LE PRODUCER d'Hilary Evans
Par Bertrand Méheust
Il existe de nombreux ouvrages consacrés aux apparitions d'entités, mais par l'étendue et le sérieux de sa documentation le récent livre d'Hilary Evans (1) mérite une mention spéciale. Plutôt que de se limiter, comme on le fait en général, à telle ou telle classe de phénomènes, le chercheur britannique a voulu cartographier la variété déconcertante des phanies, depuis les entités qui surgissent dans les rêves ou les états hypnagogiques, en passant par les doubles éthériques, les "guides" et les "conseillers", les visions de mourants ou de morts, et jusqu'aux modernes ufonautes et autres MIB du folklore soucoupique. Le danger était évidemment de se perdre dans un magma syncrétique. Mais Evans est méthodique et solidement documenté, l'humour affleure souvent sous sa plume, et il se saisit des idées les plus folles avec la circonspection d'un chat qui approche de sa nourriture préférée. Il fallait ces qualités pour gagner un tel pari . On sort de ce livre avec le sentiment d'avoir enfin un atlas des phanies où tout est répertorié.
L'enquête se clôt sur une série d'hypothèses, elles-mêmes coiffées par le mythe du Producer . Tout se passe, spécule notre auteur, comme s'il existait en nous un agent distinct de notre conscience vigile, et auquel les faits nous conduiraient à prêter un certain nombre de capacités. Le Producer serait riche de dons artistiques spontanés, alors même que le sujet chez qui il "habite" n'est pas capable de tenir un crayon. Véritable virtuose de l'improvisation instantanée, il pourrait intégrer en un clin d'oeil des données sensorielles propres à telle au telle situation dans la fantasmagorie qu'il propose à son co-locataire. Il serait encore animé de buts, d'intentions ignorées de ce dernier, témoignant ainsi d'une connaissance psychologique et d'une conscience morale dont la personne semble en général dépourvue. Il serait capable d'interférer avec la vie du corps et d'agir dans certaines circonstances sur
les mécanismes cachés qui le régissent, et qui sont habituellement soustraits à notre contrôle volontaire (2). Il ferait preuve d'humour, et même d'une bonne dose de malice, et prendrait même plaisir à aiguillonner et à provoquer la conscience banale. Enfin, last but not least, il serait parfois capable de s'affranchir des limites de l'individualité, de jouer avec le temps et l'espace, comme le suggèrent par exemple ces apparitions de mourants à des proches, trop nombreuses et trop troublantes pour être ramenées à de simples coïncidences.
Evans imagine un de ces apologues concrets dont les écrivains britanniques ont le secret. Notre esprit, argumente-t-il , est en permanence réglé sur les émissions de la "radio officielle", dont les informations affluent vers le cerveau via les sens. Mais en même temps, dans son "atelier privé", le Producer s'active à créer des programmes vidéo de son cru. Il ne le fait pas à ses heures perdues, mais en permanence, nuit et jour, brodant des romans subliminaux qui forment le contrepoint onirique de notre existence concrète. Or, dans certaines circonstances (rêves, états hypnagogiques, états hypnoïdes, explosion d'un drame existentiel depuis longtemps en gestation, perception d'un stimulus qui déclenche un choc émotionnel intense, etc.) le videotape se substitue aux émissions de la radio officielle, ou bien vient s'intégrer avec virtuosité au programme en cours.
Je suivrais assez volontiers Evans dans cette hypothèse, car elle rend bien compte de ces enlèvements soucoupiques où les circonstances particulières de l'événement se trouvent instantanément intégrées à la fantasmagorie et symbolisent avec elle. Hickson et Parker sont à la pêche quand ils sont pêchés comme des poissons par de petites entités descendues d'une sphère qui stationne quelques mètres au-dessus d'eux ; Higdon voit surgir à ses côtés une sorte de génie protecteur des animaux en tenue de cosmonaute, au moment précis où la balle qu'il destinait à un élan roule devant lui, comme retenue par une force magique. On pourrait multiplier les exemples. Si on suppose que nos actes quotidiens ont leurs harmoniques oniriques, on rendra assez bien compte de cette fusion instantanée du rêve et de la réalité vigile. Les actes concrets de notre vie seraient ainsi le sens propre d'un texte qui aurait sa contrepartie subliminale, son sens figuré , et la réalité prendrait corps pour nous par cette interaction constante - Les apparitions seraient ainsi un des lapsus par lesquels se révèle ce processus.
Le lecteur qui m'a suivi jusqu'ici objectera peut-être qu'Evans enfonce une porte ouverte, et que son Producer ressemble fort à l'inconscient freudien. Cette objection serait à mon sens erronée. Le Producer n'est pas l'inconscient freudien. Il évoque bien davantage cette instance autonome, créatrice, où se révèle notre véritable conscience de nous-mêmes, et qui nous met en contact avec l'univers (3), ce "sens interne" que les romantiques allemands et les théoriciens français du magnétisme mirent au centre de leur psychologie. A cette entité occulte la pensée freudienne a substitué une mécanique subtile, mais finalement régie par le déterminisme, privée, malgré l'apparence, d'une créativité réelle. Le sujet n'est plus en contact avec l'univers, mais avec une autre strate de sa personnalité, il est enfermé dans les limites de l'individualité. Les exigences du rationalisme dominant rendaient un tel modèle nécessaire aux 19-20 ème iècle. Mais rend-il compte, ce modèle, de tous les faits liés aux apparitions ? On peut se le demander. Il est significatif qu'Evans n'a probablement pas forgé intentionnellement un mythe néo-romantique. En bon empiriste, il s'est contenté d'émettre les hypothèses qui lui paraissaient susceptibles de rendre compte des faits. Ainsi, par une sorte de pente naturelle, les théories du paranormal retournent-elles souvent, parfois à l'insu de leurs auteurs, vers la pensée romantique - leur véritable patrie.
Notes
(1). Visions, apparitions, alien visitors, The Aquarian Press, 1984
(2). Comme le montrent les manifestations physiologiques liées à l'hypnose. Voir sur ce point le dernier livre de Chertok, Résurgence de l'hypnose, Desclée de Brouwer, 1984
(3). cf. Antoine Faivre, "La philosophie de la nature dans le romantisme allemand", in Histoire de la philosophie, Encycl. de la Pléiade, T 3p.27.