (par réalisation de mouvement et de volume). C'est d'ailleurs pourquoi les photos d'ectoplasme – de rêve matérialisé – montrent des figures bidimensionnelles maladroites qui les apparentent à des truquages d'enfant : il ne s'agit pas (dans les expériences sérieuses bien sûr) d'un truquage produit réellement pour tromper un public, il s'agit très banalement de la technique même de l'imaginaire, qui dessine sommairement des images sucessives pour se donner une illusion de réalité (principe du dessin animé). Et comme le Moi virtuel est très crédule...

La représentation onirique ne demande aucun effort (au sens physique) du Moi virtuel. Au moindre effort en ce sens, l'imagination disparaît et la perception apparaît (retour à la veille). Un corps vivant endormi est un corps inerte qui obéit aux lois ordinaires de la physique, mais dont l'imagination reste libre, gratuite. Pour rêver (sommeil actif ), un humain doit forcément agencer sa mémoire (le passé de son cerveau) pour obtenir une représentation nouvelle (un futur cérébral objectivement improbable, mais subjectivement aussi certain qu'un souvenir ou une perception).

Supposons maintenant que le corps inerte de ce rêveur soit projeté en l'air. Sa trajectoire (due à une simple réaction) obéira à une loi que les physiciens appellent "de moindre action" et qui implique (intégrale minimum) que le mouvement est déterminé à un instant donné par l'ensemble du mouvement, donc en particulier par le mouvement tel qu'il aura lieu plus tard, c'est-à-dire même si on change entretemps les conditions expérimentales. A l'époque de sa découverte, cette loi finaliste fit couler beaucoup d'encre : puisque la matière utilisée par les physiciens n'était pas vivante, cette finalité ne pouvait être que d'origine divine (supratemporelle). Le problème s'est par la suite aggravé quand les physiciens ont découvert que cette loi était en fait un principe fondamental qui s'appliquait à tous les domaines de la physique (et, pire encore, devait s'y appliquer pour faire progresser la discipline). On l'a vérifié par exemple avec des fentes de Young pour les particules, et les expériences d'Aspect excluent définitivement l'interprétation d'une causalité locale "cachée". D'où ma conclusion – que Bohr avait pressentie – selon laquelle l'ensemble système expérimental / physicien théoricien (le "sujet épistémique" comme on dit aujourd'hui) forme un tout organique.

Il faut d'abord savoir que le problème philosophique soulevé – tout à fait réel – de l'orientation du temps a été entièrement escamoté par la physique moderne qui voit celui-ci comme une quatrième dimension de l'espace ou n'en propose qu'une lecture univoque, celle de l'observation (causale). C'est ainsi que l'antimatière, qui remontait le temps dans la description subjectiviste de Dirac, est devenue une simple matière inhabituelle, symétrique spatialement de l'habituelle ; et que les graphes de Feynman, pourtant toujours utilisés, ne sont considérés que comme des "fictions commodes pour le calcul". La loi de moindre action a été en fait transférée dans une problématique objectiviste (qui ne résout pas mieux la question, puisqu'elle soulève alors le problème d'un ambidéterminisme spatial) : elle est désormais conçue comme un principe qui fait résulter la dynamique d'un système matériel de la dialectique entre énergies cinétique (temporelle causale) et potentielle (à orientation spatiale contradictoire : vers le haut et vers le bas, centrifuge et centripète).

3) Art = vie = psi. L'œuvre d'art qu'on qualifie d'organique (particulièrement en architecture) ne fait en général qu'imiter la vie. Or l'art authentique vit par lui-même ; c'est la relation affective entre ses éléments qui est organique. Comme les parties d'un corps servent un but commun qui n'est pas visible, qui est la vie elle-même. Ce qui caractérise la vie et l'art authentique, ce n'est pas un état actuel mais une homéostasie, vérifiable seulement dans la durée et subjectivement, explicable seulement par un espace-temps circulaire propre. La biologie, fondée sur un temps linéaire objectif et irréversible, n'explique rien de l'homéostasie : elle ne fait que la décrire ou la constater sous des formes spirales (par exemple l'ADN). L'équilibre vital est un miracle qui dure, dont ni la biologie ni l'esthétique traditionnelle (fondée sur la même conception du temps) ne sauraient rendre compte. Toutes les formes de beauté (dont la vie), toutes les formes de vie (dont la beauté) ne peuvent relever que d'une méta-physique de l'affectivité.

4) La conscience et l'action. Dans un système (toujours complémentariste), l'actualisation ou la potentialisation complète est impossible : "Le néant n'existe pas", disait Lupasco (et j'ajouterai : "Dieu non plus"). Ce qui fait que les mondes réel et imaginaire interfèrent toujours et partout. J'ai parlé à plusieurs reprises dans cette lettre d'un tel relativisme et ci-dessus de cette géodésique commune au réel et et à l'imaginaire que constitue "le moindre effort". La morale à l'opposé exige un effort de veille, à la fois sur l'imaginaire (on s'oppose à la Règle du plaisir) et sur le réel (corporel, physique ou social : on s'oppose à la Loi). D'où cette étrangeté pour le physicien (ou le psycho-sociologue conformiste) de voir des objets qui non seulement n'obéissent pas à cette loi hédoniste du moindre effort mais qui, en plus, engendrent par leurs mouvements une complexification croissante du milieu. [Cf. discussion dans la lettre ci-dessus, II.D à G.] Pour le physicien classique, il s'agit alors d'un corps "animé", à l'action fantaisiste, qui ne relève plus de sa spécialité. Mais pour le sujet lui-même qui vise consciemment un certain but réel, l'action pratiquée de veille correspondra encore, compte tenu des obstacles (parfois imprévisibles), au trajet le plus économique (en probabilités subjectivistes).

Tout cela est évident pour une conduite humaine. Pourtant, si la prise de conscience de ce but par le sujet est postérieure à sa réalisation (cas fréquent), que peut en dire un psychologue intègre ? Certainement pas que le déterminant psychique est antérieur et inconscient : ce serait là une simple hypothèse ad hoc pour sauvegarder le principe de causalité. (C'est ce que faisaient les psychologues classiques avec leur "rationalisation secondaire" – cf. lettre à X.P., notes 2 et 11 – et que continuent de faire les psychanalystes avec leur "après-coup".) Il ne peut alors que supposer un rétro-PK du sujet.

C'est ce que fait honnêtement Costa pour les expériences de fentes de Young : ne pouvant admettre que des particules soient douées d'intentionnalité, il suppose que c'est l'observation humaine du résultat qui engendre le rétro-PK (selon des probabilités subjectivistes). Or les analyses astronomiques prouvent avec certitude que les particules se comportaient de la même manière bien avant l'apparition d'êtres vivants. D'où la seconde hypothèse de Costa, plus générale, d'un démiurge observateur. Mais on retombe alors dans la problématique – insoluble – d'un finalisme "extrinsèque".

5) Autonomie et dépendance. J'ai longuement décrit divers aspects métaphysiques de ces interférences réel / imaginaire dans ma correspondance avec Costa. Je voudrais seulement ici rappeler un point : plus un monde fictif semble devenir vivant, plus ses créatures lui échappent. C'est une constatation que beaucoup d'artistes, et pas seulement les romanciers, ont faite et qui rentre dans le cadre général de la complémentarité. De même, un moraliste ne peut par principe vouloir imposer à autrui l'idée qu'il se fait du bien. C'est sinon un idéologue ou un bourreau. Pour que ce bien se réalise, il est impératif de faire participer activement autrui, de rentrer donc dans le domaine du tiers inclus (en particulier, d'encourager la critique de son propre projet).

Si l'on pénètre plus avant dans l'un ou l'autre monde, on n'atteint jamais un en-soi. Le monde physique de l'observation se complexifie localement malgré la loi universelle d'accroissement entropique dans le temps, parce que cette loi est elle-même surdéterminée en tant que représentation par un espace orienté moralement par des intentions constructives. Et ce monde symbolique n'est pas régi par un Dieu (le finalisme extrinsèque étant exclu), mais par chaque imaginaire privé. Dans chacun de ces mondes de l'imagination privée, les créatures ("oniriques", "inconscientes") s'autonomisent malgré leur créateur parce que lui-même est surdéterminé en tant que corps percevant par un temps orienté physiquement selon des informations destructrices (l'entropie), ce qui limite donc sa liberté et permet du même coup aux créatures de s'autodéterminer, de "s'animer".

A propos de l'évolution des espèces, où l'on retrouve encore ce principe de moindre action, Thom croit échapper à l'interprétation finaliste extrinsèque (à la Teilhard) en supposant l'existence idéale de structures mathématiques (de "formes archétypiques") qui détermineraient la genèse organique et qu'on pourrait tester en orientant expérimentalement l'évolution de métazoaires à reproduction rapide dans une direction voulue [Stabilité structurelle et Morphogenèse, Benjamin, 1972 : chapitre 12]. On résoudrait ainsi localement le problème du mécanisme exact de la sélection naturelle dont les darwiniens n'ont jamais trouvé la moindre solution. Une telle expérience pourtant ne rendrait absolument pas compte du "bricolage" décrit par Gould et caractéristique de cette histoire, qu'aucun savant – Dieu compris – ne pourra jamais prédire, et rendrait encore moins compte de ses prodigieuses créations esthétiques [cf. lettre à Boccara, en IV.D.3.b], totalement gratuites le plus souvent. On baigne encore dans l'illusion que la technique expliquera un jour la créativité alors qu'elle n'a jamais fait que l'imiter : le téléphone expliquerait la télépathie, l'anxiolytique résoudrait l'angoisse du malade, toute prémonition serait fatale (puisque le temps n'existe plus), etc.

En induisant de la réussite d'une telle expérience l'explication de l'évolution, on nierait la liberté de Thom lui-même (donc le sens de ses théories) et du sujet épistémique en général. Cette induction ne peut donc avoir aucun sens. Et la paléontologie nous en administre la preuve : la loi du plus fort exercée en continu a pour cause et pour effets principaux l'ultraspécialisation, dont on sait qu'elle conduit rapidement à l'extinction des espèces atteintes (et donc du milieu régi par cette loi).

 

C. LE RYTHME NYCTHEMERAL

Mon modèle animiste réintroduit une finalité intrinsèque : tout système (comme l'onde/particule, que les physiciens appellent "quanton") est un cas particulier de la complémentarité obligée de l'actuel et du virtuel. Un système n'est pas seulement symbolique, il est toujours psychosomatique. Et cette loi de moindre action est un simple reflet nécessaire dans la réalité de la gratuité possible de tout monde imaginaire. On pourrait certes attribuer celui-ci aux seuls physiciens mais a) même épistémique, le finalisme en jeu serait encore extrinsèque et b) de toute façon, les physiciens orthodoxes eux-mêmes attribuent cet imaginaire (cette virtualité) également au système.

Dans mon interprétation d'une expérience de fentes de Young avec une seule particule, trois points de vue sur elle sont à distinguer : celui du physicien, celui du psychophysicien (= du parapsychologue animiste) et celui de la particule elle-même.

1) Quand une particule n'est pas observée, les physiciens se la représentent comme une onde et la décrivent mathématiquement par une "fonction d'onde" qui permet de définir sa pulsation-énergie et une probabilité de présence. Mais aucun physicien ne comprend le comment et le pourquoi de ce qui se passe, en particulier cet aspect cyclique.

2) D'où la nécessité d'y ajouter un point de vue psychologique. Ainsi, puisque la particule inerte de départ n'est par définition plus observée durant l'expérience (celle-ci dure précisément tant qu'on se refuse d'observer), elle ne peut être qu'imaginée sous un aspect antagoniste : une sorte d'onde qui s'étale virtuellement et qui possède son espace-temps circulaire propre [cf. "Animisme et Espace-Temps", VI.A], c'est-à-dire quelque chose d'animé, de vivant. A la fois fini et infini. Pour le psychophysicien en situation d'observateur théorique, la particule semble alors – conformément au principe de moindre action – effectuer en fin d'expérience un rétro-PK sur sa propre trajectoire. Ou encore, la formulation étant identique : l'onde semble effectuer dès le début de l'expérience une autoprémonition de sa trajectoire.

3) Au cours de la trajectoire et de son propre point de vue ("inconscient", endormi), la particule rêve [cf. lettre à Costa du 2.8.99, annexe B.2]. Or, en rêve, le Moi virtuel occupe tout l'espace-temps de son monde fictif. Et si ce Moi peut se représenter à sa guise (parce que le temps y est réversible) le début et la fin de l'expérience, ceux-ci constituent des éléments obligés du scénario. Bien entendu, il reste libre d'y mettre le contenu qu'il veut ; mais il est partout obligé – comme un cinéaste – d'avoir ce scénario "en tête", de le mettre en scène, de se le représenter en continu, de choisir l'emplacement et les mouvements de la caméra, d'en faire le montage, etc. Seul un tel travail imaginaire (potentiel) permet d'obtenir une certaine vraisemblance réaliste. Mais sans lui, ce Moi n'existerait pas ; or il existe malgré soi puisque c'est le physicien qui lui a donné naissance.

Autrement dit, l'onde est son propre démiurge (durant l'expérience, sa liberté est totale à l'intérieur de son monde, même si celui-ci est circonscrit mécaniquement de l'extérieur par la fonction d'onde). A ce titre, l'onde (ou Moi virtuel) ne voit pas présentement et extérieurement à elle un état futur certain (que le physicien lui ne peut pas prédire) ; c'est son être même qui est constitué de ce laps de temps compris entre deux matérialisations (son "endormissement" et son "réveil"). L'onde n'est que l'ensemble imaginé des tribulations subjectives de la particule comprises entre le début et la fin de l'expérience. Comme le disait si joliment Goscinny, "la fantaisie est le plus long chemin entre deux points".

Ce que se représente l'onde à l'intérieur d'elle-même (de façon centripète), c'est du temps (des tendances) symbolisé par des formes animées. Elle veut que tous ses projets se concentrent sur un écran temporel (celui de la fiction) sous la forme de désirs et que ces images s'y succèdent pour en donner une perception réaliste. Et, au réveil de cette onde, ces formes temporelles, ces désirs "s'écrasent", se figent par condensation instantanée sur l'écran spatial du physicien en un état unique (c'est la "réduction de la fonction d'onde") : l'onde est devenue particule, pellicule embobinée, ADN, corps viscéral.

*

Ainsi, le psychophysicien peut envisager très généralement – en tant qu'observateur – les deux séquences complémentaires suivantes : d'abord le rêve global et animé (= onde = âme = Moi virtuel : c'est-à-dire fiction actualisée mentalement, fabrication personnelle du film, choix "lamarckiens") puis la réalité locale inerte (= particule = corps immobile = Moi réel : c'est-à-dire pur récit matérialisé, simple bobine de film, germen).

Généralisons encore. A la fin d'une expérience sur le rêve (sur la créativité "nocturne" d'un corps quelconque), l'observateur méta-physicien est en droit de considérer que ce corps rétroagit son rêve en fonction de ce réveil ou encore s'invente une vie antérieure au moment de cette (re)naissance. Et si l'on peut assurément qualifier de démiurge au second degré le physicien réalisant une expérience de fentes de Young ou le cinéaste mettant son film sur le marché, il faut y associer le théoricien qui y trouvera une explication complète ou le public qui appréciera le film. Un rêve ordinaire n'a d'existence réelle que lorsque le sujet réveillé parvient à se le raconter. Non à le mémoriser au sens naïf d'enregistrer ; car tout souvenir est une symbolisation active, très condensée, très appauvrie du vécu de référence, qui ne pourra de toute façon jamais être reproduit en intégralité (il faudrait pour cela pouvoir refaire le monde).

Quoi qu'il en soit, tous ces démiurges sont eux-mêmes créatures terrestres, corps dépendants et obligés en particulier de dormir. Un moustique peut alors les piquer et interrompre leur rêve (objectivement, le rétrodéterminer). En outre, la Terre a été créée par le Soleil, qui l'a été par la Voie lactée, qui l'a été par condensation amoureuse de particules élémentaires, elles-mêmes produites par un chaudron de photons ex nihilo. Quelle que soit leur taille, tous ces corps – parce qu'organiques, homéostatiques – ont un rythme "nycthéméral" propre (tournent nécessairement chacun dans l'espace-temps à leur manière) : en particulier, ils peuvent être tantôt réels tantôt imaginaires, tantôt objectifs tantôt subjectifs. Mais les photons, cas unique, sont tout cela à la fois : bien que d'énergie variable, ils sont sans masse (toujours et partout à v = c, c'est-à-dire ni réels ni imaginaires), sans identité propre (indénombrables : on peut en empiler autant qu'on veut au même endroit-moment) et à eux-mêmes leurs antiparticules (ils sont à la fois objectifs et subjectifs). Autrement dit [cf. "Animisme et Espace-Temps", VI.E], on peut considérer que tout l'univers est constitué d'un "vide photonique" et composé spatio-temporellement, suivant la graphie de Feynman, d'un seul photon zigzaguant dans tous les sens sous de multiples apparences, monade affective dont les Moi de chaque existant ne sont qu'une expression particulière, une "transition" possible caractérisée par un cycle spatio-temporel unique. Tout fait retour à soi. Telle est la Voie, le Tao.

Il importe peu en définitive de savoir objectivement qui ou quoi manipule un système : circonstance fortuite ou volonté délibérée, physicien ou démiurge, quanton ou univers. L'essentiel tient à ce que tout système est un mélange organique de nécessité et de liberté, de veille et de sommeil. Le couple créateur/créature est indissociable et n'est constitué que de son rythme nycthéméral propre : le créateur est la créature. La vie n'est pas une propriété qui pourrait exister ou non en dehors de moi. C'est seulement une façon cohérente, toujours et partout possible, d'appréhender l'univers. Mais la seule de son espèce. Au début était le Rythme.