UN VOYANT DANS LA VILLE, sous la direction de François Laplantine, Payot, Paris, 1985.

Critique par Pascal Michel.

Cet ouvrage de 264 pages est le compte rendu de l'étude menée par une équipe de chercheurs, de 1983 à 1985, sur le voyant lyonnais Georges de Bellerive. Sept auteurs y ont participé. François Laplantine, ethnologue, a écrit les première et cinquième parties, où il trace un historique précis de la parapsychologie, insiste sur l'aspect social de la voyance, et défend une approche anthropologique. Dans la deuxième partie, le voyant présente sa propre version de son histoire, tandis que dans la troisième partie, deux psycholoques cliniciennes, Françoise Laplantine et Eliane Moulin, rapportent les entretiens presque psychanalytiques qu'elles ont eus avec lui. Les quatrième, sixième et septième parties ont été écrites respectivement par un sociologue, Richard Alouche, qui analyse les discours des consultants du voyant, un ethnologue, André Brun, qui étudie la voyance comme phénomène de croyance, et un médecin-psychiatre, Paul-Louis Rabeyron, qui pose le problème des rapports entre la voyance et la science.

Les membres de l'équipe ayant peu à peu, au cours de leur étude, été convaincus que Georges de Bellerive n'est en rien un charlatan, ils se gardent de nier l'existence du paranormal. Ils en arrivent parfois à soutenir cette existence, même s'ils proclament que ce n'est pas là l'objet de leur étude. Les écueils traditionnels auxquels se heurtent les ouvrages collectifs ont été évités : les sujets abordés sont variés, sans répétition, faciles à lire mais d'un niveau restant élevé. Si tous les lecteurs ne seront sans doute pas également intéressés par toutes les parties, chacun, le curieux comme le chercheur, trouvera de quoi le satisfaire.

De nombreuses remarques de François Laplantine doivent être saluées. Ainsi il dénonce "un présupposé commun" aux parapsycholoques et à leurs critiques, celui du "naturalisme positiviste", c'est-à-dire la croyance en une certaine idée de la science à laquelle il préfère, avec justesse, celle développée par Kuhn (pp. 35, 38). Comme le souligne André Brun, dans la voyance, "c'est d'implication sociale qu'il s'agit, et non de démonstration formelle" (P. 209). François Laplantine rejette d'autre part l'hypothèse selon laquelle les visions du voyant proviendraient d'une "faculté", d'un "don". Cette hypothèse "préjuge de la nature du phénomène" (p. 43), c'est une "réification" de la voyance (p. 45), résultant d'une "conception monadique, délibérément anti-socioiogique, de l'individu" (p. 46), qui conduit à un "discours idéologique" des plus "abberrants" (P. 160). ressemblant fort à une "discussion sur le sexe des anges" (p. 130).

On ne peut que se féliciter d'une telle prise de position, qui participe à un courant qui, sans nier les phénomènes de voyance, pose les questions à leur sujet d'une nouvelle façon. François Laplantine insiste en outre sur la "singularité de des histoires de vie" auxquelles le voyant fait face (p. 139), sur les problèmes posés par la voyance au concept de temporalité (pp. 124, 155-6), sur la nécessaire rétroaction des consultants sur le voyant : ceux-ci le confirment dans son statut et forment avec lui un groupe solidaire face à la société qui les rejettent dans l'illégalité (pp. 175-6).

Cependant quelques critiques peuvent être formulées à propos de l'épistémologie de la sociologie suivie par certains des auteurs. Ainsi, Richard Alouche écrit : "pour faire de la "bonne sociologie", j'aurais mieux fait de tomber sur un mauvais voyant" (p. 96). Il convient de rappeler à ce propos que le "programme fort" de David Bloor (développé dans Knowledge and Social Imagery, Routledge and Kegan Paul, 1976, traduction française : Sociologie de la logique, Pandore, 1983, précise qu'une bonne sociologie de la connaissance doit être impartiale vis-à-vis de la vérité ou de la fausseté, et doit faire appel aux mêmes types de causes pour expliquer les croyances "vraies" et les croyances "fausses", faute de quoi la sociologie devient une idéologie au service du "naturalisme positiviste" que dénonçait François Laplantine (p. 35). De la même façon, André Brun ironise sur la pertinence limitée qu'aurait une sociologie de la croyance aux ondes hertziennes (P 184-5), alors que de nombreux travaux de sociologie de la connaissance (comme ceux de Bloor, Barnes, Collins, Latour, etc.) soutiennent que les objets scientifiques sont tout autant construits socialement que le sont les idéologies, et, comme elles, ne continuent d'exister que par cette construction sociale.

Ces réserves épistémologiques n'empêchent évidemment pas cet ouvrage d'être, pour le parapsychologue, de première importance.

Pascal Michel.