ENTRETIEN AVEC PIERRE JANIN

par Pascale Chanteux-Catala

Revue de parapsychologie N°14, 1982

et repris dans "Soixante années de parapsychologie"

EXTRAITS

Pierre, tu viens de démissionner de ta fonction de Secrétaire général du GERP et de rédacteur en chef de la Revue de Parapsychologie ; pourquoi ?

Pierre JANIN Il y a deux sortes de raisons, il me semble. Tout d'abord, si j'ai accepté l'une et l'autre fonction il y a trois ans, c'était pour rendre service plus que par ambition personnelle (quoiqu'on ne puisse jamais être bien sûr des endroits où l'ambition va se loger) et il me semble aujourd'hui que j'ai rendu tous les services que j'étais capable de rendre ; d'où peut-être une certaine lassitude ; je ne me sens plus bien la force ou la flamme ou la présence nécessaire pour continuer. Alors, comme il y a au GERP d'autres énergies que la mienne et qui ne demandent qu'à s'employer, autant leur laisser le champ libre. Par ailleurs, et c'est une deuxième sorte de raison (peut-être aussi un autre aspect de la première), je fais partie de ce genre de gens qui ont périodiquement besoin de se recueillir, de faire le bilan, de faire le silence à l'intérieur, pour écouter ce qui se prépare de nouveau, pour aborder la prochaine étape du voyage (qu'il s'agisse de parapsychologie simplement, ou d'une évolution personnelle d'ensemble) ; et je ne peux pas à la fois obéir à ce genre de sollicitation et avoir un rôle "public " à la tête du GERP. J'ajoute que je ne me suis jamais senti si peu que ce soit propriétaire du GERP et que le GERP ayant déjà suffisamment prouvé sa vitalité dans le passé ne peut pas - c'est quasi métaphysique - faire autrement que traverser sans problème cette péripétie qu'est ma démission.

Les recherches

Tu es l'un des rares théoriciens du GERP à faire aussi de l'expérimentation, ce qui t'a conféré une certaine notoriété, même internationale. Peux-tu faire un petit résumé de ta "carrière" en parapsychologie?

P. J. C'est grâce à Rémy Chauvin que je suis entré de plain pied dans la parapsychologie " active ". Engagé dans un laboratoire en 1969 en tant que chercheur en éthologie, mais en réalité à cause de son intérêt, à l'époque discret, pour la parapsychologie, je l'ai accompagné à la fin 1969 aux USA où Rhine l'avait invité à passer une quinzaine de jours. J'ai donc rencontré Rhine, et naturellement beaucoup d'autres gens qui travaillaient dans son labo ou s'y trouvaient en visite, notamment Helmut Schmidt qui venait de réussir ses premières expériences de psychocinèse avec son générateur aléatoire. Un jour, il y eut une réunion locale de chercheurs et d'étudiants qui dura toute une journée et devant laquelle on m'invita, le soir, à présenter un exposé rapide sur une tentative expérimentale que j'avais faite l'automne précédent (psychocinèse sur chenilles). Rhine et sa femme partirent avant la fin, après être venus gentiment et discrètement m'expliquer qu'à leur âge il leur fallait se coucher tôt ... J'étais quand même un peu vexé ! C'est à la suite de ce séjour à Durham que j'ai vraiment commencé à comprendre ce qu'était la parapsychologie expérimentale, quel énorme travail elle avait déjà accompli, sur quels problèmes elle butait, et à quelles questions générales - philosophiques - elle menait.

Quelques temps après, j'ai fait ma première véritable expérience quantitative, à nouveau sur des chenilles, et le résultat fut significatif; le compte-rendu en a paru dans lejournal of Parapsychology en 1972. A l'époque, sur les conseils de Chauvin, je m'étais choisi un pseudonyme (Louis Metta) et que je n'ai d'ailleurs jamais réutilisé depuis.

M'étant ainsi prouvé à moi-même qu'obtenir des résultats significatifs était somme toute simple, je devenais de plus en plus conscient que les vrais problèmes en parapsychologie n'étaient plus du tout au niveau de la preuve mais à celui de la vision d'ensemble ; le signe majeur que cette vision d'ensemble manquait, c'était que personne ne savait au juste pourquoi on n'avait pas encore trouvé l'expérience répétable en parapsychologie. Il devint aussi pour moi de plus en plus clair 1) que ce qui importait dans une expérience n'était pas l'appareillage (par exemple, on avait réussi à faire de la psychocinèse avec tous les dispositifs que les chercheurs avaient pu imaginer), mais la motivation psychologique des sujets ;

et 2) que cette motivation était en grande partie inconsciente.

C'est ainsi qu'à l'automne 1973, j'écrivis un article de théorie : "Nouvelles perspectives sur les relations entre la psyché et le cosmos ", que la Revue Métapsychique a publié dans son n° 18 (à l'époque d'ailleurs la Revue Métapsychique et Parapsychologie, la revue du GERP, s'étaient jointes en une seule et même publi cation, les deux titres étant juxtaposés sur la couverture). Dans cet article, je développais l'idée que toute expérience de parapsychologie était somme toute une sorte de test projectif pour le sujet, c'est-à-dire que ses tendances aussi bien conscientes (par exemple le souhait de réussir le test) qu'inconscientes (par exemple la crainte, liée au préjugé rationaliste, de réussir trop bien) devaient transparaître d'une façon ou d'une autre dans les résultats. De ce point de vue, l'expérimentateur désireux de scruter à fond les résultats et d'y trouver à coup sûr quelque chose devait agir plus en Interprète et en psychologue qu'en statisticien. Ce parallèle avec la pratique des arts divinatoires - où tout commence toujours par la rencontre entre une situation personnelle

et un hasard extérieur, exactement comme dans une expérience psi - m'avait paru évident ; et c'est pourquoi en conclusion je suggérai une expérimentation sur l'astrologie, prise comme cas particulier d'expérience psi, avec cet avantage que les règles d'interprétation en étaient fixées depuis longtemps par la tradition.

Une autre conclusion de l'article était que, puisque le moteur de toute réussite dans une expérience psi était le souhait du sujet, et étant donné le caractère " délié du temps " de la vie psychique, il devait être possible de souhaiter influencer un événement passé et non pas seulement actuel, d'où l'idée de tenter une expérience de psychocinèse dans le passé, si farfelue qu'elle puisse paraître du point de vue logique,

J'envoyai cet article à Rhine qui le montra à H. Schmidt, et celui-ci m'informa qu'il réfléchissait lui aussi à la psychocinèse dans le passé depuis un certain temps et qu'il prévoyait de faire une expérience. Par ailleurs, j'avais sur les conseils de Bender sollicité une bourse de la Parapsychology Foundation (New York) en

vue des expériences suggérées dans l'article : sur l'astrologie d'une part, sur la PK dans le passé d'autre part. Ce second projet fut accepté et c'est ainsi que l'été 1974 je fis l'expérience en question. Elle réussit partiellement. Le compte-rendu en a été publié dans Parapsychologie n° 2. A peu près en même temps, H. Schmidt en faisait une de son côté - techniquement plus élaborée que la mienne - et ses résultats furent clairement positifs. J'étais très impressionné par les implications théoriques de cette réussite.

D'autre part, l'idée de prendre les résultats d'une expérience de parapsychologie comme base d'une "interprétation" , concernant la situation psychologique du sujet faisait son chemin. Mon projet de test sur l'astrologie n'avait pas eu d'écho; il fallait peut-être trouver autre chose de moins suspect (le parapsychologue moyen, conscient qu'il est un marginal, se méfie de qui paraît encore plus marginal que lui) et c'est sans doute ainsi que l'idée du tychoscope prit corps peu à peu dans mon esprit. Il fallait d'une part susciter un intérêt réel et durable chez le sujet de l'expérience, d'autre part faciliter autant que possible l'attitude d'" interprétation psychologique " des résulats au détriment de la tendance ordinaire à faire des calculs statistiques ; d'où le projet d'un petit robot à mouvements imprévisibles - ceci pour la motivation ainsi que pour la composante aléatoire apparemment nécessaire à la PK de laboratoire - et laissant sur le papier la trace de ses déplacements (le "tychogramme ") - ceci pour une présentation imagée des résultats qui devait être favorable au travail d'interprétation et promettre, à terme, d'employer l'appareil comme un outil d'analyse psychologique - -

A cette dernière idée s'associa rapidement une autre perspective : celle d'un apprentissage progressif par le sujet de ses effets PK sur le tychoscope, pouvant déboucher à la longue sur son " apprivoisement ". L'idée ici est que la maîtrise des facultés psi d'un sujet ne donne pas lieu à l'exercice d'un pouvoir comme c'est le cas pour la maîtrise d'une préparation physique, mais exprime la mise en ceuvre d'un "dialogue" (avec soi-même par le biais du tychoscope, donc en pratique avec le tychoscope) dont le fruit est justement un apprivoisement, avec tout ce que cela laisse de liberté et d'imprévisibilité au partenaire.

Grâce en particulier aux encouragements immédiats et enthousiastes du Dr Larcher, le premier tychoscope vit le jour en juin1975; et lors du Congrès de Psychotronique de Monaco, où je présentai par ailleurs une communication sur la PK dans le passé, je le montrai en privé à plusieurs personnes qu'il parut intéresser. Un deuxième modèle, plus élaboré que le premier qui n'était somme toute qu'un brouillon, me servit à illustrer l'exposé que j'eus à faire au Congrès de Reims en décembre de la même année (texte publié dans " La Parapsychologue devant la Science "), et intéressa entre autres Jean Dierkens qui en acquit deux exemplaires par la suite. J'eus encore l'occasion de parler du tychoscope, et des réflexions théoriques qui m'en avaient donné l'idée, à plusieurs congrès internationaux : à Copenhague en 1976 (organisé par la Parapsychology Foundation), à Barcelone en 1977, deux fois à Bruxelles en 1979, et également en mai 1979 à Paris lors de la réunion de la FOREPP.

Au niveau des moyens, j'ai été aidé d'une part par une nouvelle bourse de la Parapsychology Foundation en 1977 et d'autre part par deux industriels français, dont l'un facilita la mise en chantier d'un modèle "industriel " de tychoscope (24 exemplaires fabriqués à ce jour) et l'autre me soulagea sérieusement, financièrement parlant.

Les résultats au niveau du tychoscope

Et au niveau de la recherche, quels résultats avec le tychoscope?

P. J. J'ai fait moi-même un grand nombre d'essais plus ou moins systématiques, tout comme d'autres personnes qui ont acquis ou emprunté un appareil. Il y a quand même entre 25 et 30 tychoscopes de par le monde aujourd'hui ... Toutefois les essais les mieux organisés me semblent être ceux faits d'une part par des chercheurs de l'un des deux industriels dont j'ai parlé - dans un petit laboratoire qui s'appelle TRASBIOR - et d'autre part par le professeur Chauvin qui, actuellement, fait des expériences où un tychoscope est mis en présence de souris.

Les résutats de tout cela? Tout d'abord, sous le rapport de la motivation des sujets qui travaillent avec le tychoscope, dans l'ensemble le but visé a été atteint : beaucoup de gens (pas tous) trouvent l'appareil amusant et même fascinant. Toutefois, les essais ne doivent pas être trop longs ou trop fréquents, car mal

gré tout une certaine monotonie est à craindre. Ensuite, en ce qui concerne mon idée de favoriser le passage, à mon avis nécessaire, du quantitatif statistique au qualitatif psychologique (l'"interprétation" des tychogrammes), il faut dire qu'elle n'a pratiquement reçu aucune illustration ou confirmation ; mais à

vrai dire, je crois bien que personne n'a vraiment sérieusement essayé (même pas moi). Alors, ou bien c'est une idée sans valeur, ou bien le travail à faire est top important, ou bien il manque la méthode d'approche; naturellement je préfère les deux derniè res hypothèses, mais enfin rien de vraiment tangible ne prouve qu'elles sont meilleures que la première. Il y a donc là une question en suspens. Même chose pour l'idée qu'un apprentissage permettrait à terme d'apprivoiser le tychoscope : là aussi il n'y a eu

aucune tentative suffisamment durable pour qu'on puisse tirer une conclusion. On peut quand même signaler que diverses personnes ont eu à certains moments, devant le tychoscope, l'impression très forte d'être " en prise " avec lui ; malheureusement, ces moments privilégiés ne se reproduisent pas de façon prévisible. Il ne s'agit donc pas d'un apprentissage, ni d'un apprivoisement.

En fait, les résultats les plus intéressants avec le tychoscope ont été obtenus dans le domaine pour lequel il n'avait justement pas été prévu : l'expérimentation quantitative avec dépouillement statistique. TRASBIOR, en particulier, au cours d'une longue série d'essais commencés il y a deux ans et mettant en oeuvre des moyens de calcul très élaborés, a obtenu avec certains sujets des résultats largement significatifs ; mais je n'en fais état, ici, que de façon officieuse car rien n'a encore été publié à ce jour*. Il est malheureusement difficile d'imiter l'expérimentation TRASBIOR étant donné sa technique sophistiquée (le tychoscope est branché directement sur un ordinateur muni d'un programme complexe de dépouillement des données). De leur côté, R. Chauvin et quelques collaborateurs semblent avoir trouvé une piste intéressante avec une interaction souris-tychoscope; mais, là non plus, rien n'a encore été publié.

* A. Roux en a fait un bref compte-rendu dans l'ouvrage de S. Krippner et G. Solfvin cité dans l'introduction, pp. 156-158 (NdR).

 

Je voudrais préciser que si je ne mentionne ici que ces deux séries de tentatives - et encore officieusement - , ce n'est pas parce que j'oublie les très nombreuses heures de travail consacrées au tychoscope par diverses personnes (en particulier des élèves de l'Ecole Centrale, ou dans l'entourage de l'Institut Métapsychique) avec un désintéressement souvent mêlé d'un désir de m'être agréable ; c'est simplement parce que les critères d'une mention publique de résultats probants en parapsychologie sont très élevés ! D'ailleurs j'ai moi-même fait une grande quantité d'essais qui font eux aussi partie de ces efforts destinés à la seule consommation des amis et connaissances, voire au sommeil éternel dans un dossier.

En somme, de ces résultats on ne peut rien déduire d'autre que la présence d'un effet psycbocinétique ?

P. J. Exactement. Comme je l'ai dit, les domaines de travail spécifiques au tychoscope n'ont pas vraiment été abordés : le problème de l'éventuelle interprétation psychologique des tychogrammes et celui de l'apprivoisement restent donc en suspens. Il est certain que l'un et l'autre demandent, pour être attaqués, un degré d'indépendance d'esprit qui est bien proche du grain de folie : espérer qu'une machine que vous ne touchez pas va faire votre portrait psychologique ou, pire encore, que vous allez l'apprivoiser, ne relève pas - c'est le moins qu'on puisse dire - du bon sens commun. On peut donc être sévère sur l'ensemble du projet " Tychoscope ": là où il était le plus original, il n'a rien donné. Mais je me dis aussi qu'on n'est pas vraiment obligé d'être sévère, sauf en cas de gros apriori métaphysique! De mon point de vue, si les idées essentielles du projet Tychoscope n'ont pas reçu de confirmation, c'est plutôt parce que personne ne les a vraiment testées, faute de temps, faute de patience, faute de confiance, que sais-je... En tout cas, ce qui est certain, c'est qu'elles n'ont pas, non plus, été infirmées. Peut-être sont-elles idiotes, mais peut-être aussi les temps ne sont-ils pas mûrs? Avec un projet qui consiste en somme à dire que l'homme peut dialoguer avec la matière hors de lui, on ne peut tout de même pas être à dix ans près.

Guy Béney, notamment, a contesté la possibilité théorique d'un apprivoisement-apprentissage du tychoscope, par une simple extension de la relation psychosomatique à la relation psychophysique.

P. J. je ne peux répondre ici que de façon très générale. Pour moi, vu l'histoire de la science, une impossibilité théorique n'existe pas, fût-elle le fruit de la réflexion la plus rationnelle du monde. Il n'existe que des impossibilités pratiques. Or, je constate que dans la pratique certaines personnes arrivent à vivre " en compagnie du psi " (télépathie, rêves prémonitoires, coïncidences significatives) de façon équilibrée et heureuse, et que dans un certain nombre de cas cela a résulté d'une familiarisation progressive avec ce domaine, tout d'abord insaisissable et souvent inquiétant, de faits et d'affects. Je crois profondément que tout équilibre personnel traduit une relation où l'intérieur et l'extérieur se reflètent mutuellement, conformément aux plus vieilles philosophies du monde. Alors pourquoi le comportement d'un tychoscope ne reflèterait-il pas, à terme et une fois l'équilibre atteint, la vie psychique de celui qui s'en occupe? je ne suis pas d'accord avec Guy sur le fait que "Psi", doive systématiquement être quelque chose d'exceptionnel pour tous. De plus, à mon avis, il suffirait que deux ou trois personnes réussissent à apprivoiser un tychoscope de façon démontrable pour que mon point de vue soit justifié en attendant bien sûr qu'il le soit le plus largement dans la suite.

Ce que Guy conteste également et a fortiori, c'est mon idée - née de celle du tychoscope - d'une "machine à faire des poltergeist". J'ai parlé de cela lors de la réunion de la FOREPP, en mai 79. Bien entendu, je ne sais absolument pas comment aborder concrètement la construction d'une telle machine. Ce que je sais, c'est que nous sommes tous faits de matière - notre corps - et que notre vie subjective psychique n'en est pas indépendante.

Les matérialistes (et sans doute avec eux les psychotroniciens) diront que cette vie psychique est une simple production de ce corps matériel ; d'autres diront que la vie psychique vient d'ailleurs, mais qu'elle ne peut se manifester qu'à proportion du corps qu'elle habite. Dans les deux cas, il reste que corps matériel et vie psychique sont liés. Or on constate que dans certains cas où la vie psychique est perturbée d'une façon particulière, la personne concernée est environnée de manifestations répétées de psychocinèse, parfois extrêmement spectaculaires - c'est donc un cas de poltergeist - jusqu'à ce que la perturbation en question disparaisse.

Mon idée est donc la suivante: si on arrive à construire une machine qui a une vie psychique - un "parabiote" - , c'est qu'on saura au moins en partie en quoi sa constitution matérielle et son psychisme sont liés. Il sera donc peut-être possible de déclencher des " troubles psychiques ", et pourquoi pas, le trouble psychique particulier qui correspond spécifiquement à la production d'un poltergeist.

Quelle sorte de machine peut être qualifiée de parablote, qu'est-ce que la psychisme des machines, qu'est-ce qu'une machine psychologiquement troublée, quel est le trouble psychique particulier au poltergeist ? je n'en sais rien. Peut-être un jour le saura-t-on? Ma réflexion là-dessus est presque entièrement " poétique ".

Comme on sait, pour un rationaliste la poésie est apparentée au diable. Mais personne n'est obligé d'être rationaliste ; et il arrive que, conformément au sens premier du mot, la poésie soit créatrice - c'est-à-dire une vision d'avenir. C'est un risque que je tiens à courir, avec naturellement le demi-sourire qui s'impose quand

on défend des positions aussi déraisonnables.

Ne ressens-tu pas une contradiction entre cette approche technique et ton aspiration à une inté riorisation plus profonde, à des activités plus psychologiques, plus proches de l'homme (astrologie, psychologie junguienne, analyse de rêves ) ? Comment espères-tu concilier l'image de marque de l'expérimentateur "conventionnel" et un engagement intérieur plus "vrai", mais qui pourrait altérer ta crédibilité?

P. J. Oui, j'ai souvent ressenti cette contradiction entre, disons mes préoccupations de technicien ou d'expérimentateur d'une part et de psychologue d'autre part. Il est certain que l'image de marque du chercheur qui a imaginé une voie d'approche nouvelle est agréable à porter jusqu'à un certain point. Mais il me semblerait stupide d'en conclure qu'il faut par conséquent jeter aux orties toute l'activité en question. Si les choses étaient aussi simples, il n'y aurait plus pour personne aucun problème moral : chacun saurait, une bonne fois, que seuls les comportements désagréables pour soi et impopulaires vis-à-vis d'autrui sont les bons ; on ne poserait plus de questions, et les masochistes seraient les maiÎtres du monde. Mais s'il existe un problème moral au sens large, c'est justement parce que, dans la pratique, les choses ne sont pas simples. Pourquoi l'amour de la technique, l'inquiétude de la recherche et le goût inné de la psychologie n'auraient-ils pas le droit de coexister dans un même bonhomme? Et qu'y puis-je si c'est mon cas? Et il ne faudrait pas croire que, tout compte fait, c'est si facile à vivre. Ni que c'est très fécond. Peut-être faudra-t-il un jour couper l'une de ces branches ; mais qui sait, peut-être pas? En somme, pour en revenir à la question posée, oui, il y a contradiction ; mais elle n'est pas clairement, pour moi, entre un personnage public et un personnage privé : elle est entre deux personnages, tous les deux autant publics que privés. L'avenir dira peut-être pourquoi la nature s'amuse à ce genre de jeu.

[ ... ]